Inhumain a
le sens tristement banal et cruel, d'impitoyable, et caractérise un
être porté aux actes méchants et excessifs. Souvent les hommes
sont ainsi inhumains collectivement. « Des nations avaient la
coutume inhumaine d'immoler des enfants à leurs dieux ». Chez les
Ammonites et les Moabites, Moloch était la divinité avide pour
l'apaisement de laquelle on brûlait, dans un buste grotesque et
symbolique, les enfants offerts en holocauste. D'ailleurs, ainsi que
le rappelle Voltaire : « Il n'y a guère de peuple dont la religion
n'ait été inhumaine et sanglante... ». L'inhumanité est un vice
qui, outre l'absence de sentiment, comporte l'inintelligence des
rapports entre toutes les portions du corps social et tend aux
satisfactions fermées et unilatérales. Etre porté à faire le
malheur d'autrui, ne point compatir à ses peines, lui causer de la
douleur sans nécessité, jouir même de sa souffrance sont des
déformations, des altérations de la normale humaine. Socialement,
l'inhumanité est aussi un acte de barbarie en même temps que
l'imprévoyance de probables réciprocités : c'est la voie ouverte
aux vengeances et aux représailles où les faiblesses et les
cruautés humaines se répètent et se prolongent. Le mot « humain »
s'attache aux attributs de l'homme et, « inhumain », au manque de
ces attributs. Bien qu'on dise souvent : « Que voulez-vous? C’est
humain », dans le sens de : « Les hommes sont malheureusement ainsi
faits », c'est ordinairement avec plus de vanité... humaine qu'on
emploie ce mot, comme synonyme de sensible, compatissant. Bref,
humain caractérise tantôt l'homme, tantôt ce qu'il y a de meilleur
en lui. Cette dernière acception est d'ailleurs assez vague. Humain
devrait dire « partisan des hommes », de l'humanité, mais il est
presque toujours usité dans un sens plus restreint, ce qui a
provoqué la création du néologisme mystique « humaniste » et
l'emploi courant du terme humanitaire pour marquer un intérêt qui
s'attache à l'humanité. On est « humain » dans sa famille, sans
étendre ce sentiment à la famille voisine ; on peut se sentir lié
à un pays, s'y montrer humain, et s'insoucier totalement de ce qui
se passe chez un peuple voisin ; d'aucuns se sentent plutôt
solidaires d'un clan politique ou religieux : l'individu peut donc
être « humain » dans un sens, et « inhumain » dans un autre, et
ceci explique la divergence des jugements émis sur des fanatiques ou
des extrémistes notoires. Il arrive pourtant qu'une individualité
exceptionnelle, unissant une vaste culture à une grande sensibilité,
étende le cercle de sa solidarité morale à l'humanité entière,
et, de ce fait, souffre moralement des tortures de ses frères les
plus lointains. Parle-t-on de la destruction dune ville, du massacre
de ses habitants : vous vous informez avec intérêt du nombre des
victimes, du montant des dégâts. Pour vous, ce récit se ramène à
des chiffres qui frappent plus ou moins l'imagination ; l'humain
intégral, lui, en est atteint dans sa chair, il en éprouve une
réelle souffrance : tel nous apparaît - image véritable ou
résultat d'une trompeuse perspective? - la grande figure d'un Romain
Rolland. Mais le monde présente, hélas, trop de famines
collectives, trop de barbarie décrite avec force détails par
d'amers et talentueux écrivains : chaque jour, l'individu
véritablement humain doit faire son plein pour en agoniser pendant
un siècle! Cultiver ou provoquer cette sorte d'extrémisme chez les
individus, surtout chez les jeunes, est chose bien dangereuse, cet
état psychologique étant intolérable et menant à de regrettables
réactions. Car se rendre trop exactement compte de l'énormité de
la douleur universelle, c'est être à deux pas de se déclarer
impuissant à y remédier, de trouver ridicules et vains les efforts
des gens de bonne volonté ; c'est subir une tentation constante
d'accepter le tout en bloc, comme une fatalité, sans chercher à
réagir ; cela mène trop souvent à détruire en soi la fibre
sensible, le caractère « humain » qui fait souffrir à la vue du
malheur du prochain. Bref, trop d'humanité peut aboutir à
l'extrahumain plein de pessimisme... et d'inaction! Nombre de
militants naguère enthousiastes, aujourd’hui « assagis » ou
dégoûtés, nous fournissent des exemples de cette évolution... Les
rancœurs qu'éprouve immanquablement tout homme généreux et
sensible finissent aussi, parfois, par accumuler dans certains cœurs
une sourde rancune contre les hommes ; misanthropes, ils en arrivent
même à considérer les malheurs humains comme d'équitables
punitions appliquées par une sorte de justice immanente des choses ;
incapables de prendre philosophiquement une attitude extrahumaine et
snobisme aidant, c'est contre l'humanité qu'ils semblent prendre
position... De tels malheureux, une fois au pouvoir, se complaisent
dans d'infernales répressions de sanglantes dictatures : haine et
mépris du genre humain qui les a trop déçus, perversion causée
par l'excès de souffrance morale... Si le sens moral - « l'élément
bonté » des psychologues - peut se trouver ainsi altéré, perverti
et même détruit par les circonstances, il peut être aussi, chez
certains individus, faussé constitutionnellement, donc avant qu'on
puisse pour eux parler de responsabilité. L'hérédité
tuberculeuse, alcoolique ou syphilitique détermine même parfois une
sorte de « mort morale » complète. Cet état psychologique empêche
de sentir si une action est belle ou laide, et le mort moral juge des
turpitudes humaines aussi indifféremment que s'il s'agissait d'une
quelconque culture de microbes. Un individu de ce genre est
dangereux, car n'admettant aucun des postulats des consciences
ordinaires, la moindre influence, un simple caprice peut l'entraîner
à commettre sans aucun remords, les actions les plus monstrueuses...
L'histoire, les journaux nous fournissent de nombreux exemples
d'individus de ce genre, exemples impressionnants quand il s'agit de
personnages puissants et cultivés, tels Néron incendiant Rome, ou
Napoléon jetant sa garde dans un ravin, exemples répugnants quand
il est question de déséquilibrés ignorants et traqués par
d'honnêtes gens plus ignorants encore, - mais infiniment tristes
toujours. C'est aussi un cas de mort morale que dépeint André Gide
dans son roman L'Immoraliste, roman qui eut d'ailleurs prêté à
moins de malentendus sous le titre de L'Amoral. * * * L'inhumanité,
qu'elle soit totale ou partielle, héréditaire ou provoquée par les
circonstances, est donc une infirmité, le résultat de l'aberration
ou de l'absence morbide du sens moral. Si l'être inhumain est libéré
des atteintes de la compassion, il souffre de ne pas être « chez
lui » parmi les autres hommes ; il ne connaît ni la bienveillance,
ni la sympathie agissante qui, de gré ou de force enrégimente la
plupart des gens normaux pour les batailles humaines qui font le
charme et l’intérêt de leur vie... Quant aux tyrans, ces
inhumains doublés de potentats, laissons-leur, tout en collaborant
énergiquement à les empêcher de nuire, ce que Victor Hugo leur
accorda dans un moment de noble inspiration : la « Pitié suprême
».
- L.
WASTIAUX.
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