samedi 23 novembre 2019

L'occident kidnappé partie 2 par Milan Kundera




4.

On peut me dire ceci:admettons que les pays centre-européens défendent leur identité menacée, mais cela ne rend pas leur situation si spécifique. La Russie se trouve dans une situation pareille. Elle aussi est en train de perdre son identité. En effet, ce n'est pas la Russie mais le communisme qui prive les nations de leur essence et qui, d'ailleurs, fit du peuple russe sa première victime. Certes, la langue russe étouffe les langues des autres nations de l'Empire;mais ce nest pas que les Russes veuillent russifier les autres, c'est que la bureaucratie soviétique profondément a-nationale, contre-nationale, supra-nationale a besoin d'un outil technique pour unifier son état. Je comprends cette logique, et je comprends aussi la vulnérabilité des Russes qui souffrent l'idée qu'on puisse confondre le communisme haï avec leur patrie aimée. Mais il faut comprendre aussi un Polonais, dont la patrie, avec l'exception d'une courte période entre les deux guerres, est asservie par la Russie depuis deux siècles et a subi pendant tout ce temps une russification aussi patiente qu'implacable. la frontière orientale de l'Occident qu'est l'Europe centrale, on a toujours été plus sensible au danger de la puissance russe. Et non seulement les Polonais. Frantisek Palacky, le grand historien et la personnalité la plus représentative de la politique tchèque du XIXe siècle, écrivit en 1848 la lettre fameuse au parlement révolutionnaire de Francfort par laquelle il justifiait l'existence de l'Empire des Habsbourg, seul rempart possible contre la Russie, «cette puissance qui, ayant aujourd'hui une grandeur énorme, augmente sa force plus que ne pourrait le faire aucun pays occidental». Palacky met en garde contre les ambitions impériales de la Russie, qui tente de devenir «monarchie universelle», c'est-à-dire qui aspire la domination mondiale. La «monarchie universelle de la Russie, dit Palacky, serait le malheur immense et indicible, le malheur sans mesure et sans limites». Selon Palacky, l'Europe centrale aurait dû être le foyer des nations égales qui, avec un respect mutuel, l'abri d'un état commun et fort, cultiveraient leurs originalités diverses. Bien qu'il ne se soit jamais pleinement réalisé, ce rêve, partagé par tous les grands esprits centre-européens, n'en est pas moins resté puissant et influent. L'Europe centrale voulait être l'image condensée de l'Europe et de sa richesse varié e, une petite Europe archi européenne, modèle miniaturisé de l'Europe des nations connue sur la règle : le maximum de diversité sur le minimum d'espace. Comment pouvait-elle ne pas être horrifiée par la Russie qui, en face d'elle, se fondait sur la règle opposée:le minimum de diversité sur l'espace maximal? En effet, rien ne pouvait être plus étranger l'Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd'hui, l'époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique). Cela dit, le communisme est-il la négation de l'histoire russe ou bien plutôt son accomplissement? Il est certainement la fois sa négation (négation de sa religiosité, par exemple) et son accomplissement (accomplissement de ses tendances centralisatrices et de ses rêves impériaux). Vu de l'intérieur de la Russie, le premier aspect, celui de la discontinuité, est plus frappant. Du point de vue des pays asservis, c'est le deuxième aspect, celui de la continuité, qui est le plus fortement ressenti.

5.

Mais ne suis-je pas en train d'opposer la Russie la civilisation occidentale d'une façon trop absolue? L'Europe, bien que divisée en ses parties occidentale et orientale, n'est-elle pas malgré tout une seule entité, ancrée dans l'ancienne Grèce et dans la pensée dite judéo-chrétienne? Bien entendu. Les lointaines racines antiques unissent la Russie avec nous. Durant tout le XIXe siècle, la Russie, d'ailleurs, se rapprochait de l'Europe. La fascination était réciproque. Rilke proclama la Russie sa patrie spirituelle et personne n'échappa la force du grand roman russe, qui reste inséparable de la culture européenne commune. Oui, tout cela est vrai et les fiançailles culturelles des deux Europes resteront un grand souvenir. Mais il est non moins vrai que le communisme russe ranima vigoureusement les vieilles obsessions antioccidentales de la Russie et l'arracha brutalement l'histoire occidentale.

Je veux souligner encore une fois ceci:c'est la frontière orientale de l'Occident que, mieux qu'ailleurs, on perçoit la Russie comme un Anti-Occident;elle apparait non seulement comme une des puissances européennes parmi d'autres mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation. Czeslav Milosz en parle dans son livre Une autre Europe: aux XVIe et XVIIe siècles, les Moscovites apparaissent aux Polonais comme «des barbares contre qui on guerroyait sur des frontières lointaines. On ne s'intéressait pas spécialement eux... De cette époque où ils ne trouvent que le vide à l'est dérive chez les Polonais la conception d'une Russie située l'extérieur, en dehors du monde.» Apparaissent comme «barbares» ceux qui représentent un autre univers. Les Russes le représentent pour les Polonais, toujours. Kasimierz Brandys raconte cette belle histoire:un écrivain polonais rencontra Anna Akhmatova, la grande poétesse russe. Le Polonais se plaignait de sa situation : toutes ses œuvres étaient interdites. Elle l'interrompit: «Avez-vous été emprisonné?» Le Polonais répondit que non. «êtes-vous au moins chassé de l'Union des écrivains? Non. Alors, de quoi vous plaignez-vous ?» Akhmatova était sincèrement intriguée. Et Brandys commente:«Telles sont les consolations russes. Rien ne leur parait assez horrible en comparaison du destin de la Russie. Mais ces consolations n'ont aucun sens. Le destin russe ne fait pas partie de notre conscience;il nous est étranger;nous n'en sommes pas responsables. Il pèse sur nous, mais il n'est pas notre héritage. Tel était aussi mon rapport la littérature russe. Elle m'a effrayé. Jusqu'aujourd'hui je suis horrifié par certaines nouvelles de Gogol et par tout ce qu'écrit Saltykov-Chtchedrine. Je préférerais ne pas connaître leur monde, ne pas savoir qu'il existe.» Les mots sur Gogol n'expriment pas, bien entendu, un refus de l'art de Gogol, mais l'horreur du monde que cet art évoque : ce monde nous envoûte et nous attire quand il est loin, et il révèle toute sa terrible étrangeté dès qu'il nous encercle de près:il possède une autre dimension (plus grande) du malheur, une autre image de l'espace (espace si immense que des nations entières s'y perdent), un autre rythme du temps (lent et patient), une autre façon de rire, de vivre, de mourir. C'est pourquoi l'Europe que j'appelle centrale ressent le changement de son destin après 1945 non seulement comme une catastrophe politique mais comme la mise en question de sa civilisation. Le sens profond de leur résistance, c'est la défense de leur identité ; ou, autrement dit : c'est la défense de leur occidentalité.

6.

On ne se fait plus d'illusions sur les régimes des pays satellites de la Russie. Mais on oublie l'essence de leur tragédie:ils ont disparu de la carte de l'Occident.
Comment expliquer que cette face du drame soit restée quasi invisible? On peut l'expliquer en mettant en cause d'abord l'Europe centrale elle-même. Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois avaient eu une histoire mouvementée, fragmentée, et une tradition d'état moins forte et moins continue que celle des grands peuples européens. Coincées d'un côté par les Allemands, de l'autre côté par les Russes, ces nations, dans la lutte pour leur survie et pour leur langue, épuisèrent trop de forces. N'étant pas en mesure de s'introduire suffisamment dans la conscience européenne, elles restaient la partie la moins connue et la plus fragile de l'Occident, cachées, en outre, derrière le rideau des langues bizarres et mal accessibles. L'Empire autrichien tenait une grande occasion de créer en Europe centrale un état fort. Hélas, les Autrichiens étaient divisés entre le nationalisme arrogant de la grande Allemagne et leur propre mission centre-européenne. Ils ne réussirent pas à bâtir un état fédératif de nations égales, et leur échec devint malheur pour l'Europe tout entière. Insatisfaites, les autres nations centre-européennes firent éclater l'Empire en 1918, sans se rendre compte que, malgré ses insuffisances, il était irremplaçable. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, l'Europe centrale se transforma en une zone de petits états vulnérables, dont la faiblesse permit ses premières conquêtes Hitler et le triomphe final de Staline. Peut-être, dans l'inconscient collectif européen, ces pays représentent-ils toujours de dangereux semeurs de troubles.
Et, pour tout dire, je vois enfin la faute de l'Europe centrale dans ce que j'appellerai l'idéologie du monde slave». Je dis bien «idéologie», car ce n'est qu'une mystification politique fabriquée au XIXe siècle. Les Tchèques (malgré l'avertissement sévère de leurs personnalités les plus représentatives) aimaient la brandir en se défendant naïvement contre l'agressivité allemande;les Russes, en revanche, s'en servirent volontiers pour justifier leurs visées impériales. «Les Russes aiment appeler slave tout ce qui est russe pour pouvoir plus tard nommer russe tout ce qui est slave », proclama déjà en 1844 le grand écrivain tchèque Karel Havlicek, qui mettait ses compatriotes en garde contre leur russophilie bête et irréaliste. Irréaliste, car pendant leur histoire millénaire les Tchèques n'eurent jamais aucun contact direct avec la Russie. Malgré la parenté linguistique, ils ne faisaient aucun monde commun avec eux, aucune histoire commune, aucune culture commune, tandis que les rapports des Polonais avec les Russes n'étaient qu'une lutte la vie et la mort. Il y a peu près soixante ans, Josef Konrad Korzeniowsky, connu sous le nom de Joseph Conrad, irrité par l'étiquette d'«âme slave» qu'on aimait plaquer sur lui et sur ses livres cause de son origine polonaise, écrivit: «Rien n'est plus étranger que ce qu'on appelle, dans le monde littéraire, l'esprit slave, au tempérament polonais avec son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels. » (Comme je le comprends! Moi non plus je ne connais rien de plus ridicule que ce culte des profondeurs obscures, cette sentimentalité aussi bruyante que vide qu'on appelle l'«âme slave» et qu'on m'attribue de temps en temps !) N'empêche que l'idée du monde slave devint le lieu commun de l'historiographie mondiale. La division de l'Europe après 1945, qui unifia ce prétendu «monde» (en y incluant aussi les pauvres Hongrois et Roumains dont la langue, bien entendu, n'est pas slave;mais qui s'occuperait d'un tel détail?) a pu ainsi apparaître comme une solution presque naturelle.

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