Outre
l’atelier des craquelins, notre patron en avait encore un autre, où
l’on faisait des brioches ; celui-ci était installé dans la même
maison, séparé de notre fosse seulement par un mur ; mais les
boulangers — il étaient quatre — se tenaient à l’écart de
nous, regardant leur travail comme plus propre que le nôtre, et, à
cause de cela, ils s’estimaient meilleurs que nous, et ne venaient
pas dans notre atelier ; ils riaient d’une façon méprisante,
quand ils
nous
rencontraient dans la cour ; nous non plus, nous n’allions pas chez
eux : le patron nous le défendait, de peur que nous allions lui
voler les brioches grasses. Nous n’aimions pas les boulangers, par
envie : leur travail était plus facile que le nôtre, ils recevaient
plus que nous, ils étaient mieux nourris, ils avaient un atelier
spacieux, clair, et tous étaient si propres, si robustes — pour
nous si dégoûtants. Tandis que nous autres, tous, — nous étions,
pour ainsi dire, jaunes et gris ; trois d’entre nous avaient la
syphilis ; quelques-uns, des maladies de peau ; un était
complètement tordu par les rhumatismes. Les jours de fête ils
s’habillaient en vestons, et leurs bottes criaient, deux avaient
des accordéons, et ils allaient tous se promener
au
jardin public — et nous autres nous portions des espèces de loques
sales, et des bouts de bottes ou des lapti : la police ne nous
laissait pas entrer dans le jardin — pouvions-nous aimer les
boulangers !
Et
voilà qu’un jour nous apprîmes que leur brigadier s’était mis
à boire, que le patron l’avait congédié, et en avait déjà
engagé un autre, et que cet autre — était un soldat, portait un
gilet de satin, et possédait une montre avec une chaîne d’or.
Nous étions curieux de voir un si grand élégant, et, dans cet
espoir, nous sortions l’un après l’autre à chaque instant dans
la cour.
Mais
il parut lui-même dans notre atelier. D’un coup de pied, il ouvrit
la porte, qu’il laissa ouverte, il se plaça sur le seuil,
souriant, et nous dit :
- Dieu vous soit en aide ! Bonjour, mes gars !
L’air
glacé, qui s’élançait par la porte en un nuage épais, comme de
la fumée, tourbillonnait à ses pieds, et il se tenait sur le seuil,
nous regardant de haut en bas, et sous sa moustache blonde, frisée
avec recherche, brillaient de grosses dents jaunes. En effet, son
gilet était tout
à
fait particulier — bleu, tout brodé de fleurs ; on aurait dit
qu’il rayonnait, et ses boutons étaient faits d’on ne sait
quelles pierres rouges. Et la chaîne y était. Il était bien beau,
ce soldat, si grand, si robuste, aux joues colorées, et ses grands
yeux clairs regardaient si bien, caressants et limpides. Il avait sur
la tête un béret blanc, fortement empesé, et sous son tablier
propre, sans une tache, se montraient les bouts pointus des bottes à
la mode, tout brillants. Notre brigadier le pria respectueusement de
fermer la porte ; il le fit sans hâte, et se mit à nous questionner
sur le patron.
Parlant
tous à la fois et nous coupant la parole, nous lui dîmes que notre
patron était un salaud, un coquin, un criminel et un bourreau, —
tout ce qu’on pouvait et ce qu’il fallait dire du patron, mais
qui est impossible à écrire ici. Le soldat écoutait, remuait sa
moustache et nous dévisageait avec un regard doux et clair.
- Et vous avez beaucoup de fillettes par ici ?... dit-il tout à coup.
Quelques-uns
rirent avec respect, d’autres composèrent des grimaces
doucereuses, quelqu’un expliqua au soldat que, des fillettes — il
y en avait neuf.
- Vous en profitez ? — demanda le soldat, clignant de loeil.
Nous
nous mîmes à rire de nouveau, pas très fort et d’un rire
confus... Beaucoup d’entre nous auraient eu envie de se montrer au
soldat des garçons crânes comme lui-même, mais personne ne savait
le faire, pas un ne le pouvait. Quelqu’un l’avoua, et dit
doucement :
— Est-ce
que nous le pouvons, nous autres ?...
— Ah
oui, cela vous est difficile ! — dit le soldat avec assurance, et
il nous détailla attentivement..
- Vous êtes pour ainsi dire... pas comme ça. Vous n’avez pas de tenue... pas d’extérieurcomme il faut...l’apparence, je veux dire ! Et la femme — elle aime l’apparence dans un homme. Il lui faut que le corps soit en forme, que tout soit — bien ! Et avec ça elle estime la force... Que le bras soit — voilà comment !
Le
soldat tira de sa poche son bras droit, à la manche de chemise
retroussée, et nous le montra...
-Le
bras était blanc et fort, couvert d’un poil brillant, doré. —
La jambe, la poitrine — en tout il faut de la fermeté... Et puis
encore — que l’homme soit mis selon la règle... comme l’exige
la beauté des choses... Voilà, par exemple, moi — les femmes
m’aiment. Moi, je ne les appelle pas, je ne les attire pas, —
c’est d’elles-mêmes que, par cinq et par six, elles se pendent à
mon cou...
Il
s’accroupit sur un sac de farine et conta longtemps combien les
femmes l’aimaient et avec quelle hardiesse il les traitait. Puis il
partit, et lorsque la porte, avec un cri aigu, se fut refermée
derrière lui, nous restâmes longtemps silencieux à penser à lui
et à ses récits. Et puis, on ne sait comment, tout à coup, tous se
mirent à parler,—et il devint aussitôt évident qu’il nous
avait plu à tous. Si simple et brave garçon — il est venu, il est
resté un peu, il a causé. Personne ne venait chez nous, personne ne
causait avec nous d’une manière aussi amicale... Et nous
continuâmes à parler de lui, et de ses futurs succès auprès des
brodeuses d’or, qui, lorsqu’elles nous rencontraient dans la
cour, faisaient un petit détour pour nous éviter, les lèvres
pincées d’une manière blessante, ou bien allaient droit sur nous,
comme si nous n’étions même pas sur leur chemin. Et nous nous
contentions de les admirer, dans la cour, et quand elles passaient
devant nos fenêtres — l’hiver, vêtues de pelisses de formes
particulières, et l’été — coiffées de chapeaux à fleurs, et
des ombrelles de diverses couleurs à la main. En revanche, entre
nous, nous parlions de ces jeunes filles de telle manière que, si
elles
nous avaient entendus, toutes, elles auraient éprouvé, sous le coup
de la honte et de l’offense, un sentiment de rage...
— Pourtant,
s’il allait aussi... mettre à mal Tanuchka !
- dit soudain le brigadier, avec inquiétude.
Nous
nous tûmes tous, comme foudroyés par ces mots. Nous avions un peu
oublié Tania : le soldat nous l’avait comme cachée avec sa
personne belle et grande. Puis commença une discussion bruyante :
les uns dirent que Tania ne se laisserait pas aller jusque-là,
d’autres affirmèrent qu’elle ne pourrait pas résister au
soldat, un troisième parti proposa, dans le cas où le soldat se
mettrait à obséder Tania, de lui casser les côtes. Et enfin, tous
décidèrent de surveiller le soldat et Tania, et de prévenir la
fillette, pour qu’elle se méfie de lui... Ceci fit cesser la
discussion.
Un
mois environ se passa ; le soldat cuisait es brioches, faisait la
fête avec les brodeuses l’or, venait souvent chez nous, dans notre
atelier, mais ne racontait rien de ses succès auprès les jeunes
filles ; il tordait seulement ses moustaches ou encore se pourléchait
avec goût. Tania venait tous les matins chez nous chercher des
petits craquelins, et, comme toujours, était gaie, gentille, aimable
avec nous. Nous avions essayé de parler un peu avec elle du soldat,
— elle l’appelait « un veau aux yeux écarquillés », et lui
donnait d’autres sobriquets drôles, et ceci nous avait calmés.
Nous étions fiers de notre fillette, voyant comme les brodeuses d’or
se pendaient au soldat ; la façon dont Tania se comportait envers
lui nous rehaussait tous, et, pour nous guider d’après sa
conduite, nous avions commencé nous-mêmes à le traiter avec un peu
de dédain. Et elle, nous nous étions mis à l’aimer encore
davantage, nous lui faisions le matin un accueil encore plus joyeux
et cordial.
Mais
un jour le soldat arriva chez nous un peu en ribote, s’installa et
se mit à rire, et lorsque nous lui eûmes demandé de quoi il riait
— il nous l’expliqua :
— Deux
se sont battues pour moi... Lydka avec Grouchka... Ce qu’elles se
sont arrangées ! Ah ! Ha-ha ! L’une a pris l’autre par les
cheveux, puis elle l’a flanquée par terre, et puis à cheval
dessus... ha-ha-ha ! Elles se sont griffé leurs museaux... se sont
mises tout en loques,
c’est
à mourir ! Et pourquoi est-ce que les femelles ne peuvent pas se
battre d’une manière honnête ? Pourquoi est-ce qu’elles se
griffent ? Hein ?
Il
restait assis sur le banc, bien portant, si propre, joyeux, il
restait là et riait toujours. Nous nous taisions. Cette fois, on ne
sait pourquoi, il nous était antipathique.
- Non, ce que j’ai de veine avec la femme, hein ? Une comédie ! Il suffit de cligner de l’oeil, — et ça y est ! Diable !
Ses
bras blancs, couverts de poils luisants, se levèrent et retombèrent
sur ses genoux, avec un fort claquement. Et il nous regardait avec
des yeux si agréablement étonnés, comme s’il était lui-même
sincèrement ébahi d’avoir une telle chance dans ses affaires avec
les femmes ! Sa grosse face rougeaude brillait de suffisance et de
bonheur, et il se pourléchait toujours les lèvres avec goût. Notre
brigadier, en colère, fit grincer fort sa pelle sur le fond du four
et tout à coup dit, moqueur :
— Il
ne faut pas une grande force pour faire tomber les petits sapins ; va
un peu jeter à terre un beau pin...
— C’est-à-dire
— c’est à moi que tu parles ? — demanda le soldat.
— Mais
oui, à toi...
— Qu’est-ce
que c’est ?
— Rien...
c’est déjà parti !
- Mais non, attends un peu ! De quoi s’agit-il ? Quel pin ?
Notre
brigadier ne répondit pas, il travaillait vivement dans le four avec
sa pelle : après avoir jeté dedans les craquelins cuits, il
attrapait ceux qui était achevés, et les jetait avec bruit par
terre, près des garçons, qui les enfilaient sur des raphias. Il
paraissait avoir oublié le soldat et sa conversation avec lui. Mais
le soldat fut pris tout à coup d’une sorte de malaise. II se remit
sur pied et se dirigea vers le four, au risque de se heurter la
poitrine contre le manche de la pelle, qui traversait l’air dans un
mouvement rapide, spasmodique.
- Non, dis-moi — qui est-ce ? Tu m’as blessé... Moi ? Pas une ne me résistera ! non ! Et toi, tu me dis des paroles si blessantes...
En
effet il paraissait être sincèrement offensé. Probablement il
n’avait aucune raison de s’estimer, sinon pour son habileté à
détourner les femmes ; peut-être, sauf cet aptitude, il n’y avait
rien de vivant en lui, et seule cette aptitude lui permettait de se
sentir un homme vivant.
Il
y a des personnes à qui apparaît quelque maladie de leur corps ou
de leur âme comme la chose la plus précieuse et la meilleure dans
leur vie. Ils passent tout leur temps à la dorloter, ce n’est que
par elle qu’ils existent, ils souffrent par elle, ils se
nourrissent d’elle, ils s’en plaignent aux autres, et par là ils
attirent l’attention du prochain. Pour cela ils jouissent de la
compassion des gens, et en dehors de cela ils n’ont rien.
Enlevez-leur cette maladie, guérissez-les, et ils seront malheureux,
parce qu’ils seront privés de leur unique moyen d’existence, —
ils seront vides. Parfois la vie d’un homme est pauvre à tel point
qu’involontairement il est forcé d’estimer son vice et d’en
vivre ; vraiment on peut dire que souvent les gens sont vicieux par
ennui.
Le
soldat se sentait offensé, il attaquait notre brigadier et hurlait :
- Non, dis-moi — qui est-ce ?
Le
brigadier se tourna tout à coup vers lui.
— Tu
veux que je te le dise ?
— Eh
bien ?
— Connais-tu
Tania ?
— Eh
bien ?
— Eh
bien — voilà ! Essaye !...
— Moi
?
— Toi
!
— Elle
? Mais c’est pour moi... Peuh !
— Nous
allons voir !
— Tu
verras ! Ha !
— Elle
te fera voir...
— Un
mois de temps !
— Es-tu
vantard, soldat !
— Deux
semaines ! Je vous ferai voir ! Qui ça ? Tania ? Peuh !
— Allons,
va-t’en... tu gênes !
— Deux
semaines — et ça y sera ! Va, toi...
- Va-t’en, je te dis !
Notre
brigadier devint subitement furieux, et leva la pelle pour frapper.
Le soldat s’éloigna un peu de lui à reculons, tout surpris, nous
regarda, resta un moment silencieux, et après avoir dit d’une voix
basse et sinistre :
«
Ça va bien ! » — nous quitta.
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