lundi 8 janvier 2018

Vingt-Six et une de Maxime Gorki Partie 2

Outre l’atelier des craquelins, notre patron en avait encore un autre, où l’on faisait des brioches ; celui-ci était installé dans la même maison, séparé de notre fosse seulement par un mur ; mais les boulangers — il étaient quatre — se tenaient à l’écart de nous, regardant leur travail comme plus propre que le nôtre, et, à cause de cela, ils s’estimaient meilleurs que nous, et ne venaient pas dans notre atelier ; ils riaient d’une façon méprisante, quand ils
nous rencontraient dans la cour ; nous non plus, nous n’allions pas chez eux : le patron nous le défendait, de peur que nous allions lui voler les brioches grasses. Nous n’aimions pas les boulangers, par envie : leur travail était plus facile que le nôtre, ils recevaient plus que nous, ils étaient mieux nourris, ils avaient un atelier spacieux, clair, et tous étaient si propres, si robustes — pour nous si dégoûtants. Tandis que nous autres, tous, — nous étions, pour ainsi dire, jaunes et gris ; trois d’entre nous avaient la syphilis ; quelques-uns, des maladies de peau ; un était complètement tordu par les rhumatismes. Les jours de fête ils s’habillaient en vestons, et leurs bottes criaient, deux avaient des accordéons, et ils allaient tous se promener
au jardin public — et nous autres nous portions des espèces de loques sales, et des bouts de bottes ou des lapti : la police ne nous laissait pas entrer dans le jardin — pouvions-nous aimer les boulangers !
Et voilà qu’un jour nous apprîmes que leur brigadier s’était mis à boire, que le patron l’avait congédié, et en avait déjà engagé un autre, et que cet autre — était un soldat, portait un gilet de satin, et possédait une montre avec une chaîne d’or. Nous étions curieux de voir un si grand élégant, et, dans cet espoir, nous sortions l’un après l’autre à chaque instant dans la cour.
Mais il parut lui-même dans notre atelier. D’un coup de pied, il ouvrit la porte, qu’il laissa ouverte, il se plaça sur le seuil, souriant, et nous dit :

  • Dieu vous soit en aide ! Bonjour, mes gars !
L’air glacé, qui s’élançait par la porte en un nuage épais, comme de la fumée, tourbillonnait à ses pieds, et il se tenait sur le seuil, nous regardant de haut en bas, et sous sa moustache blonde, frisée avec recherche, brillaient de grosses dents jaunes. En effet, son gilet était tout
à fait particulier — bleu, tout brodé de fleurs ; on aurait dit qu’il rayonnait, et ses boutons étaient faits d’on ne sait quelles pierres rouges. Et la chaîne y était. Il était bien beau, ce soldat, si grand, si robuste, aux joues colorées, et ses grands yeux clairs regardaient si bien, caressants et limpides. Il avait sur la tête un béret blanc, fortement empesé, et sous son tablier propre, sans une tache, se montraient les bouts pointus des bottes à la mode, tout brillants. Notre brigadier le pria respectueusement de fermer la porte ; il le fit sans hâte, et se mit à nous questionner sur le patron.
Parlant tous à la fois et nous coupant la parole, nous lui dîmes que notre patron était un salaud, un coquin, un criminel et un bourreau, — tout ce qu’on pouvait et ce qu’il fallait dire du patron, mais qui est impossible à écrire ici. Le soldat écoutait, remuait sa moustache et nous dévisageait avec un regard doux et clair.

  • Et vous avez beaucoup de fillettes par ici ?... dit-il tout à coup.
Quelques-uns rirent avec respect, d’autres composèrent des grimaces doucereuses, quelqu’un expliqua au soldat que, des fillettes — il y en avait neuf.

  • Vous en profitez ? — demanda le soldat, clignant de loeil.
Nous nous mîmes à rire de nouveau, pas très fort et d’un rire confus... Beaucoup d’entre nous auraient eu envie de se montrer au soldat des garçons crânes comme lui-même, mais personne ne savait le faire, pas un ne le pouvait. Quelqu’un l’avoua, et dit doucement :

Est-ce que nous le pouvons, nous autres ?...
Ah oui, cela vous est difficile ! — dit le soldat avec assurance, et il nous détailla attentivement..
  • Vous êtes pour ainsi dire... pas comme ça. Vous n’avez pas de tenue... pas d’extérieur
    comme il faut...l’apparence, je veux dire ! Et la femme — elle aime l’apparence dans un homme. Il lui faut que le corps soit en forme, que tout soit — bien ! Et avec ça elle estime la force... Que le bras soit — voilà comment !

Le soldat tira de sa poche son bras droit, à la manche de chemise retroussée, et nous le montra...

-Le bras était blanc et fort, couvert d’un poil brillant, doré. — La jambe, la poitrine — en tout il faut de la fermeté... Et puis encore — que l’homme soit mis selon la règle... comme l’exige la beauté des choses... Voilà, par exemple, moi — les femmes m’aiment. Moi, je ne les appelle pas, je ne les attire pas, — c’est d’elles-mêmes que, par cinq et par six, elles se pendent à mon cou...

Il s’accroupit sur un sac de farine et conta longtemps combien les femmes l’aimaient et avec quelle hardiesse il les traitait. Puis il partit, et lorsque la porte, avec un cri aigu, se fut refermée derrière lui, nous restâmes longtemps silencieux à penser à lui et à ses récits. Et puis, on ne sait comment, tout à coup, tous se mirent à parler,—et il devint aussitôt évident qu’il nous avait plu à tous. Si simple et brave garçon — il est venu, il est resté un peu, il a causé. Personne ne venait chez nous, personne ne causait avec nous d’une manière aussi amicale... Et nous continuâmes à parler de lui, et de ses futurs succès auprès des brodeuses d’or, qui, lorsqu’elles nous rencontraient dans la cour, faisaient un petit détour pour nous éviter, les lèvres pincées d’une manière blessante, ou bien allaient droit sur nous, comme si nous n’étions même pas sur leur chemin. Et nous nous contentions de les admirer, dans la cour, et quand elles passaient devant nos fenêtres — l’hiver, vêtues de pelisses de formes particulières, et l’été — coiffées de chapeaux à fleurs, et des ombrelles de diverses couleurs à la main. En revanche, entre nous, nous parlions de ces jeunes filles de telle manière que, si
elles nous avaient entendus, toutes, elles auraient éprouvé, sous le coup de la honte et de l’offense, un sentiment de rage...

Pourtant, s’il allait aussi... mettre à mal Tanuchka !
  • dit soudain le brigadier, avec inquiétude.
Nous nous tûmes tous, comme foudroyés par ces mots. Nous avions un peu oublié Tania : le soldat nous l’avait comme cachée avec sa personne belle et grande. Puis commença une discussion bruyante : les uns dirent que Tania ne se laisserait pas aller jusque-là, d’autres affirmèrent qu’elle ne pourrait pas résister au soldat, un troisième parti proposa, dans le cas où le soldat se mettrait à obséder Tania, de lui casser les côtes. Et enfin, tous décidèrent de surveiller le soldat et Tania, et de prévenir la fillette, pour qu’elle se méfie de lui... Ceci fit cesser la discussion.
Un mois environ se passa ; le soldat cuisait es brioches, faisait la fête avec les brodeuses l’or, venait souvent chez nous, dans notre atelier, mais ne racontait rien de ses succès auprès les jeunes filles ; il tordait seulement ses moustaches ou encore se pourléchait avec goût. Tania venait tous les matins chez nous chercher des petits craquelins, et, comme toujours, était gaie, gentille, aimable avec nous. Nous avions essayé de parler un peu avec elle du soldat, — elle l’appelait « un veau aux yeux écarquillés », et lui donnait d’autres sobriquets drôles, et ceci nous avait calmés. Nous étions fiers de notre fillette, voyant comme les brodeuses d’or se pendaient au soldat ; la façon dont Tania se comportait envers lui nous rehaussait tous, et, pour nous guider d’après sa conduite, nous avions commencé nous-mêmes à le traiter avec un peu de dédain. Et elle, nous nous étions mis à l’aimer encore davantage, nous lui faisions le matin un accueil encore plus joyeux et cordial.
Mais un jour le soldat arriva chez nous un peu en ribote, s’installa et se mit à rire, et lorsque nous lui eûmes demandé de quoi il riait — il nous l’expliqua :

Deux se sont battues pour moi... Lydka avec Grouchka... Ce qu’elles se sont arrangées ! Ah ! Ha-ha ! L’une a pris l’autre par les cheveux, puis elle l’a flanquée par terre, et puis à cheval dessus... ha-ha-ha ! Elles se sont griffé leurs museaux... se sont mises tout en loques,
c’est à mourir ! Et pourquoi est-ce que les femelles ne peuvent pas se battre d’une manière honnête ? Pourquoi est-ce qu’elles se griffent ? Hein ?

Il restait assis sur le banc, bien portant, si propre, joyeux, il restait là et riait toujours. Nous nous taisions. Cette fois, on ne sait pourquoi, il nous était antipathique.

  • Non, ce que j’ai de veine avec la femme, hein ? Une comédie ! Il suffit de cligner de l’oeil, — et ça y est ! Diable !
Ses bras blancs, couverts de poils luisants, se levèrent et retombèrent sur ses genoux, avec un fort claquement. Et il nous regardait avec des yeux si agréablement étonnés, comme s’il était lui-même sincèrement ébahi d’avoir une telle chance dans ses affaires avec les femmes ! Sa grosse face rougeaude brillait de suffisance et de bonheur, et il se pourléchait toujours les lèvres avec goût. Notre brigadier, en colère, fit grincer fort sa pelle sur le fond du four et tout à coup dit, moqueur :

Il ne faut pas une grande force pour faire tomber les petits sapins ; va un peu jeter à terre un beau pin...
C’est-à-dire — c’est à moi que tu parles ? — demanda le soldat.
Mais oui, à toi...
Qu’est-ce que c’est ?
Rien... c’est déjà parti !
  • Mais non, attends un peu ! De quoi s’agit-il ? Quel pin ?
Notre brigadier ne répondit pas, il travaillait vivement dans le four avec sa pelle : après avoir jeté dedans les craquelins cuits, il attrapait ceux qui était achevés, et les jetait avec bruit par terre, près des garçons, qui les enfilaient sur des raphias. Il paraissait avoir oublié le soldat et sa conversation avec lui. Mais le soldat fut pris tout à coup d’une sorte de malaise. II se remit sur pied et se dirigea vers le four, au risque de se heurter la poitrine contre le manche de la pelle, qui traversait l’air dans un mouvement rapide, spasmodique.

  • Non, dis-moi — qui est-ce ? Tu m’as blessé... Moi ? Pas une ne me résistera ! non ! Et toi, tu me dis des paroles si blessantes...
En effet il paraissait être sincèrement offensé. Probablement il n’avait aucune raison de s’estimer, sinon pour son habileté à détourner les femmes ; peut-être, sauf cet aptitude, il n’y avait rien de vivant en lui, et seule cette aptitude lui permettait de se sentir un homme vivant.
Il y a des personnes à qui apparaît quelque maladie de leur corps ou de leur âme comme la chose la plus précieuse et la meilleure dans leur vie. Ils passent tout leur temps à la dorloter, ce n’est que par elle qu’ils existent, ils souffrent par elle, ils se nourrissent d’elle, ils s’en plaignent aux autres, et par là ils attirent l’attention du prochain. Pour cela ils jouissent de la compassion des gens, et en dehors de cela ils n’ont rien. Enlevez-leur cette maladie, guérissez-les, et ils seront malheureux, parce qu’ils seront privés de leur unique moyen d’existence, — ils seront vides. Parfois la vie d’un homme est pauvre à tel point qu’involontairement il est forcé d’estimer son vice et d’en vivre ; vraiment on peut dire que souvent les gens sont vicieux par ennui.
Le soldat se sentait offensé, il attaquait notre brigadier et hurlait :

  • Non, dis-moi — qui est-ce ?
Le brigadier se tourna tout à coup vers lui.

Tu veux que je te le dise ?
Eh bien ?
Connais-tu Tania ?
Eh bien ?
Eh bien — voilà ! Essaye !...
Moi ?
Toi !
Elle ? Mais c’est pour moi... Peuh !
Nous allons voir !
Tu verras ! Ha !
Elle te fera voir...
Un mois de temps !
Es-tu vantard, soldat !
Deux semaines ! Je vous ferai voir ! Qui ça ? Tania ? Peuh !
Allons, va-t’en... tu gênes !
Deux semaines — et ça y sera ! Va, toi...
  • Va-t’en, je te dis !
Notre brigadier devint subitement furieux, et leva la pelle pour frapper. Le soldat s’éloigna un peu de lui à reculons, tout surpris, nous regarda, resta un moment silencieux, et après avoir dit d’une voix basse et sinistre :


« Ça va bien ! » — nous quitta.

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