7.
Est-ce
donc la faute de l'Europe centrale si l'Occident ne s'est même pas
aperçu de sa disparition? Pas entièrement. Au commencement de notre
siècle, elle devint, malgré sa faiblesse politique, un grand centre
de culture, peut-être le plus grand. cet égard, l'importance de
Vienne est aujourd'hui bien connue, mais on ne peut jamais
suffisamment souligner que l'originalité de la capitale autrichienne
est impensable sans l'arrière-fond des autres pays et des villes
qui, d'ailleurs, participaient eux-mêmes par leur propre créativité
l'ensemble de la culture centre-européenne. Si l'école de Schnberg
fonda le système dodécaphonique, le Hongrois Béla Bartok, selon
moi un des deux ou trois plus grands musiciens du XXe siècle, sut
encore trouver la dernière possibilité originale de la musique
fondée sur le principe tonal. Prague créa, avec l'oeuvre de Kafka
et de Hasek, un grand pendant romanesque l'oeuvre des Viennois Musil
et Broch. Le dynamisme culturel des pays non germanophones
s'intensifia encore après 1918 quand Prague apporta au monde
l'initiative du cercle linguistique de Prague et de sa pensée
structuraliste. La grande trinité Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz,
préfigura en Pologne le modernisme européen des années cinquante,
notamment le théâtre dit de l'absurde. Une question se pose : toute
cette grande explosion créative était-elle seulement une coïncidence géographique ?Ou était-elle enracinée dans une longue tradition,
dans un passé?Autrement dit:peut-on parler de l'Europe centrale
comme d'un véritable ensemble culturel qui a sa propre histoire?Et
si un tel ensemble existe, peut-on le définir
géographiquement?Quelles sont ses frontières?
Il
serait vain de les vouloir définir avec exactitude. Car l'Europe
centrale nest pas un état, mais une culture ou un destin. Ses
frontières sont imaginaires et doivent être tracées et retracées
partir de chaque situation historique nouvelle. Par exemple, déjà
au milieu du XIVe siècle, l'université Charles regroupa à Prague
des intellectuels (professeurs et étudiants) tchèques, autrichiens,
bavarois, saxons, polonais, lituaniens, hongrois et roumains, avec,
déjà, en germe, l'idée d'une communauté multinationale où'
chacun a droit sa propre langue:en effet, c'est sous l'influence
indirecte de cette Université (le réformateur Jan Hus y était
recteur) que sont nées alors les premières traductions de la Bible
en hongrois et en roumain. Les autres situations suivirent:la
révolution hussite;le rayonnement international de la Renaissance
hongroise l'époque de Mathias Korvin;la formation de l'empire des
Habsbourg comme l'union personnelle de trois états indépendants:la
Bohême, la Hongrie et l'Autriche;les guerres contre les Turcs;la
Contre-Réforme au XVIIe siècle. cette époque, la spécificité
culturelle centre-européenne resurgit avec éclat grâce
l'extraordinaire épanouissement de l'art baroque, qui unit cette
vaste région, de Salzbourg jusqu Wilno. Alors sur la carte
européenne, l'Europe centrale baroque (caractérisée par la
prédominance de l'irrationnel et par le rôle dominant des arts
plastiques et surtout de la musique) devint le pôle opposé de la
France classique (caractérisée par la prédominance du rationnel et
par le rôle dominant de la littérature et de la philosophie). En ce
temps du baroque se trouvent les racines de l'extraordinaire essor de
la musique centre-européenne qui, de Haydn Schnberg, de Liszt
Bartok, condense, en elle seule, l'évolution de toute la musique
européenne. Au XIXe siècle, les luttes nationales (celles des
Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Croates, des Slovènes,
des Roumains, des Juifs) opposaient l'une à l'autre des nations qui,
bien qu'insolidaires, isolées et renfermées chacune en elle-même,
vivaient pourtant la même grande expérience existentielle commune:
celle d'une nation qui choisit entre son existence et sa
non-existence;autrement dit, entre sa vie nationale authentique et
l'assimilation à une plus grande nation. Même les Autrichiens, la
nation dominante de l'Empire, n'ont pu échapper la nécessité de
ce choix; ils ont du choisir entre leur identité autrichienne et
leur fusion en la plus grande entité allemande. Les Juifs, eux non
plus, ne pouvaient éviter cette question. En refusant
l'assimilation, le sionisme, né d'ailleurs aussi en Europe centrale,
n'a choisi que la voie de toutes les nations centre-européennes. Le
XXe siècle a vu d'autres situations : l'écroulement de l'Empire,
l'annexion russe et la longue période des révoltes
centre-européennes, qui ne sont qu'un immense pari sur la solution
inconnue. Ce qui définit et détermine l'ensemble centre-européen
ne peut donc pas être les frontières politiques (qui sont
inauthentiques, toujours imposées par des invasions, des conquêtes
et des occupations) mais les grandes situations communes qui
rassemblent des peuples, et les regroupent toujours différemment,
dans des frontières imaginaires et toujours changeantes,
l'intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même
expérience, la même communauté de tradition.
8.
Les
parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais c'est en Moravie,
mon pays natal, que le petit Sigmund passa son enfance, de même
qu'Edmund Husserl et Gustav Mahler;le romancier viennois Joseph Roth,
lui aussi, eut ses racines en Pologne;le grand poète tchèque,
Julius Zeyer, naquit Prague dans une famille germanophone et la
langue tchèque était celle de son choix. En revanche, la langue
maternelle de Hermann Kafka fut le tchèque, tandis que son fils
Franz adopta entièrement la langue allemande.
L'écrivain
Tibor Déry, la personnalité clé de la révolte hongroise en 1956,
était d'une famille germano hongroise, et mon cher Danilo Kis,
excellent romancier, est un hongro-yougoslave. Quel enchevêtrement
de destins nationaux chez les personnalités les plus
représentatives! Et tous ceux que je viens de nommer sont juifs. En
effet, aucune partie du monde n'a été aussi profondément marquée
par le génie juif. étrangers partout et partout chez eux, élevés
au-dessus des querelles nationales, les Juifs étaient au Xxe siècle
le principal élément cosmopolite et intégrateur de l'Europe
centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit,
créateur de son unité spirituelle. Cest pourquoi je les aime et je
tiens leur héritage avec passion et nostalgie comme si c'était mon
propre héritage personnel. Une autre chose me rend la nation juive
si chère ; c'est dans son destin que le sort centre-européen me
semble se concentrer, se refléter, trouver son image symbolique.
Qu'est-ce que l'Europe centrale? La zone incertaine de petites nations
entre la Russie et l'Allemagne. Je souligne les mots:petite nation.
En effet, que sont-ils, les Juifs, sinon une petite nation, la petite
nation par excellence?La seule de toutes les petites nations de tous
les temps qui ait survécu aux empires et la marche dévastatrice de
l'Histoire. Mais qu'est-ce que la petite nation ? Je vous propose ma
définition : la petite nation est celle dont l'existence peut être
n'importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui
le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n'ont pas l'habitude de
se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne
parlent que de grandeur et d'éternité. Or, l'hymne polonais
commence par le vers:«La Pologne na pas encore péri...» L'Europe
centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du
monde, vision basée sur la méfiance profonde l'égard de
l'Histoire. L'Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette
incarnation de la Raison qui nous juge et qui nous arbitre, c'est
l'Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont
pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l'Histoire européenne, ils
ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que
l'envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C'est dans
cette expérience historique désenchantée qu est la source de
l'originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur «esprit de
non-sérieux» qui se moque de la grandeur et de la gloire.
«N'oublions pas que ce n'est qu'en s'opposant l'Histoire en tant
que telle que nous pouvons nous opposer celle d'aujourd'hui. »
J'aimerais graver cette phrase de Witold Gombrowicz sur la porte
d'entrée de l'Europe centrale. Voilà pourquoi dans cette région de
petites nations qui « n'ont pas encore péri », la vulnérabilité
de l'Europe, de toute l'Europe, fut visible plus clairement et plus
tôt qu'ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir
a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de
quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et de subir leur sort. En ce sens-là, le
destin de l'Europe centrale apparaît comme l'anticipation du destin
européen en général, et sa culture prend d'emblée une énorme
actualité. Il suffit de lire les plus grands romans centre-européens
:dans Les Somnambules,de Broch, l'Histoire apparaît comme un
processus de la dégradation des valeurs;L'Homme sans qualités,de
Musil, dépeint
une
société euphorique, qui ne sait pas que demain elle va
disparaître;dans Le Brave Soldat Chvek,de Hasek, la simulation de
l'idiotie est la dernière possibilité de garder sa liberté;les
visions romanesques de Kafka nous parlent du monde sans mémoire du
monde après le temps historique. Toute la grande création
centre-européenne, de notre siècle jusqu'à nos jours, pourrait
être comprise comme une longue méditation sur la fin possible de
l'humanité européenne.
9.
Aujourd'hui,
l'Europe centrale est asservie par la Russie, l'exception de la
petite Autriche qui, plutôt par chance que par nécessité, a gardé
son indépendance mais qui, arrachée l'ambiance centre-européenne,
perd la grande partie de sa spécificité et toute son importance. La
disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un
des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation
occidentale. Je répète donc ma question:comment est-il possible
qu'il soit resté inaperçu et innommé? Ma réponse est simple :
l'Europe na pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel,
parce que l'Europe ne ressent plus son unité comme unité
culturelle. Sur quoi, en effet, repose l'unité de l'Europe? Au Moyen
âge, elle reposa sur la religion commune. Dans les Temps modernes,
quand le Dieu médiéval se transforma en Deus absconditus, la
religion céda la place la culture, qui devint la réalisation des
valeurs suprêmes par lesquelles l'humanité européenne se
comprenait, se définissait, s'identifiait. Or, il me semble que dans
notre siècle un autre changement arrive, aussi important que celui
qui sépare l'époque médiévale des Temps modernes. De même que
Dieu céda, jadis, sa place la culture, la culture à son tour cède
aujourd'hui la place. Mais à quoi et à qui? Quel est le domaine où
se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d'unir
l'Europe?Les exploits techniques?Le marché?Les média?(Le grand poète
sera-t-il remplacé par le grand journaliste?) Ou bien la
politique?Mais laquelle?Celle de droite ou celle de
gauche?Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête
qu'insurmontable, un idéal commun perceptible?Est-ce le principe de
la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée
d'autrui?Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune
création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et
inutile?Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme
une sorte de délivrance, laquelle il faut s'abandonner dans
l'euphorie?Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la
place libérée et pour se rendre visible?Je ne sais pas, je n'en
sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa
place. Hermann Broch fut obsédé par cette idée dès les années
trente. Il dit, par exemple:«La peinture est devenue une affaire
totalement ésotérique et qui relève du monde des musées;il
n'existe plus d'intérêt pour elle et pour ses problèmes, elle est
presque le reliquat d'une période passée.» Ces paroles étaient
surprenantes l'époque;elles ne le sont pas aujourd'hui. J'ai fait
dans les années passées un petit sondage pour moi-même, en
demandant innocemment aux gens que j'ai rencontrés quel est leur
peintre contemporain préféré. J'ai constaté que personne n'avait
un peintre contemporain préféré et que la plupart n'en
connaissaient même aucun. Voilà une situation impensable, il y a
encore trente ans, quand la génération de Matisse et de Picasso
était en vie. Entre-temps la peinture perdit son poids, elle devint
activité marginale. Est-ce parce quelle n'était plus bonne?Ou parce
que nous avons perdu le goût et le sens pour elle?Toujours est-il
que l'art qui créa le style des époques, qui accompagna l'Europe
pendant des siècles, nous abandonne, ou bien nous l'abandonnons.
Et
la poésie, la musique, l'architecture, la philosophie ? Elles ont
perdu, elles aussi, la capacité de forger l'unité européenne,
d'être sa base. C'est un changement aussi important pour l'humanité
européenne que la décolonisation de l'Afrique.
10.
Franz
Werfel passa le premier tiers de sa vie Prague, l'autre Vienne, le
troisième en émigration, en France, d'abord, puis en Amérique;voilà
une biographie typiquement centre-européenne. En 1937 il se trouve,
avec sa femme, la fameuse Alma, veuve de Mahler, Paris, invité par
l'Organisation de coopération intellectuelle de la Société des
Nations un colloque qui devait traiter de «l'avenir de la
littérature». Dans sa conférence, Werfel s'opposa non seulement
l'hitlérisme, mais au danger totalitaire en général,
l'abêtissement idéologique et journalistique de notre temps, qui
allait tuer la culture. Il termina sa conférence par une proposition
qu'il pensait susceptible de freiner le processus infernal:fonder une
académie mondiale des poètes et des penseurs (Weltakademie der
Dichter und Denker).En aucun cas, ses membres ne devraient être
délégués par des états. Le choix des membres devrait être
effectué seulement en fonction de la valeur de leur oeuvre. Le
nombre de membres, des plus grands écrivains du monde, devrait se
situer entre vingt-quatre et quarante. La mission de cette académie,
indépendante de la politique et de la propagande, serait de «faire
face la politisation et la barbarisation du monde». Non seulement
cette proposition ne fut pas acceptée, mais on la railla
franchement. Bien entendu, elle était naïve. Terriblement naïve.
Dans le monde absolument politisé, où les artistes et penseurs
étaient déjà tous irrémédiablement « engagés », comment créer
cette académie indépendante? Elle ne pouvait qu'avoir l'air comique
d'un rassemblement de belles âmes. Et pourtant, cette proposition
naïve me paraît émouvante, parce quelle trahit le besoin désespéré
de trouver encore une autorité morale dans un monde dépourvu de
valeurs. Elle n'était que désir angoissé de faire entendre la voix
inaudible de la culture, la voix des Dichter und Denker. Cette
histoire se confond dans ma mémoire avec le souvenir du matin où,
après la fouille de son appartement, la police confisqua mille pages
de son manuscrit philosophique mon ami, philosophe tchèque célèbre.
Ce jour même, nous nous promenions dans les rues de Prague. Nous
descendîmes de Hradchine, où il habitait, vers la presqu'île de
Kampa ; nous traversâmes le pont Manes. Il essayait de
plaisanter:comment les flics allaient-ils déchiffrer son langage
philosophique, plutôt hermétique?Mais aucune plaisanterie ne
pouvait calmer l'angoisse, ne pouvait remédier la perte de dix ans
de travail que représentait ce manuscrit, dont le philosophe n'avait
aucune copie. Nous discutâmes la possibilité d'adresser une lettre
ouverte l'étranger pour faire de cette confiscation un scandale
international. Il nous était clair qu'il fallait s'adresser non pas
une institution ou un homme d'état, mais seulement une
personnalité placée au-dessus de la politique, quelqu'un qui
représentât une valeur indiscutable, communément admise en Europe.
Donc une personnalité de la culture. Mais où était-elle?
Subitement,
nous comprîmes que cette personnalité n'existait pas. Oui, il y
avait de grands peintres, dramaturges et musiciens, mais ils
n'occupaient plus dans la société la place privilégiée des
autorités morales que l'Europe accepterait comme ses représentants
spirituels. La culture n'existait plus comme le domaine où se
réalisaient les valeurs suprêmes. Nous marchâmes vers la place de
la vieille ville dans le voisinage de laquelle j'habitais alors, et
nous sentîmes une immense solitude, un vide, le vide de l'espace
européen doø la culture s'en allait lentement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire