Le jour n'est pas encore
levé. Il ne fait pas trop froid. Par contre, il tombe une bruine
pénétrante. Les phares d'un taxi trouent l'obscurité de la
campagne. Je suis au volant et je n'ose pas tourner la tête. Je lui
avais dit, afin de la décider à quitter le pays, qu'elle allait se
faire d'autres amis, que la France était un pays merveilleux. Ce
pays qui suivait à la lettre les droits de l'homme. Nous vivions
dans cette capitale prestigieuse, considérés quasiment comme des
français. Il était vrai que parfois, ils nous arrivaient d'entendre
une insulte à notre égard. Mais cela était anecdotique. Le
prétexte fût facile et nous sommes passés de français de souche
maghrébine à terroristes potentiels. Aujourd'hui, nous avons du
fuir la capitale car nous habitions dans un des arrondissements dans
lesquels les rafles se multipliaient. Certains hurlent lorsqu'ils
entendent le mot rafle, lorsque nous définissons cette nouvelle
politique de raciste et qu'elle nous rappelait le temps de Vichy.
Mais avons-nous d'autre choix? Dans l'indifférence totale, mon pays
a glissé vers le fascisme. Je suis horrifié. Ça s'est produit de
façon discrète, insidieuse. Des mots en ont remplacé d'autres. Des
allusions qui se dissimulent de moins en moins. Des critiques de plus
en plus violentes pour finir par l'agression physique et la mort de
jeunes hommes. La police n'a pas non plus arrangé les choses. Que
devais-je lui dire? Qu'elle allait se faire de nouveaux amis à
Toulouse? Et ensuite, qu'elle se fera d'autres amis à Barcelone?
Nous allons franchir une ligne imaginaire qui pourrait être celle
qui sépare la France libre de la France occupée. Mais la France
n'est-elle pas occupée par cet état d'esprit qui permet au racisme
de passer tranquillement? Qu'était-elle devenue cette France qui
voulait donner des leçons à tout le monde mais qui, en coulisse,
tentait de garder ses colonies? Quelle sera ensuite la prochaine
destination? Vers quel camp allons-nous dériver? Ils ne
s'appelleront plus Auschwitz, ou Dachau, bien sûr, mais lorsque l'on
est enfermé, fait-on vraiment la différence? Ces camps étaient
déjà une spécialité française avec les républicains espagnols
que l'on enfermait lorsqu'ils fuyaient le régime de Franco. A
Rivesaltes. Puis, il y eut Drancy. Ma femme me regarde, inquiète. Je
lui offre ce sourire pitoyable. Je ne peux que feindre maladroitement
l'aisance. Derrière, il y a mes parents et ma fille. Dans le coffre,
deux trois babioles. Rien qui ne puisse nous rapprocher de l'idée
d'un quelconque déménagement volontaire donc heureux. Cela fait
penser à un exode, quasiment dans le même esprit que celui de 41 où
sur les routes, des colonnes de miséreux se faisaient bombarder.
Nous n'avions même pas une charrette de meubles. Voilà, nous sommes
en exode, j'espère que ce sera la dernière fois. Le monde s'élance
vers un conflit général de la transhumance au travers du rejet
d'êtres humains et non au travers des règles qui régissent la
société.
« Nous allons nous
arrêter pour déjeuner. »
Je savais que personne
n'avait faim. Moi le premier. Nous devions manger tout de même, le
voyage allait être long et dangereux. Au moindre contrôle, on
pouvait être arrêtés, enfermés et expulsés. Il nous était
impossible de compter sur une aide quelconque. Ma petite Yasmine
avait ce regard si particulier que l'on trouve sur les visages des
enfants qui fuient. Triste, dur, larmoyant. L'incompréhension se
mêlait à cette idée insurmontable d'injustice. D'une loi à
l'autre, les choses avaient évolué, glissé plus exactement. Ils
ont été malins. Ce pays va ressembler à tous les autres que les
populations fuient. Les Français vont devenir les algériens d'un
autre pays. Ils vont devenir les coupables de tous les maux. Bientôt,
nous n'aurons plus rien à vous envier. Peut-être n’allons-nous
plus venir chez vous. Non parce que nous aurons trouvé mieux mais
simplement parce que vous allez connaître le pire. Je dis tout ça à
ma famille mais ça ne les rassure pas plus que ça. C'est vrai que
lorsque l'on a les flics au cul, la philosophie, on s'en fout. En
fait, nous vivons la politique du terrain.
« Ma chérie...Un jour,
nous arriverons à avoir une maison, lui dis je en l'embrassant sur
le front. -Pas tant que les hommes n'auront pas décidé de vivre
ensemble dans un monde pacifique. Et il ne sera pacifié que lorsque
nous ne laisserons plus les marchands d'armes diriger le monde. »
J'allais embrasser ma
mère. En fait, c'était elle qui fut la première à arriver en
France. Elle avait suivi ses patrons blancs qui avaient fui
l'Algérie. Combien de fois, dans ses lettres, nous avait-elle parlé
de cette France si merveilleuse où l'on pouvait trouver de tout et
où l'on pouvait se balader sans danger. Elle nous avait fait venir
dans sa chambre de foyer qu'elle payait cher. Oh, il y avait bien
quelques passes pour arrondir les fins de mois mais bon, ce n'était
pas vraiment de la prostitution. On pouvait dire que c'était de la
prostitubouffe comme ils diraient aujourd'hui. Lorsque l'on ne peut
plus déformer le sens des mots, on en créé d'autres. Puis les
regards ont changé. Les mots aussi. Les gestes. Tout a changé dans
les années 80 pour arriver, lentement mais sûrement, là où nous
en sommes actuellement. Et que dire de mon père? Que dire de mon
père qui a fait vos routes et vos gymnases ? Les lieux dans lesquels
on exalte le nationalisme. Quel cynisme! Il est usé et désabusé.
Mais sans doute, allez vous tourner la tête pour ne pas être
dérangé, interpellé.
« Allez, on repart. »
L'ambiance était de plus en plus maussade. Il fallait que nous
rejoignons Toulouse cet après midi.
« Rafle: opération
policière exécutée à l'improviste dans un lieu suspect,
arrestation massive de personnes. »
Voilà la définition du
Larousse. Je pense honnêtement qu'il faut bien admettre les
similitudes des situations.
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