samedi 23 novembre 2019

L'occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale partie 1 par Milan Kidnappé

1.
En 1956, au mois de septembre, le directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fut écrasé par l'artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré sur l'offensive russe, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche finit par ces mots: «Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe.» Que voulait dire cette phrase? Elle voulait certainement dire que les chars russes mettaient en danger la Hongrie, et avec elle l'Europe. Mais dans quel sens l'Europe était-elle en danger ? Les chars russes étaient-ils prêts franchir les frontières hongroises en direction de l'ouest? Non. Le directeur de l'agence de presse de Hongrie voulut dire que l'Europe était visée en Hongrie même. Il était prêt à mourir pour que la Hongrie restât Hongrie et restât Europe. Même si le sens de la phrase paraît clair, elle continue nous intriguer. En effet, ici, en France, en Amérique, on est habitué à penser que ce qui était alors en jeu n'était ni la Hongrie ni l'Europe mais un régime politique. On n'aurait jamais dit que c'était la Hongrie en tant que telle qui était menacée et on comprend encore moins pourquoi un Hongrois confronté à sa propre mort apostrophe l'Europe. Est-ce que Soljenitsyne, quand il dénonce l'oppression communiste, se réclame de l'Europe comme d'une valeur fondamentale pour laquelle il vaut la peine de mourir? Non, «mourir pour sa patrie et pour l'Europe », c'est une phrase qui ne pourrait être pensée ni Moscou ni à Leningrad, mais précisément Budapest ou Varsovie.

2.

En effet, qu'est-ce que l'Europe pour un Hongrois, un Tchèque, un Polonais?Dès le commencement, ces nations appartenaient à la partie de l'Europe enracinée dans la chrétienté romaine. Elles participaient à toutes les phases de son histoire. Le mot « Europe » ne représente pas pour elles un phénomène géographique, mais une notion spirituelle qui est synonyme du mot « Occident ». Au moment où la Hongrie n'est plus Europe, cest-à-dire Occident, elle est éjectée au-delà de son propre destin, au-delà de sa propre histoire;elle perd l'essence même de son identité. L'Europe géographique (celle qui va de l'Atlantique l'Oural) fut toujours divisée en deux moitiés qui évoluaient séparément : l'une liée à l'ancienne Rome et l'église catholique (signe particulier : alphabet latin) ; l'autre ancrée dans Byzance et dans l'église orthodoxe (signe particulier : alphabet cyrillique). Après 1945, la frontière entre ces deux Europes se déplaça de quelques centaines de kilomètres vers l'Ouest, et quelques nations qui s'étaient toujours considérées comme occidentales se réveillèrent un beau jour et constatèrent quelles se trouvaient à l'Est. Par suite, se sont formées après la guerre trois situations fondamentales en Europe:celle de l'Europe occidentale, celle de l'Europe orientale et celle, la plus compliquée, de cette partie de l'Europe située géographiquement au Centre, culturellement à l'Ouest et politiquement à l'Est. Cette situation contradictoire de l'Europe que j'appelle centrale peut nous faire comprendre pourquoi c'est là que, depuis trente-cinq ans, le drame de l'Europe se concentre : la grandiose révolte hongroise en 1956 avec le massacre sanglant qui la suivie; le Printemps de Prague et l'occupation de la Tchécoslovaquie en 1968;les révoltes polonaises en 1956, en 1968, en 1970 et celle des dernières années. Ni par son contenu dramatique ni par sa portée historique, rien de ce qui se passe en Europe géographique, ni l'ouest ni à l'est, ne peut se comparer avec cette chaîne de révoltes centre-européennes. Chacune de ces révoltes était portée par la quasi-totalité du peuple. S'ils n'avaient pas été soutenus par la Russie, le régimes là-bas n'auraient pu résister plus de trois heures. Cela dit, ce qui se passait à Prague ou Varsovie ne peut être considérée dans son essence comme le drame de l'Europe de l'Est, du bloc soviétique, du communisme, mais précisément comme celui de l'Europe centrale. En effet, ces révoltes-là, soutenues par la totalité de la population, sont impensables en Russie. Mais elles sont impensables même en Bulgarie, pays qui, comme tout le monde sait, est la partie la plus stable du bloc communiste. Pourquoi ? Parce que la Bulgarie fait partie, depuis ses origines, de la civilisation de l'Est, grâce la religion orthodoxe, dont les premiers missionnaires étaient d'ailleurs bulgares. Les conséquences de la dernière guerre signifient donc pour les Bulgares un changement politique, certes, considérable et regrettable (les droits de l'homme y sont non moins bafoués qu'à Budapest), mais non pas ce choc des civilisations qu'elles représentent pour les Tchèques, pour les Polonais, pour les Hongrois.

3.

L'identité d'un peuple ou d'une civilisation se reflète et se résume dans l'ensemble des créations spirituelles qu'on appelle d'habitude «culture». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s'intensifie, s'exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C'est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne. Des écrivains, regroupés dans un cercle qui portait le nom du poète romantique Petofi, déclenchèrent en Hongrie une grande réflexion critique et préparèrent ainsi l'explosion de 1956. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui travaillèrent pendant des années l'émancipation libertaire du Printemps de Prague. Ce fut l'interdiction d'un spectacle de Mickiewicz, le plus grand poète romantique polonais, qui déclencha la fameuse révolte des étudiants polonais en 1968. Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d'une inimitable beauté, dont nous, qui les avons vécues, resterons envoûtés jamais. Ce que je trouve beau, dans le sens le plus profond de ce mot, un intellectuel allemand ou français le trouve plutôt suspect. Il a l'impression que ces révoltes ne peuvent être authentiques et vraiment populaires si elles subissent une influence trop grande de la culture. C'est bizarre, mais pour certains la culture et le peuple sont deux notions incompatibles. L'idée de culture se confond à leurs yeux avec l'image d'une élite des privilégiés. C'est pourquoi ils ont accueilli le mouvement de Solidarité avec beaucoup plus de sympathie que les révoltes précédentes. Or, quoi qu'on en dise, le mouvement de Solidarité ne se distingue pas dans son essence de ces dernières, il n'est que leur apogée: l'union la plus parfaite (la plus parfaitement organisée) du peuple et de la tradition culturelle persécutée, négligée ou brimée, du pays.

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