Nous
étions vingt-six, — vingt-six machines vivantes, enfermées dans
un sous-sol humide, où, du matin au soir, nous pétrissions la pâte
et faisions des petits pains et des craquelins. Les fenêtres de
notre sous-sol donnaient dans une fosse creusée devant, dont la
paroi était en briques, vertes d’humidité ; les vitres étaient
garnies au dehors d’un épais filet de fer, et la clarté du soleil
ne pouvait parvenir jusqu’à nous à travers les carreaux couverts
de poussière de farine. Notre patron avait condamné les fenêtres
avec du fer, afin que nous ne puissions pas donner un morceau de son
pain aux mendiants, et à ceux de nos camarades qui vivaient sans
travail, et souffraient la faim ; notre patron nous appelait des
filous, et nous donnait au dîner des tripes pourries en guise de
viande...
Nous
nous sentions à l’étroit et nous étouffions à vivre dans une
boîte en pierre, sous un plafond bas et lourd, chargé de suie et de
toiles d’araignée. Nous nous sentions oppressés et angoissés,
entre les murs épais, tout ornés de taches de boue et de
moisissure... Nous nous levions à cinq heures du matin, sans avoir
eu le temps de dormir notre content, et — mornes, indifférents, —
à six heures nous nous mettions à une table pour faire les
craquelins
avec
la pâte que nos camarades avaient préparée pendant que nous
dormions encore. Et toute la journée jusqu’à dix heures du soir,
les uns restaient à la table, roulaient avec les mains la pâte
élastique et se balançaient légèrement pour ne pas s’engourdir,
tandis que les autres pétrissaient la farine avec l’eau. Et toute
la journée, ronronnait, d’un ton rêveur et mélancolique, l’eau
qui bouillait dans la marmite, où cuisaient les craquelins ; la
pelle du brigadier faisait un bruit de frottement irrité et rapide
sur le bas du four, jetait les morceaux glissants de pâte cuite sur
la brique chauffée. Du matin au soir le bois brûlait d’un côté
du four, et le reflet rouge de la flamme tremblotait sur le mur de
l’atelier, comme si, tacitement, il se moquait de nous. L’énorme
four semblait la tête difforme d’un monstre fantastique, telle que
si elle se fût dressée de dessus le plancher, ouvrant une large
gueule, pleine d’un
feu
éclatant, dont elle soufflait sur nous la chaleur, et regardant
notre interminable travail avec les deux cavités noires des bouches
de chaleur placées sur son front. Ces deux cavités étaient comme
des yeux — d’implacables et d’impossibles pupilles de monstre ;
ils nous regardaient toujours d’un regard uniformément sombre,
comme fatigués de voir des esclaves dont ils ne pouvaient espérer
rien d’humain, et qu’ils méprisaient du mépris froid de la
sagesse.
Chaque
jour et chaque jour, dans la poussière de la farine dans la boue que
nos pieds apportaient de la cour, dans l’atmosphère lourde,
imprégnée d’odeurs, nous roulions la pâte et faisions les
craquelins ; nous les mouillions de notre sueur, et nous haïssions
notre travail d’une haine aiguë ; nous ne mangions jamais ce qui
sortait de nos mains, préférant le pain noir aux craquelins.
Assis
à une longue table en face les uns des autres — neuf contre neuf —
durant de longues heures nos mains et nos doigts se remuaient
mécaniquement, à tel point habitués à notre travail que nous ne
surveillions plus jamais nos mouvements. Et les figures de chacun
nous étaient devenues tellement familières que chacun de nous
connaissait toutes les rides sur les faces de ses camarades. Nous
n’avions rien à nous dire, nous y étions habitués et nous nous
taisions tout le temps, lorsque nous ne nous querellions pas, — car
il y a toujours quelque chose pour quoi on peut engueuler un homme,
et surtout un camarade. Mais nous nous engueulions même rarement —
en quoi un homme peut-il avoir tort s’il est à demi mort, s’il
est
comme un mannequin, si tous ses sentiments sont écrasés par le
poids du travail ? Mais le silence n’est effrayant et douloureux
que pour ceux qui ont déjà tout dit, et qui n’ont plus rien de
quoi parler ; quant aux hommes qui n’ont pas encore commencé leurs
discours — pour ceux-là le silence est simple et facile... En
revanche, nous chantions quelquefois, et notre chant débutait ainsi
: au milieu du travail tout à coup quelqu’un soupirait, d’un
soupir lourd de cheval fatigué, et se mettait à chanter un de ces
airs traînants, dont la mélodie plaintivement caressante allège
toujours le poids qui pèse sur l’âme du chanteur. Un seul de nous
chante, et tout d’abord nous écoutons en silence sa chanson
solitaire ; elle languit sous le plafond lourd du sous-sol, comme une
petite flamme de bûcher, au milieu de la steppe, par une nuit humide
d’automne, quand le ciel gris pèse au-dessus de la terre comme un
toit de plomb. Puis un autre se joint au chanteur, et — voilà déjà
deux voix qui nagent doucement, plaintives, dans l’air oppressé de
notre fosse étroite. Et soudain plusieurs voix soutiennent en même
temps la chanson — elle s’enfle comme une vague, devient plus
forte, plus puissante : il semble qu’elle élargit les murs
pesants, humides, de notre prison de pierre...
Tous
les vingt-six chantent ; les fortes voix, depuis longtemps
accoutumées à l’ensemble, remplissent l’atelier ; la chanson y
est à l’étroit ; elle se débat contre la pierre des murs, elle
gémit, pleure et ranime le coeur par une douleur douce,
chatouillante, elle ravive en lui les vieilles blessures et éveille
l’angoisse... Les chanteurs soupirent profondément et avec une
lourde peine ; quelqu’un d’eux interrompt soudain son chant, il
reste longtemps à écouter les camarades, puis déverse de nouveau
sa voix dans le flot général. Un autre, après avoir lancé
un
ékh ! angoissé, chante, les yeux fermés, et peut-être la vague
des sons, ample, nourrie, lui apparaît comme une route qui conduit
là-bas, au loin, toute éclairée par le soleil éclatant, large
route sur laquelle il se voit marcher. La flamme dans le four
frissonne toujours, toujours la pelle du brigadier grince sur la
brique, l’eau ronronne dans la marmite, et le reflet du feu sur le
mur tremble et rit silencieusement... Et nous versons dans les
paroles d’autrui notre malheur, l’angoisse lourde des hommes
vivants, privés de soleil, l’angoisse des esclaves. Ainsi, nous
vivions, les vingt-six, dans le sous-sol d’une grande maison de
pierre, et vivre nous était aussi pénible que si les trois étages
de cette maison avaient été mal bâtis directement sur nos épaules.
Mais,
outre le chant, nous avions encore quelque chose que nous aimions, et
qui, peut-être, nous tenait lieu de soleil. Au deuxième étage de
notre maison il y avait un atelier de broderie d’or, et parmi
beaucoup de jeunes filles brodeuses se trouvait la bonne Tania, âgée
de seize
ans.
Tous les matins, contre le carreau de la petite ouverture découpée
dans la porte qui conduisait du vestibule à notre atelier, venait
s’appuyer une mignonne petite figure rose, aux gais yeux bleus et
une voix claire, caressante, nous criait :
- Bons petits prisonniers ! donnez des craquelins !
Nous
nous tournions tous vers ce bruit limpide, bien connu, et nous
regardions, joyeux et avec une bonté simple, cette pure figure de
jeune fille, qui nous souriait si bien. Cela nous était familier et
agréable de voir ce nez écrasé contre le carreau, et ces menues
dents blanches qui brillaient de dessous les lèvres roses, ouvertes
par le sourire. Nous nous précipitions pour lui ouvrir la porte,
nous nous bousculions les uns les autres, et — la voilà, si gaie,
si gentille, qui entrait chez nous, la tête un peu penchée de côté,
debout et toujours souriante. Une longue et grosse natte de cheveux
châtains tombait par-dessus l’épaule et reposait sur sa poitrine.
Nous autres hommes sales, sombres, laids, nous la regardions de bas
en haut, — le seuil de la porte étant plus élevé de quatre
marches que le plancher, — nous la regardions, les têtes levées,
et lui souhaitions le bonjour ; nous lui disions des paroles
particulières, — nous ne les trouvions en nous que pour elle. En
causant avec elle, nos voix étaient plus douces, nos plaisanteries
moins lourdes. Pour elle — nous devenions autres. Le brigadier
tirait du four une pelletée de craquelins, les plus dorés et les
plus croustillants, et les lançait avec adresse de la pelle dans le
tablier de Tania.
— Prends
garde, ne tombe pas sur le patron ! la prévenions- nous toujours.
Elle riait d’un air légèrement fripon, et nous criait gaiement :
- Adieu, bons petits prisonniers ! — et disparaissait vivement comme une petite souris.
C’était
tout... Mais longtemps après son départ nous en parlions entre nous
avec plaisir — nous disions toujours les mêmes choses que nous
avions dites la veille et les jours précédents, parce que — et
elle, et nous, et tout, autour de nous, était pareil, comme la
veille et les jours précédents...
C’est
très pénible et douloureux quand un homme vit, et que rien ne
change autour de lui, et si cela ne tue pas son âme à mort, plus il
vit, plus l’immobilité de ce qui l’entoure lui devient
douloureuse... Nous parlions toujours des femmes de telle sorte que
parfois cela nous dégoûtait nous-mêmes d’entendre nos discours
grossièrement éhontés, et c’était naturel, car les femmes que
nous connaissions ne méritaient sans doute pas d’autre discours.
Mais de Tania nous ne parlions jamais mal, jamais ; et non seulement
aucun de nous ne se permettait
de
la toucher avec la main, mais jamais elle n’avait entendu de nous
une plaisanterie libre. Peut-être en avait-il été ainsi parce
qu’elle n’était jamais restée longtemps avec nous : comme une
étoile tombée du ciel, elle passait rapide devant nos yeux, et elle
disparaissait ; mais c’était peut-être parce qu’elle était
petite et très belle, et tout ce qui est beau éveille le respect
de soi-même chez les gens grossiers. Et puis, — quoique notre
travail de forçats eût
fait
de nous des boeufs passifs, incapables d’impressions, nous restions
quand même des hommes, et, comme tous les hommes, nous ne pouvions
pas vivre sans adorer quoi que ce soit. Nous n’avions personne de
meilleur qu’elle, et personne autre ne faisait attention à nous,
qui vivions dans le sous-sol — personne, et pourtant des dizaines
de gens habitaient la maison. Et enfin — sûrement, c’était le
principal — tous, nous la regardions comme quelque chose à nous,
comme quelque chose qui ne semblait exister que grâce à nos
craquelins ; nous nous étions fait un devoir de lui donner des
craquelins chauds, et c’était devenu pour nous comme une offrande
quotidienne à l’idole, c’était devenu presque un rite
religieux, et chaque jour nous attachait plus à elle. Outre les
craquelins, nous donnions beaucoup de conseils à Tania — se
couvrir plus chaudement, ne pas courir trop vite dans les escaliers,
ne pas porter des brassées de bois trop lourdes. Elle écoutait nos
conseils avec un sourire, y répondait par un rire, et ne nous
obéissait jamais, mais nous n’en étions pas blessés : il nous
suffisait de montrer que nous prenions soin d’elle.
Souvent
elle s’adressait à nous pour différents services : ouvrir la
lourde porte de la cave, fendre du bois,— avec joie, et même avec
une sorte d’orgueil, nous lui faisions cela, et tout ce qu’elle
voulait.
Mais
lorsqu’un de nous la pria de lui raccommoder son unique chemise,
avec une moue méprisante elle dit :
- Voyez-vous ! si je vais faire ça, comment donc !...
Nous
nous étions bien moqués du drôle d’homme, — et jamais nous ne
lui avions plus rien demandé. Nous l’aimions, — cela dit tout.
L’homme veut toujours porter son amour sur quelqu’un ; quoique
parfois cet amour est tyrannique ou parfois avilissant, et peut
empoisonner la vie du prochain, parce que, tout en aimant, l’homme
n’estime pas l’être aimé. Nous devions aimer Tania, car nous
n’avions personne autre à aimer.
Parfois
quelqu’un de nous, tout à coup, on ne sait pourquoi, raisonnait
ainsi :
- Et qu’est-ce que nous avons à gâter la gosse ?
Qu’est-ce
qu’il y a en elle de particulier ? Hein ? Vraiment, nous nous
occupons beaucoup d’elle !
L’homme
qui avait le courage de prononcer de tels discours était bientôt
remis à sa place, très grossièrement — nous avions besoin
d’aimer quelque chose : nous avions trouvé cet objet, et nous
l’aimions, et ce que nous aimions, nous, les vingt-six, devait être
inaccessible à chacun, comme une chose sainte, et quiconque en ceci
parlait contre nous était notre ennemi. Peut-être nous aimions ce
qui n’était pas réellement bon, mais nous étions vingt-six, et
par conséquent nous voulions toujours que ce qui nous était cher
fut sacré pour les autres. L’amour n’est pas moins lourd que la
haine... et peut être, justement pour cette raison, certains
orgueilleux affirment que la haine est plus flatteuse que l’amour...
Alors pourquoi est-ce qu’ils ne fuient pas les hommes, si cela est
vrai ?...
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