dimanche 24 novembre 2019

L'occident kidnappé part 3 par Milan Kundera




7.

Est-ce donc la faute de l'Europe centrale si l'Occident ne s'est même pas aperçu de sa disparition? Pas entièrement. Au commencement de notre siècle, elle devint, malgré sa faiblesse politique, un grand centre de culture, peut-être le plus grand. cet égard, l'importance de Vienne est aujourd'hui bien connue, mais on ne peut jamais suffisamment souligner que l'originalité de la capitale autrichienne est impensable sans l'arrière-fond des autres pays et des villes qui, d'ailleurs, participaient eux-mêmes par leur propre créativité l'ensemble de la culture centre-européenne. Si l'école de Schnberg fonda le système dodécaphonique, le Hongrois Béla Bartok, selon moi un des deux ou trois plus grands musiciens du XXe siècle, sut encore trouver la dernière possibilité originale de la musique fondée sur le principe tonal. Prague créa, avec l'oeuvre de Kafka et de Hasek, un grand pendant romanesque l'oeuvre des Viennois Musil et Broch. Le dynamisme culturel des pays non germanophones s'intensifia encore après 1918 quand Prague apporta au monde l'initiative du cercle linguistique de Prague et de sa pensée structuraliste. La grande trinité Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz, préfigura en Pologne le modernisme européen des années cinquante, notamment le théâtre dit de l'absurde. Une question se pose : toute cette grande explosion créative était-elle seulement une coïncidence géographique ?Ou était-elle enracinée dans une longue tradition, dans un passé?Autrement dit:peut-on parler de l'Europe centrale comme d'un véritable ensemble culturel qui a sa propre histoire?Et si un tel ensemble existe, peut-on le définir géographiquement?Quelles sont ses frontières?

Il serait vain de les vouloir définir avec exactitude. Car l'Europe centrale nest pas un état, mais une culture ou un destin. Ses frontières sont imaginaires et doivent être tracées et retracées partir de chaque situation historique nouvelle. Par exemple, déjà au milieu du XIVe siècle, l'université Charles regroupa à Prague des intellectuels (professeurs et étudiants) tchèques, autrichiens, bavarois, saxons, polonais, lituaniens, hongrois et roumains, avec, déjà, en germe, l'idée d'une communauté multinationale où' chacun a droit sa propre langue:en effet, c'est sous l'influence indirecte de cette Université (le réformateur Jan Hus y était recteur) que sont nées alors les premières traductions de la Bible en hongrois et en roumain. Les autres situations suivirent:la révolution hussite;le rayonnement international de la Renaissance hongroise l'époque de Mathias Korvin;la formation de l'empire des Habsbourg comme l'union personnelle de trois états indépendants:la Bohême, la Hongrie et l'Autriche;les guerres contre les Turcs;la Contre-Réforme au XVIIe siècle. cette époque, la spécificité culturelle centre-européenne resurgit avec éclat grâce l'extraordinaire épanouissement de l'art baroque, qui unit cette vaste région, de Salzbourg jusqu Wilno. Alors sur la carte européenne, l'Europe centrale baroque (caractérisée par la prédominance de l'irrationnel et par le rôle dominant des arts plastiques et surtout de la musique) devint le pôle opposé de la France classique (caractérisée par la prédominance du rationnel et par le rôle dominant de la littérature et de la philosophie). En ce temps du baroque se trouvent les racines de l'extraordinaire essor de la musique centre-européenne qui, de Haydn Schnberg, de Liszt Bartok, condense, en elle seule, l'évolution de toute la musique européenne. Au XIXe siècle, les luttes nationales (celles des Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Croates, des Slovènes, des Roumains, des Juifs) opposaient l'une à l'autre des nations qui, bien qu'insolidaires, isolées et renfermées chacune en elle-même, vivaient pourtant la même grande expérience existentielle commune: celle d'une nation qui choisit entre son existence et sa non-existence;autrement dit, entre sa vie nationale authentique et l'assimilation à une plus grande nation. Même les Autrichiens, la nation dominante de l'Empire, n'ont pu échapper la nécessité de ce choix; ils ont du choisir entre leur identité autrichienne et leur fusion en la plus grande entité allemande. Les Juifs, eux non plus, ne pouvaient éviter cette question. En refusant l'assimilation, le sionisme, né d'ailleurs aussi en Europe centrale, n'a choisi que la voie de toutes les nations centre-européennes. Le XXe siècle a vu d'autres situations : l'écroulement de l'Empire, l'annexion russe et la longue période des révoltes centre-européennes, qui ne sont qu'un immense pari sur la solution inconnue. Ce qui définit et détermine l'ensemble centre-européen ne peut donc pas être les frontières politiques (qui sont inauthentiques, toujours imposées par des invasions, des conquêtes et des occupations) mais les grandes situations communes qui rassemblent des peuples, et les regroupent toujours différemment, dans des frontières imaginaires et toujours changeantes, l'intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition.

8.

Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais c'est en Moravie, mon pays natal, que le petit Sigmund passa son enfance, de même qu'Edmund Husserl et Gustav Mahler;le romancier viennois Joseph Roth, lui aussi, eut ses racines en Pologne;le grand poète tchèque, Julius Zeyer, naquit Prague dans une famille germanophone et la langue tchèque était celle de son choix. En revanche, la langue maternelle de Hermann Kafka fut le tchèque, tandis que son fils Franz adopta entièrement la langue allemande.

L'écrivain Tibor Déry, la personnalité clé de la révolte hongroise en 1956, était d'une famille germano hongroise, et mon cher Danilo Kis, excellent romancier, est un hongro-yougoslave. Quel enchevêtrement de destins nationaux chez les personnalités les plus représentatives! Et tous ceux que je viens de nommer sont juifs. En effet, aucune partie du monde n'a été aussi profondément marquée par le génie juif. étrangers partout et partout chez eux, élevés au-dessus des querelles nationales, les Juifs étaient au Xxe siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l'Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle. Cest pourquoi je les aime et je tiens leur héritage avec passion et nostalgie comme si c'était mon propre héritage personnel. Une autre chose me rend la nation juive si chère ; c'est dans son destin que le sort centre-européen me semble se concentrer, se refléter, trouver son image symbolique. Qu'est-ce que l'Europe centrale? La zone incertaine de petites nations entre la Russie et l'Allemagne. Je souligne les mots:petite nation. En effet, que sont-ils, les Juifs, sinon une petite nation, la petite nation par excellence?La seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et la marche dévastatrice de l'Histoire. Mais qu'est-ce que la petite nation ? Je vous propose ma définition : la petite nation est celle dont l'existence peut être n'importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n'ont pas l'habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d'éternité. Or, l'hymne polonais commence par le vers:«La Pologne na pas encore péri...» L'Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, vision basée sur la méfiance profonde l'égard de l'Histoire. L'Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette incarnation de la Raison qui nous juge et qui nous arbitre, c'est l'Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l'Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l'envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C'est dans cette expérience historique désenchantée qu est la source de l'originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur «esprit de non-sérieux» qui se moque de la grandeur et de la gloire. «N'oublions pas que ce n'est qu'en s'opposant l'Histoire en tant que telle que nous pouvons nous opposer celle d'aujourd'hui. » J'aimerais graver cette phrase de Witold Gombrowicz sur la porte d'entrée de l'Europe centrale. Voilà pourquoi dans cette région de petites nations qui « n'ont pas encore péri », la vulnérabilité de l'Europe, de toute l'Europe, fut visible plus clairement et plus tôt qu'ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et de subir leur sort. En ce sens-là, le destin de l'Europe centrale apparaît comme l'anticipation du destin européen en général, et sa culture prend d'emblée une énorme actualité. Il suffit de lire les plus grands romans centre-européens :dans Les Somnambules,de Broch, l'Histoire apparaît comme un processus de la dégradation des valeurs;L'Homme sans qualités,de Musil, dépeint
une société euphorique, qui ne sait pas que demain elle va disparaître;dans Le Brave Soldat Chvek,de Hasek, la simulation de l'idiotie est la dernière possibilité de garder sa liberté;les visions romanesques de Kafka nous parlent du monde sans mémoire du monde après le temps historique. Toute la grande création centre-européenne, de notre siècle jusqu'à nos jours, pourrait être comprise comme une longue méditation sur la fin possible de l'humanité européenne.

9.

Aujourd'hui, l'Europe centrale est asservie par la Russie, l'exception de la petite Autriche qui, plutôt par chance que par nécessité, a gardé son indépendance mais qui, arrachée l'ambiance centre-européenne, perd la grande partie de sa spécificité et toute son importance. La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. Je répète donc ma question:comment est-il possible qu'il soit resté inaperçu et innommé? Ma réponse est simple : l'Europe na pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel, parce que l'Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. Sur quoi, en effet, repose l'unité de l'Europe? Au Moyen âge, elle reposa sur la religion commune. Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en Deus absconditus, la religion céda la place la culture, qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l'humanité européenne se comprenait, se définissait, s'identifiait. Or, il me semble que dans notre siècle un autre changement arrive, aussi important que celui qui sépare l'époque médiévale des Temps modernes. De même que Dieu céda, jadis, sa place la culture, la culture à son tour cède aujourd'hui la place. Mais à quoi et à qui? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d'unir l'Europe?Les exploits techniques?Le marché?Les média?(Le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste?) Ou bien la politique?Mais laquelle?Celle de droite ou celle de gauche?Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu'insurmontable, un idéal commun perceptible?Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d'autrui?Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile?Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance, laquelle il faut s'abandonner dans l'euphorie?Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible?Je ne sais pas, je n'en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place. Hermann Broch fut obsédé par cette idée dès les années trente. Il dit, par exemple:«La peinture est devenue une affaire totalement ésotérique et qui relève du monde des musées;il n'existe plus d'intérêt pour elle et pour ses problèmes, elle est presque le reliquat d'une période passée.» Ces paroles étaient surprenantes l'époque;elles ne le sont pas aujourd'hui. J'ai fait dans les années passées un petit sondage pour moi-même, en demandant innocemment aux gens que j'ai rencontrés quel est leur peintre contemporain préféré. J'ai constaté que personne n'avait un peintre contemporain préféré et que la plupart n'en connaissaient même aucun. Voilà une situation impensable, il y a encore trente ans, quand la génération de Matisse et de Picasso était en vie. Entre-temps la peinture perdit son poids, elle devint activité marginale. Est-ce parce quelle n'était plus bonne?Ou parce que nous avons perdu le goût et le sens pour elle?Toujours est-il que l'art qui créa le style des époques, qui accompagna l'Europe pendant des siècles, nous abandonne, ou bien nous l'abandonnons.
Et la poésie, la musique, l'architecture, la philosophie ? Elles ont perdu, elles aussi, la capacité de forger l'unité européenne, d'être sa base. C'est un changement aussi important pour l'humanité européenne que la décolonisation de l'Afrique.

10.

Franz Werfel passa le premier tiers de sa vie Prague, l'autre Vienne, le troisième en émigration, en France, d'abord, puis en Amérique;voilà une biographie typiquement centre-européenne. En 1937 il se trouve, avec sa femme, la fameuse Alma, veuve de Mahler, Paris, invité par l'Organisation de coopération intellectuelle de la Société des Nations un colloque qui devait traiter de «l'avenir de la littérature». Dans sa conférence, Werfel s'opposa non seulement l'hitlérisme, mais au danger totalitaire en général, l'abêtissement idéologique et journalistique de notre temps, qui allait tuer la culture. Il termina sa conférence par une proposition qu'il pensait susceptible de freiner le processus infernal:fonder une académie mondiale des poètes et des penseurs (Weltakademie der Dichter und Denker).En aucun cas, ses membres ne devraient être délégués par des états. Le choix des membres devrait être effectué seulement en fonction de la valeur de leur oeuvre. Le nombre de membres, des plus grands écrivains du monde, devrait se situer entre vingt-quatre et quarante. La mission de cette académie, indépendante de la politique et de la propagande, serait de «faire face la politisation et la barbarisation du monde». Non seulement cette proposition ne fut pas acceptée, mais on la railla franchement. Bien entendu, elle était naïve. Terriblement naïve. Dans le monde absolument politisé, où les artistes et penseurs étaient déjà tous irrémédiablement « engagés », comment créer cette académie indépendante? Elle ne pouvait qu'avoir l'air comique d'un rassemblement de belles âmes. Et pourtant, cette proposition naïve me paraît émouvante, parce quelle trahit le besoin désespéré de trouver encore une autorité morale dans un monde dépourvu de valeurs. Elle n'était que désir angoissé de faire entendre la voix inaudible de la culture, la voix des Dichter und Denker. Cette histoire se confond dans ma mémoire avec le souvenir du matin où, après la fouille de son appartement, la police confisqua mille pages de son manuscrit philosophique mon ami, philosophe tchèque célèbre. Ce jour même, nous nous promenions dans les rues de Prague. Nous descendîmes de Hradchine, où il habitait, vers la presqu'île de Kampa ; nous traversâmes le pont Manes. Il essayait de plaisanter:comment les flics allaient-ils déchiffrer son langage philosophique, plutôt hermétique?Mais aucune plaisanterie ne pouvait calmer l'angoisse, ne pouvait remédier la perte de dix ans de travail que représentait ce manuscrit, dont le philosophe n'avait aucune copie. Nous discutâmes la possibilité d'adresser une lettre ouverte l'étranger pour faire de cette confiscation un scandale international. Il nous était clair qu'il fallait s'adresser non pas une institution ou un homme d'état, mais seulement une personnalité placée au-dessus de la politique, quelqu'un qui représentât une valeur indiscutable, communément admise en Europe. Donc une personnalité de la culture. Mais où était-elle?
Subitement, nous comprîmes que cette personnalité n'existait pas. Oui, il y avait de grands peintres, dramaturges et musiciens, mais ils n'occupaient plus dans la société la place privilégiée des autorités morales que l'Europe accepterait comme ses représentants spirituels. La culture n'existait plus comme le domaine où se réalisaient les valeurs suprêmes. Nous marchâmes vers la place de la vieille ville dans le voisinage de laquelle j'habitais alors, et nous sentîmes une immense solitude, un vide, le vide de l'espace européen doø la culture s'en allait lentement.

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