lundi 8 janvier 2018

vingt-six et une de Maxime Gorki Partie 1


Nous étions vingt-six, — vingt-six machines vivantes, enfermées dans un sous-sol humide, où, du matin au soir, nous pétrissions la pâte et faisions des petits pains et des craquelins. Les fenêtres de notre sous-sol donnaient dans une fosse creusée devant, dont la paroi était en briques, vertes d’humidité ; les vitres étaient garnies au dehors d’un épais filet de fer, et la clarté du soleil ne pouvait parvenir jusqu’à nous à travers les carreaux couverts de poussière de farine. Notre patron avait condamné les fenêtres avec du fer, afin que nous ne puissions pas donner un morceau de son pain aux mendiants, et à ceux de nos camarades qui vivaient sans travail, et souffraient la faim ; notre patron nous appelait des filous, et nous donnait au dîner des tripes pourries en guise de viande...
Nous nous sentions à l’étroit et nous étouffions à vivre dans une boîte en pierre, sous un plafond bas et lourd, chargé de suie et de toiles d’araignée. Nous nous sentions oppressés et angoissés, entre les murs épais, tout ornés de taches de boue et de moisissure... Nous nous levions à cinq heures du matin, sans avoir eu le temps de dormir notre content, et — mornes, indifférents, — à six heures nous nous mettions à une table pour faire les craquelins
avec la pâte que nos camarades avaient préparée pendant que nous dormions encore. Et toute la journée jusqu’à dix heures du soir, les uns restaient à la table, roulaient avec les mains la pâte élastique et se balançaient légèrement pour ne pas s’engourdir, tandis que les autres pétrissaient la farine avec l’eau. Et toute la journée, ronronnait, d’un ton rêveur et mélancolique, l’eau qui bouillait dans la marmite, où cuisaient les craquelins ; la pelle du brigadier faisait un bruit de frottement irrité et rapide sur le bas du four, jetait les morceaux glissants de pâte cuite sur la brique chauffée. Du matin au soir le bois brûlait d’un côté du four, et le reflet rouge de la flamme tremblotait sur le mur de l’atelier, comme si, tacitement, il se moquait de nous. L’énorme four semblait la tête difforme d’un monstre fantastique, telle que si elle se fût dressée de dessus le plancher, ouvrant une large gueule, pleine d’un
feu éclatant, dont elle soufflait sur nous la chaleur, et regardant notre interminable travail avec les deux cavités noires des bouches de chaleur placées sur son front. Ces deux cavités étaient comme des yeux — d’implacables et d’impossibles pupilles de monstre ; ils nous regardaient toujours d’un regard uniformément sombre, comme fatigués de voir des esclaves dont ils ne pouvaient espérer rien d’humain, et qu’ils méprisaient du mépris froid de la sagesse.

Chaque jour et chaque jour, dans la poussière de la farine dans la boue que nos pieds apportaient de la cour, dans l’atmosphère lourde, imprégnée d’odeurs, nous roulions la pâte et faisions les craquelins ; nous les mouillions de notre sueur, et nous haïssions notre travail d’une haine aiguë ; nous ne mangions jamais ce qui sortait de nos mains, préférant le pain noir aux craquelins.
Assis à une longue table en face les uns des autres — neuf contre neuf — durant de longues heures nos mains et nos doigts se remuaient mécaniquement, à tel point habitués à notre travail que nous ne surveillions plus jamais nos mouvements. Et les figures de chacun nous étaient devenues tellement familières que chacun de nous connaissait toutes les rides sur les faces de ses camarades. Nous n’avions rien à nous dire, nous y étions habitués et nous nous taisions tout le temps, lorsque nous ne nous querellions pas, — car il y a toujours quelque chose pour quoi on peut engueuler un homme, et surtout un camarade. Mais nous nous engueulions même rarement — en quoi un homme peut-il avoir tort s’il est à demi mort, s’il
est comme un mannequin, si tous ses sentiments sont écrasés par le poids du travail ? Mais le silence n’est effrayant et douloureux que pour ceux qui ont déjà tout dit, et qui n’ont plus rien de quoi parler ; quant aux hommes qui n’ont pas encore commencé leurs discours — pour ceux-là le silence est simple et facile... En revanche, nous chantions quelquefois, et notre chant débutait ainsi : au milieu du travail tout à coup quelqu’un soupirait, d’un soupir lourd de cheval fatigué, et se mettait à chanter un de ces airs traînants, dont la mélodie plaintivement caressante allège toujours le poids qui pèse sur l’âme du chanteur. Un seul de nous chante, et tout d’abord nous écoutons en silence sa chanson solitaire ; elle languit sous le plafond lourd du sous-sol, comme une petite flamme de bûcher, au milieu de la steppe, par une nuit humide d’automne, quand le ciel gris pèse au-dessus de la terre comme un toit de plomb. Puis un autre se joint au chanteur, et — voilà déjà deux voix qui nagent doucement, plaintives, dans l’air oppressé de notre fosse étroite. Et soudain plusieurs voix soutiennent en même temps la chanson — elle s’enfle comme une vague, devient plus forte, plus puissante : il semble qu’elle élargit les murs pesants, humides, de notre prison de pierre...

Tous les vingt-six chantent ; les fortes voix, depuis longtemps accoutumées à l’ensemble, remplissent l’atelier ; la chanson y est à l’étroit ; elle se débat contre la pierre des murs, elle gémit, pleure et ranime le coeur par une douleur douce, chatouillante, elle ravive en lui les vieilles blessures et éveille l’angoisse... Les chanteurs soupirent profondément et avec une lourde peine ; quelqu’un d’eux interrompt soudain son chant, il reste longtemps à écouter les camarades, puis déverse de nouveau sa voix dans le flot général. Un autre, après avoir lancé
un ékh ! angoissé, chante, les yeux fermés, et peut-être la vague des sons, ample, nourrie, lui apparaît comme une route qui conduit là-bas, au loin, toute éclairée par le soleil éclatant, large route sur laquelle il se voit marcher. La flamme dans le four frissonne toujours, toujours la pelle du brigadier grince sur la brique, l’eau ronronne dans la marmite, et le reflet du feu sur le mur tremble et rit silencieusement... Et nous versons dans les paroles d’autrui notre malheur, l’angoisse lourde des hommes vivants, privés de soleil, l’angoisse des esclaves. Ainsi, nous vivions, les vingt-six, dans le sous-sol d’une grande maison de pierre, et vivre nous était aussi pénible que si les trois étages de cette maison avaient été mal bâtis directement sur nos épaules.

Mais, outre le chant, nous avions encore quelque chose que nous aimions, et qui, peut-être, nous tenait lieu de soleil. Au deuxième étage de notre maison il y avait un atelier de broderie d’or, et parmi beaucoup de jeunes filles brodeuses se trouvait la bonne Tania, âgée de seize
ans. Tous les matins, contre le carreau de la petite ouverture découpée dans la porte qui conduisait du vestibule à notre atelier, venait s’appuyer une mignonne petite figure rose, aux gais yeux bleus et une voix claire, caressante, nous criait :

  • Bons petits prisonniers ! donnez des craquelins !
Nous nous tournions tous vers ce bruit limpide, bien connu, et nous regardions, joyeux et avec une bonté simple, cette pure figure de jeune fille, qui nous souriait si bien. Cela nous était familier et agréable de voir ce nez écrasé contre le carreau, et ces menues dents blanches qui brillaient de dessous les lèvres roses, ouvertes par le sourire. Nous nous précipitions pour lui ouvrir la porte, nous nous bousculions les uns les autres, et — la voilà, si gaie, si gentille, qui entrait chez nous, la tête un peu penchée de côté, debout et toujours souriante. Une longue et grosse natte de cheveux châtains tombait par-dessus l’épaule et reposait sur sa poitrine. Nous autres hommes sales, sombres, laids, nous la regardions de bas en haut, — le seuil de la porte étant plus élevé de quatre marches que le plancher, — nous la regardions, les têtes levées, et lui souhaitions le bonjour ; nous lui disions des paroles particulières, — nous ne les trouvions en nous que pour elle. En causant avec elle, nos voix étaient plus douces, nos plaisanteries moins lourdes. Pour elle — nous devenions autres. Le brigadier tirait du four une pelletée de craquelins, les plus dorés et les plus croustillants, et les lançait avec adresse de la pelle dans le tablier de Tania.

Prends garde, ne tombe pas sur le patron ! la prévenions- nous toujours. Elle riait d’un air légèrement fripon, et nous criait gaiement :
  • Adieu, bons petits prisonniers ! — et disparaissait vivement comme une petite souris.
C’était tout... Mais longtemps après son départ nous en parlions entre nous avec plaisir — nous disions toujours les mêmes choses que nous avions dites la veille et les jours précédents, parce que — et elle, et nous, et tout, autour de nous, était pareil, comme la veille et les jours précédents...

C’est très pénible et douloureux quand un homme vit, et que rien ne change autour de lui, et si cela ne tue pas son âme à mort, plus il vit, plus l’immobilité de ce qui l’entoure lui devient douloureuse... Nous parlions toujours des femmes de telle sorte que parfois cela nous dégoûtait nous-mêmes d’entendre nos discours grossièrement éhontés, et c’était naturel, car les femmes que nous connaissions ne méritaient sans doute pas d’autre discours. Mais de Tania nous ne parlions jamais mal, jamais ; et non seulement aucun de nous ne se permettait
de la toucher avec la main, mais jamais elle n’avait entendu de nous une plaisanterie libre. Peut-être en avait-il été ainsi parce qu’elle n’était jamais restée longtemps avec nous : comme une étoile tombée du ciel, elle passait rapide devant nos yeux, et elle disparaissait ; mais c’était peut-être parce qu’elle était petite et très belle, et tout ce qui est beau éveille le respect de soi-même chez les gens grossiers. Et puis, — quoique notre travail de forçats eût
fait de nous des boeufs passifs, incapables d’impressions, nous restions quand même des hommes, et, comme tous les hommes, nous ne pouvions pas vivre sans adorer quoi que ce soit. Nous n’avions personne de meilleur qu’elle, et personne autre ne faisait attention à nous, qui vivions dans le sous-sol — personne, et pourtant des dizaines de gens habitaient la maison. Et enfin — sûrement, c’était le principal — tous, nous la regardions comme quelque chose à nous, comme quelque chose qui ne semblait exister que grâce à nos craquelins ; nous nous étions fait un devoir de lui donner des craquelins chauds, et c’était devenu pour nous comme une offrande quotidienne à l’idole, c’était devenu presque un rite religieux, et chaque jour nous attachait plus à elle. Outre les craquelins, nous donnions beaucoup de conseils à Tania — se couvrir plus chaudement, ne pas courir trop vite dans les escaliers, ne pas porter des brassées de bois trop lourdes. Elle écoutait nos conseils avec un sourire, y répondait par un rire, et ne nous obéissait jamais, mais nous n’en étions pas blessés : il nous suffisait de montrer que nous prenions soin d’elle.

Souvent elle s’adressait à nous pour différents services : ouvrir la lourde porte de la cave, fendre du bois,— avec joie, et même avec une sorte d’orgueil, nous lui faisions cela, et tout ce qu’elle voulait.
Mais lorsqu’un de nous la pria de lui raccommoder son unique chemise, avec une moue méprisante elle dit :

  • Voyez-vous ! si je vais faire ça, comment donc !...
Nous nous étions bien moqués du drôle d’homme, — et jamais nous ne lui avions plus rien demandé. Nous l’aimions, — cela dit tout. L’homme veut toujours porter son amour sur quelqu’un ; quoique parfois cet amour est tyrannique ou parfois avilissant, et peut empoisonner la vie du prochain, parce que, tout en aimant, l’homme n’estime pas l’être aimé. Nous devions aimer Tania, car nous n’avions personne autre à aimer.
Parfois quelqu’un de nous, tout à coup, on ne sait pourquoi, raisonnait ainsi :

  • Et qu’est-ce que nous avons à gâter la gosse ?
Qu’est-ce qu’il y a en elle de particulier ? Hein ? Vraiment, nous nous occupons beaucoup d’elle !

L’homme qui avait le courage de prononcer de tels discours était bientôt remis à sa place, très grossièrement — nous avions besoin d’aimer quelque chose : nous avions trouvé cet objet, et nous l’aimions, et ce que nous aimions, nous, les vingt-six, devait être inaccessible à chacun, comme une chose sainte, et quiconque en ceci parlait contre nous était notre ennemi. Peut-être nous aimions ce qui n’était pas réellement bon, mais nous étions vingt-six, et par conséquent nous voulions toujours que ce qui nous était cher fut sacré pour les autres. L’amour n’est pas moins lourd que la haine... et peut être, justement pour cette raison, certains orgueilleux affirment que la haine est plus flatteuse que l’amour... Alors pourquoi est-ce qu’ils ne fuient pas les hommes, si cela est vrai ?...

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