4.
On
peut me dire ceci:admettons que les pays centre-européens défendent
leur identité menacée, mais cela ne rend pas leur situation si
spécifique. La Russie se trouve dans une situation pareille. Elle
aussi est en train de perdre son identité. En effet, ce n'est pas la
Russie mais le communisme qui prive les nations de leur essence et
qui, d'ailleurs, fit du peuple russe sa première victime. Certes, la
langue russe étouffe les langues des autres nations de l'Empire;mais
ce nest pas que les Russes veuillent russifier les autres, c'est que
la bureaucratie soviétique profondément a-nationale,
contre-nationale, supra-nationale a besoin d'un outil technique pour
unifier son état. Je comprends cette logique, et je comprends aussi
la vulnérabilité des Russes qui souffrent l'idée qu'on puisse
confondre le communisme haï avec leur patrie aimée. Mais il faut
comprendre aussi un Polonais, dont la patrie, avec l'exception d'une
courte période entre les deux guerres, est asservie par la Russie
depuis deux siècles et a subi pendant tout ce temps une
russification aussi patiente qu'implacable. la frontière orientale
de l'Occident qu'est l'Europe centrale, on a toujours été plus
sensible au danger de la puissance russe. Et non seulement les
Polonais. Frantisek Palacky, le grand historien et la personnalité
la plus représentative de la politique tchèque du XIXe siècle,
écrivit en 1848 la lettre fameuse au parlement révolutionnaire de
Francfort par laquelle il justifiait l'existence de l'Empire des
Habsbourg, seul rempart possible contre la Russie, «cette puissance
qui, ayant aujourd'hui une grandeur énorme, augmente sa force plus
que ne pourrait le faire aucun pays occidental». Palacky met en
garde contre les ambitions impériales de la Russie, qui tente de
devenir «monarchie universelle», c'est-à-dire qui aspire la
domination mondiale. La «monarchie universelle de la Russie, dit
Palacky, serait le malheur immense et indicible, le malheur sans
mesure et sans limites». Selon Palacky, l'Europe centrale aurait dû
être le foyer des nations égales qui, avec un respect mutuel,
l'abri d'un état commun et fort, cultiveraient leurs originalités
diverses. Bien qu'il ne se soit jamais pleinement réalisé, ce rêve,
partagé par tous les grands esprits centre-européens, n'en est pas
moins resté puissant et influent. L'Europe centrale voulait être
l'image condensée de l'Europe et de sa richesse varié e, une petite
Europe archi européenne, modèle miniaturisé de l'Europe des
nations connue sur la règle : le maximum de diversité sur le minimum
d'espace. Comment pouvait-elle ne pas être horrifiée par la Russie
qui, en face d'elle, se fondait sur la règle opposée:le minimum de
diversité sur l'espace maximal? En effet, rien ne pouvait être plus
étranger l'Europe centrale et à sa passion de diversité que la
Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait
avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire
(Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en
un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd'hui,
l'époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un
seul peuple soviétique). Cela dit, le communisme est-il la négation
de l'histoire russe ou bien plutôt son accomplissement? Il est
certainement la fois sa négation (négation de sa religiosité, par
exemple) et son accomplissement (accomplissement de ses tendances
centralisatrices et de ses rêves impériaux). Vu de l'intérieur de
la Russie, le premier aspect, celui de la discontinuité, est plus
frappant. Du point de vue des pays asservis, c'est le deuxième
aspect, celui de la continuité, qui est le plus fortement ressenti.
5.
Mais
ne suis-je pas en train d'opposer la Russie la civilisation
occidentale d'une façon trop absolue? L'Europe, bien que divisée en
ses parties occidentale et orientale, n'est-elle pas malgré tout une
seule entité, ancrée dans l'ancienne Grèce et dans la pensée dite
judéo-chrétienne? Bien entendu. Les lointaines racines antiques
unissent la Russie avec nous. Durant tout le XIXe siècle, la Russie,
d'ailleurs, se rapprochait de l'Europe. La fascination était
réciproque. Rilke proclama la Russie sa patrie spirituelle et
personne n'échappa la force du grand roman russe, qui reste
inséparable de la culture européenne commune. Oui, tout cela est
vrai et les fiançailles culturelles des deux Europes resteront un
grand souvenir. Mais il est non moins vrai que le communisme russe
ranima vigoureusement les vieilles obsessions antioccidentales de la
Russie et l'arracha brutalement l'histoire occidentale.
Je
veux souligner encore une fois ceci:c'est la frontière orientale de
l'Occident que, mieux qu'ailleurs, on perçoit la Russie comme un
Anti-Occident;elle apparait non seulement comme une des puissances
européennes parmi d'autres mais comme une civilisation particulière,
comme une autre civilisation. Czeslav Milosz en parle dans son livre
Une autre Europe: aux XVIe et XVIIe siècles, les Moscovites
apparaissent aux Polonais comme «des barbares contre qui on
guerroyait sur des frontières lointaines. On ne s'intéressait pas
spécialement eux... De cette époque où ils ne trouvent que le
vide à l'est dérive chez les Polonais la conception d'une Russie
située l'extérieur, en dehors du monde.» Apparaissent comme
«barbares» ceux qui représentent un autre univers. Les Russes le
représentent pour les Polonais, toujours. Kasimierz Brandys raconte
cette belle histoire:un écrivain polonais rencontra Anna Akhmatova,
la grande poétesse russe. Le Polonais se plaignait de sa situation :
toutes ses œuvres étaient interdites. Elle l'interrompit:
«Avez-vous été emprisonné?» Le Polonais répondit que non.
«êtes-vous au moins chassé de l'Union des écrivains? Non. Alors,
de quoi vous plaignez-vous ?» Akhmatova était sincèrement
intriguée. Et Brandys commente:«Telles sont les consolations
russes. Rien ne leur parait assez horrible en comparaison du destin
de la Russie. Mais ces consolations n'ont aucun sens. Le destin russe
ne fait pas partie de notre conscience;il nous est étranger;nous
n'en sommes pas responsables. Il pèse sur nous, mais il n'est pas
notre héritage. Tel était aussi mon rapport la littérature russe.
Elle m'a effrayé. Jusqu'aujourd'hui je suis horrifié par certaines
nouvelles de Gogol et par tout ce qu'écrit Saltykov-Chtchedrine. Je
préférerais ne pas connaître leur monde, ne pas savoir qu'il
existe.» Les mots sur Gogol n'expriment pas, bien entendu, un refus
de l'art de Gogol, mais l'horreur du monde que cet art évoque : ce
monde nous envoûte et nous attire quand il est loin, et il révèle
toute sa terrible étrangeté dès qu'il nous encercle de près:il
possède une autre dimension (plus grande) du malheur, une autre
image de l'espace (espace si immense que des nations entières s'y
perdent), un autre rythme du temps (lent et patient), une autre façon
de rire, de vivre, de mourir. C'est pourquoi l'Europe que j'appelle
centrale ressent le changement de son destin après 1945 non
seulement comme une catastrophe politique mais comme la mise en
question de sa civilisation. Le sens profond de leur résistance,
c'est la défense de leur identité ; ou, autrement dit : c'est la
défense de leur occidentalité.
6.
On
ne se fait plus d'illusions sur les régimes des pays satellites de la
Russie. Mais on oublie l'essence de leur tragédie:ils ont disparu de
la carte de l'Occident.
Comment
expliquer que cette face du drame soit restée quasi invisible? On
peut l'expliquer en mettant en cause d'abord l'Europe centrale
elle-même. Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois avaient eu une
histoire mouvementée, fragmentée, et une tradition d'état moins
forte et moins continue que celle des grands peuples européens.
Coincées d'un côté par les Allemands, de l'autre côté par les
Russes, ces nations, dans la lutte pour leur survie et pour leur
langue, épuisèrent trop de forces. N'étant pas en mesure de
s'introduire suffisamment dans la conscience européenne, elles
restaient la partie la moins connue et la plus fragile de l'Occident,
cachées, en outre, derrière le rideau des langues bizarres et mal
accessibles. L'Empire autrichien tenait une grande occasion de créer
en Europe centrale un état fort. Hélas, les Autrichiens étaient
divisés entre le nationalisme arrogant de la grande Allemagne et
leur propre mission centre-européenne. Ils ne réussirent pas à
bâtir un état fédératif de nations égales, et leur échec devint
malheur pour l'Europe tout entière. Insatisfaites, les autres
nations centre-européennes firent éclater l'Empire en 1918, sans se
rendre compte que, malgré ses insuffisances, il était
irremplaçable. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, l'Europe
centrale se transforma en une zone de petits états vulnérables,
dont la faiblesse permit ses premières conquêtes Hitler et le
triomphe final de Staline. Peut-être, dans l'inconscient collectif
européen, ces pays représentent-ils toujours de dangereux semeurs
de troubles.
Et,
pour tout dire, je vois enfin la faute de l'Europe centrale dans ce
que j'appellerai l'idéologie du monde slave». Je dis bien
«idéologie», car ce n'est qu'une mystification politique fabriquée
au XIXe siècle. Les Tchèques (malgré l'avertissement sévère de
leurs personnalités les plus représentatives) aimaient la brandir
en se défendant naïvement contre l'agressivité allemande;les
Russes, en revanche, s'en servirent volontiers pour justifier leurs
visées impériales. «Les Russes aiment appeler slave tout ce qui
est russe pour pouvoir plus tard nommer russe tout ce qui est slave
», proclama déjà en 1844 le grand écrivain tchèque Karel
Havlicek, qui mettait ses compatriotes en garde contre leur
russophilie bête et irréaliste. Irréaliste, car pendant leur
histoire millénaire les Tchèques n'eurent jamais aucun contact
direct avec la Russie. Malgré la parenté linguistique, ils ne
faisaient aucun monde commun avec eux, aucune histoire commune,
aucune culture commune, tandis que les rapports des Polonais avec les
Russes n'étaient qu'une lutte la vie et la mort. Il y a peu près
soixante ans, Josef Konrad Korzeniowsky, connu sous le nom de Joseph
Conrad, irrité par l'étiquette d'«âme slave» qu'on aimait
plaquer sur lui et sur ses livres cause de son origine polonaise,
écrivit: «Rien n'est plus étranger que ce qu'on appelle, dans le
monde littéraire, l'esprit slave, au tempérament polonais avec son
sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect
exagéré des droits individuels. » (Comme je le comprends! Moi non
plus je ne connais rien de plus ridicule que ce culte des profondeurs
obscures, cette sentimentalité aussi bruyante que vide qu'on appelle
l'«âme slave» et qu'on m'attribue de temps en temps !) N'empêche
que l'idée du monde slave devint le lieu commun de l'historiographie
mondiale. La division de l'Europe après 1945, qui unifia ce
prétendu «monde» (en y incluant aussi les pauvres Hongrois et
Roumains dont la langue, bien entendu, n'est pas slave;mais qui
s'occuperait d'un tel détail?) a pu ainsi apparaître comme une
solution presque naturelle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire