Qui n’a
pas de bornes. La façon dont le mot est formé et celle dont nous
sommes entraînés à le définir révèlent peut-être que nous ne
pouvons avoir de l’infini qu’une idée négative.
Pour les
philosophes anciens, l’infini est l’imparfait ; le fini, le
parfait. C’est ainsi que les pythagoriciens, Platon, Aristote,
etc., emploient toujours et opposent les deux mots. Plotin (205-270)
est le premier à ne point prendre péjorativement le mot infini. Il
attribue, au contraire, l’infini à son Dieu comme une perfection
et une réalité il lui accorde l’infini dans l’espace ou
omniprésence, l’infini dans le temps ou éternité, la science
infinie, la puissance infinie, etc.
Quelques-uns
des caractères infinis dont Plotin décore son Dieu, ne sommes-nous
pas contraints logiquement de les accorder à l’univers ? Plusieurs
nient, en effet, que nous puissions concevoir à l’existence une
limite dans le temps ou dans l’espace. Mais d’autres obéissent à
une contrainte toute contraire et également logique.
C’est la
première des fameuses antinomies de Kant :
— THÈSE :
« Le monde a un commencement dans le temps ; il est borné dans
l’espace. » II serait, en effet, absurde d’admettre une série à
la fois infinie et réalisée. La totalité des êtres ou des
phénomènes forme un nombre qui dépasse notre imagination, mais qui
est un nombre réel, et l’infini dépasse tous les nombres. Le
passé contient un nombre d’êtres et de phénomènes auquel chaque
instant ajoute. Il est contradictoire de nommer infini ce qui
augmente ou peut augmenter. Le même raisonnement réfute l’éternité
du passé : l’éternité est infinie, inaugmentable et chaque
instant augmente le passé.
— ANTITHÈSE
: « Le monde n’a ni commencement ni bornes ; il est infini quant
au temps et à l’espace. » Si le monde n’était éternel et sans
mesure, il s’envelopperait donc d’un temps et d’un espace
vides. Mais un temps vide ne renferme aucune cause, aucune condition,
aucune possibilité de commencement, et rien n’aurait jamais pu
commencer. Borner le monde dans le temps, c’est l’annihiler. Et
un espace vide n’est rien. Dire qu’un espace vide limite le
monde, dire que le monde est limité par rien, c’est dire tout
ensemble que le monde est limité et qu’il n’est pas limité.
Les
antinomies et les tentatives pour les résoudre appartiennent à la
métaphysique. Adopter la thèse, adopter l’antithèse, chercher
une synthèse qui variera avec les chercheurs, c’est toujours
arbitraire et poésie.
Dès que
nous dépassons le domaine de l’expérience, les mots deviennent
des jetons brillants et sans valeur dont nous jouons selon nos
caprices. Mais ceux qui donnent à ces jeux une apparence logique ne
prouvent jamais leurs thèses que par l’absurde, c’est-à-dire en
découvrant de la contradiction dans la thèse contraire. Ce qui
prouve d’abord qu’aucune opinion métaphysique n’est solide et,
si j’ose appeler à mon secours M. de La Palisse, qu’un jeu est
toujours un jeu. Ce qui me semble prouver encore que, lorsque les
métaphysiciens auront pris conscience de la nature et des nécessités
de leur activité, ils consentiront à la contradiction dans les
systèmes voisins comme dans le leur et renonceront à une méthode
de réfutation qui les tue en même temps que l’adversaire.
Les
mathématiques élémentaires ont, malgré leur abstraction, une
manière de vérité qui permet de les utiliser et de les vérifier
dans le concret. En revanche, je suis tenté de considérer les
hautes mathématiques comme la poésie et la métaphysique de la
quantité. L’infini mathématique, historiquement, est frère de
l’infini métaphysique. Ce même Plotin qui donne en métaphysique
un sens positif et, à ce qu’il croit, une magnifique plénitude au
mot infini toujours employé négativement et péjorativement jusqu’à
lui, est aussi le premier à concevoir l’infini mathématique. Une
partie du chapitre VI de la sixième Ennéade est consacrée à
exposer cette conception d’une quantité plus grande que tout
nombre donné. C’est seulement trois siècles plus tard que le
géomètre Eutocius permettra, par un exemple, de préciser cette
idée vague, dans Plotin, et évanescente. Eutocius est le premier à
considérer le cercle comme un polygone régulier d’un nonmbre
infini de côtés. Il inaugure ainsi la méthode des limites qui aura
plus tard, surtout avec Cauchy, d’intéressantes applications.
En dehors
même de la méthode des limites, on affirme des infinis
géométriques, par exemple, l’espace compris entre les côtés
d’un angle. Mais c’est peut-être l’arithmétique qui permet
d’atteindre le plus facilement l’idée d’infini. Cherchez la
racine carée du nombre 6, chaque décimale vous rapprochera de la
réponse exacte : aucune décimale n’épuisera cette réponse. Plus
élémentairement encore, tentez d’exprimer en fraction décimale
la fraction 1/3. Après le zéro et la virgule, vous pourriez, sans
diminuer jamais le chemin et la richesse de la recherche, écrire des
3 pendant l’éternité.
L’infini
s’indique en mathématique par le signe ° ou par le symbole m/0.
Car, avec un dividende fixe, diminuer le diviseur, c’est agrandir
le quotient. Quand le diviseur est l’unité, le quotient est égal
au dividende. Dès que le diviseur est moindre que l’unité, la
division apparente est en réalité une multiplication. Diviser par
1/2 ou 1/3, c’est multiplier par 2 ou par 3. Si nous acceptons le
passage à la limite, diviser par 0, c’est multiplier par l’infini
m/0 = m x °, quelle que fût, avant qu’on le portât à l’infini,
la valeur de m. Mais, prenons garde, dès que nous passons à la
limite, nous tombons dans quelque antinomie et, si le principe de
contradiction jouait encore, nous reculerions. Les géomètres
admettent paradoxalement des infinis qu’on est bien forcé de
déclarer inégaux. L’espace compris entre deux parallèles est
infini comme l’espace compris entre les deux côtés d’un angle ;
mais le second est, paraît-il, infiniment grand par rapport au
premier. Moi, je veux bien écouter et répéter ces conventions,
mais je ne comprends plus toujours ce qu’on me dit et ce que je
répète. Dans les hautes mathématiques, je me sens, comme en
métaphysique, dans un jeu absurde et joyeux.
HAN RYNER.
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