Il
est fort difficile ― sinon impossible ― de définir le sens de ce
mot qui, de même que le mot « mal », a été employé de
tous temps par les moralistes religieux ou bourgeois pour influer sur
l'esprit public. Ces moralistes, valets de pouvoir ou esclaves d'une
mentalité étroite, qualifient de bien tous les actes
nécessaires au maintien de ce pouvoir ou de cette mentalité
étroite. Ainsi, les moralistes officiels diront : il est bien de
défendre la patrie, de payer ses impôts, de travailler 15 heures
par jour lorsque le pays est pauvre, de faire beaucoup d'enfants,
etc... Les moralistes religieux diront : il est bien de
craindre Dieu et d'obéir à ses représentants sur la terre : les
gens d'église, etc... Nous voyons donc que la notion de bien
varie avec les intérêts et ne possède aucune base réelle.
D'autre part, la notion de bien varie avec le temps et avec
les lieux ; ce qui était bien au moyen-âge ne l'est plus
maintenant, ce qui est bien en Orient ne l'est pas en
Occident, etc... Quelle valeur peut-on, alors, donner à une notion
aussi fantaisiste ? Aucune. Le Bien n'existe pas plus que le
Mal et n'a de raison d'être que pour ceux qui l'exploitent.
Est-ce à dire qu'il ne peut exister aucune notion du Bien ?
Non. On peut admettre une notion du bien très générale ; on peut
dire avec raison : il est bien de rendre service à son voisin, il
est bien de défendre sa liberté contre tout et contre tous, il est
bien de pratiquer la solidarité et la fraternité, il est bien de
s'instruire, etc.. Au contraire, un grand nombre des actes qualifiés
bons par la morale bourgeoise sont des actes néfastes ou
criminels qu'on pourrait avec juste raison cataloguer parmi les actes
mauvais. Mais enfin il convient surtout de n'accepter jamais
ces entités : Bien, Mal, Justice, etc..., qu'on orne de majuscules
pour les rendre plus imposantes et respectables à la foule. C'est à
l'individu conscient et humain de voir par lui-même ce qui est
véritablement bien, c'est-à-dire conforme aux sentiments généreux
de l'humanité, et ce qui ne l'est pas.
LE
BIEN. Comment le définir ? Les dictionnaires à l'usage des
bons citoyens et des bons sujets des pays et des États civilisés
définissent le mot Bien par « ce qui est juste, louable, digne
d'approbation » , ce qui constitue, porté à sa suprême
expression, « la perfection morale ». Tout cela, sans expliquer ce
qu'il faut entendre par ces différentes qualifications ou
périphrases. Les philosophes anciens et modernes ont donné des
définitions moins vagues de ce même mot Bien, définitions qu'on
peut grosso modo classer de la façon suivante : Le bien se
trouve dans le plaisir (Aristippe, Épicure) ― dans la ressemblance
avec Dieu (Platon) ― dans l'exercice de la raison (Aristote) ―
dans la conformité avec la nature (Stoïciens) ― dans l'ordre
(Malebranche) ― dans le plus haut degré d'être et
d'intelligibilité
(Leibniz)
― dans la sublimation du sentiment (Jacobi, Adam Smith) ― dans
l'intérêt bien entendu (Hume, Bentham, Stuart Mill) ― dans
l'adaptation à l'évolution universelle (Spencer) ― il est l'objet
d'une volonté universelle (Kant). Une définition pragmatique
englobe toutes ces doctrines, toutes ces opinions : le bien, c'est ce
qui doit être.
Acceptons
cette définition et demandons-nous en toute simplicité ce qui
doit être pour nous rendre heureux, car c'est à nous rendre
heureux que tend ce qui est juste, louable, digne d'approbation. Une
conception du bien qui tendrait à nous rendre malheureux est
illogique, incompréhensible, cruelle, inhumaine ― va à l'encontre
de son but. En nous interrogeant, nous trouvons facilement que pour
être heureux il nous faudrait être en situation de faire tout ce
qui nous plaît, et ne pas être forcés de faire ce qui nous
déplaît.
L'examen
des circonstances qui conditionnent notre vie quotidienne nous montre
que des puissances d'ordre matériel et moral nous empêchent
fréquemment de faire tout ce qui nous plaît et nous contraignent
souvent à faire ce qui nous déplaît. Nous nous trouvons, à notre
entrée dans la vie, en présence d'un état de choses qui nous place
sous la dépendance d'organisations politiques, intellectuelles,
morales : État, École, Église, ― lois, conventions,
commandements, ― auxquelles nous devons obéir ou nous conformer
sous peine de sanctions matérielles ou de mise à l'écart parfois
aussi pénibles que les punitions pénales ou les châtiments
disciplinaires.
À
en juger par les résultats de la méthode de domination de l'homme
sur l'homme et d'exploitation de l'homme par l'homme, ― misère
économique et morale générale, guerres, oppression politique, ―
il ne semble pas que le système en usage jusqu'ici ― autorité,
violence organisée et systématisée ― ait amené le bonheur parmi
les hommes, ait instauré « le bien ». On est donc fondé à
proclamer la faillite des méthodes de coercition gouvernementale ou
ecclésiastique, qu'il s'agisse d'économie sociale ou politique,
aussi bien que d'éducation laïque ou religieuse. La restriction, la
contrainte, s'étant montrées impuissantes à faire régner « le
bien » parmi les hommes, à leur assurer le bonheur, il vient de
suite à l'esprit que la méthode contraire, celle de la liberté
absolue, pour l'individu, de faire à fa guise, pourrait amener des
résultats opposés. Or, jusqu'ici nulle part on n'a essayé de
pratiquer le bien sous cette forme : créer une mentalité qui rende
usuel, ordinaire, commun, courant, pour l'unité humaine isolée ou
associée, la possibilité de faire tout ce qui lui plaît, sans
qu'il lui vienne à l'esprit d'empiéter sur la possibilité d'autrui
d'en faire autant. On enseigne bien aux enfants dans les écoles
laïques et religieuses, qu'en compensation des droits qu'on leur
accorde sur leur prochain, ils ont des devoirs à remplir à son
égard, mais ces droits et ces devoirs sont inclus dans des
réglementations d'ordre légal ou moral qui les canalisent et les
amputent de telle sorte que jamais personne ne peut se conduire ou
évoluer comme il le ferait, s'il n'était pas forcé d'agir ou de
faire comme les conducteurs politiques ou religieux de l'humanité
exigent qu'on agisse ou fasse pour qu'ils se maintiennent en
possession du pouvoir temporel ou spirituel.
Le
« bien », au point de vue individualiste anarchiste, c'est de
pouvoir faire individuellement tout ce qu'on veut, à ses risques et
périls, sans aucune limite ou barrière d'ordre étatiste ou
gouvernemental, sans aucune autre réserve que l'abstention
d'empêcher autrui d'agir de même. « Le bien » c'est, isolément
ou en s'associant, déterminer la ligne de conduite ou de poursuivre
le but qui peut personnellement procurer le plus de jouissances d'un
ordre ou d'un autre, sans empiéter sur la ligne de conduite
d'autrui, isolé ou associé, sans porter de jugement sur la façon
de se comporter de quiconque évolue en dehors ou à côté de soi,
dès lors que cette façon de se comporter n'implique point
domination ou exploitation. Je prétends que cette conception
anarchiste de la vie est « le bien » parce qu'elle inclut le
bonheur, c'est à dire la disparition de la servitude : esclavage de
la crainte de tenter seul ou de s'associer pour des expériences ou
des fins que réprouveront toujours les gouvernants et les dirigeants
de toutes les sociétés à base autoritaire, l'esclavage de
l'emprise des préjugés sociaux et moraux. Être libéré de la
servitude, c'est le bien, c'est le bonheur suprême. Être libéré
au point de se permettre toutes choses, sauf user de violence, sauf
empiéter sur la liberté d'autrui et l'obliger à faire ce qui ne
lui convient pas, est-il réalisation plus juste, plus louable, plus
digne d'approbation ? Est-il perfection morale, plus évidente ?
E.
ARMAND.
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