Le
modèle événementiel en question
11
septembre 2001, New York : 3000 personnes périssent dans
l’effondrement de deux tours, à la suite d’une attaque
terroriste.
C’est
un événement. Immense, infiniment commenté, tragique.
L’Apocalypse, a t on
dit...
Chaque
jour, sur Terre : 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent de
malnutrition et de maladies infectieuses.
C’est
un fait. Regrettable. Parfois rappelé, au hasard des infos…
Mais
alors, qu’est ce qu’un « événement », parmi les milliards de
faits qui à tout moment émaillent la surface de notre planète ?
1/
LA NOTION D’ÉVÉNEMENT
Cinq
éléments plus ou moins constituants permettent de caractériser la
notion d’événement. Chacune de ces approches nous permet de mieux
voir en quoi l’emploi de ce terme trahit les réalités qu’il
feint de traduire.
A/
L’événement, c’est ce qui advient, ce qui se produit en
dehors de toute prévisibilité.
C’est
la définition en quelque sorte étymologique1. Ce qui advient
(evenit) ne prévient pas. Cela semble surgir tout à
coup, comme un effet sans cause. Il faut même
que
l’on soit surpris. Lorsque « ce qui se passe » est devenu
habituel, on a l’impression qu’il ne se passe rien… Plus est
brutale l’information qui « éclate » soudain dans le
champ médiatique, plus elle semble mériter le nom d’événement
– l’exemple type étant celui de l’explosion accidentelle
dans une usine ou un immeuble.
Bien
entendu, ce mot (avec son éclat) renvoie toujours à une certaine
réalité. Mais il importe dès à présent de distinguer :
–
d’une part la
réalité en soi ainsi qualifiée, qu’on supposera complexe
et multidimensionnelle ;
–
d’autre part,
l’acte qui la nomme événement (ou la dramatise comme
telle), choisissant de percevoir et montrer cette réalité avant
tout sous son aspect phénoménal, voire épiphénoménal.
Certes,
lorsqu’il y a manifestation inattendue de quelque chose, on devine
qu’il y a une multitude de causes et d’effets qui faudrait
débrouiller pour expliquer et comprendre vraiment le phénomène.
Mais précisément, s’empresser de nommer un fait « événement »,
c’est privilégier une modalité de perception et de
représentation qui l’enferme dans son surgissement, par
opposition à d’autres formes de saisie du réel. On se laisse
aller à ce bon vieux présupposé idéologique selon lequel toute
chose n’est en ce monde que le fruit d’une génération
spontanée, à mille lieues de l’approche analytique qui tente de
saisir l’intelligence des choses et de leurs interrelations.
Très
vite, l’effet de surprise, le frisson soudain, deviennent le
critère essentiel de l’événement, et conduisent le journaliste à
ne chercher dans le réel que ce qui va produire ce frisson, être
spectaculaire, photogénique, télégénique3, etc. Et à en répéter
les images en boucle, pour amplifier l’en soi de la chose,
son irruption hors toute causalité, au lieu d’en expliquer
la genèse. Faut il souligner que cette approche événementielle du
monde est par nature dépolitisante, puisqu’elle déconnecte
de leurs causes multiples toutes les réalités dont elle parle, soit
qu’elle les falsifie par les exigences de la mise en scène, soit
qu’elle les feutre en en masquant la dimension spécifique (c’est
ainsi qu’on parlait des « événements d’Algérie », note
Barthes, pour éviter de prononcer le mot « guerre ») ?
B/
L’événement, heureux ou non, se présente le plus souvent
comme l’effet d’un destin ou d’une providence.
C’est
dans la logique de ce qui précède : puisque le fait ou le phénomène
apparaît comme un effet sans cause apparente, il est immédiatement
interprétable comme un signe du destin, comme une faveur ou une
défaveur des dieux. La religion de l’information, à l’image des
religions traditionnelles, célèbre toujours dans l’événement
une dimension métaphysique (parfois très explicitement, voir
Football et idéologie).
L’exemple type est ici le décès de la princesse Diana, qui a
donné lieu, rétroactivement, à la présentation hagiographique de
son existence.
Bien
entendu, ce sont le plus souvent les catastrophes (et pas seulement
les catastrophes « naturelles ») qui donnent lieu à la
présentation de l’événement comme le fruit, dans le théâtre du
monde, d’un Deus ex machina qui conduit tout en fonction de
ses desseins secrets. Le chœur tragique des éditorialistes, en
orchestrant l’émotion collective (qu’il contribue à produire),
ne manque pas de renforcer au passage la vision dépolitisée du
monde soulignée ci dessus.
Il
est vrai que, de plus en plus, la meute journalistique cherche
maintenant des responsables et multiplie les entretiens qui accusent
(cf. la catastrophe de Toulouse en 2001, ou le « crash » du Boeing
égyptien, début 2004). Mais dans la perspective métaphysique où
les médias se placent majoritairement, cette recherche s’apparente
surtout à une quête de coupables, propre à nourrir l’écoeurement
de la foule en « trompant » sa faim de causalité. Car ce ne sont
pas de vraies explications, qui lui sont offertes, ce sont des
sacrifices expiatoires. On ne sort pas de la magie du lynchage, qui
vise à apaiser les dieux plutôt qu’à rendre justice aux hommes.
C/
L’événement désigne aussi, bien sûr, dans la foulée des
amplifications précédentes, tout fait qui paraît réellement
d’importance, notamment d’un point de vue historique.
Le
mur de Berlin peut être considéré comme l’exemple type de cette
acception du mot. De même la bataille de Waterloo, ou encore
l’effondrement des twin towers en sept.
2001. Les historiens, les éditorialistes sérieux nommeront «
événements » ces faits jugés capitaux : ils « font date », en
effet; après eux, « plus rien ne sera comme avant » dans
l’histoire de tel ou tel pays…
Mais
ce sens, qui semble si bien contredire le caractère épiphénoménal
des précédents, n’en reste pas moins tributaire. En se centrant
sur telle « date clef », en associant
l’historicité du fait signalé à son déroulement souvent
spectaculaire, l’historien qui l’érige en événement ne se
départit pas de cette vision du monde qui confond le symptôme et la
cause. Il tombe sous le coup de cette sentence de Montesquieu : « Si
le hasard d’une bataille –c’est à dire une cause particulière,
a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que
cet État devait périr par une seule bataille. »
Ainsi,
celui qui privilégie la bataille comme événement historique risque
de manquer l’analyse du réel, celle qui montre en quoi l’irruption
de ce fait n’avait rien de surprenant, mais ne fut que la partie
visible (phénoménale) d’un essentiel qui est ailleurs, le
complexe enchevêtrement des causes profondes : c’est ainsi que,
replacé dans son contexte, l’attentat du 11 sept. 2001, ne fut
qu’un petit effet boomerang d’une violence américaine qui n’a
cessé de sévir dans le tiers monde depuis plusieurs décennies.
On
le dit d’ailleurs de plus en plus : n’en déplaise aux médias
dominants, « l’histoire événementielle » n’est pas l’histoire
véritable. Même dans son acception historique, l’« événement »
n’existe donc que dans la vision événementialiste de celui qui le
nomme comme tel.
D/
L’événement, dans son emploi le plus fréquent, se définit
par son immédiateté.
Il
est indissociable de l’instant présent où il fait « irruption ».
Son acuité se mesure à son caractère minuté, à son instantanéité
: la Chaîne Info (LCI) nous promet ainsi un événement toutes les
trois minutes5... Quand « ce qui se produit » dure des mois ou des
années, cela devient vite trop banal pour mériter le nom
d’événement, et être vécu
comme
tel : ce fut le cas par exemple, entre les deux guerres d’Irak, où
les dix ans d’embargo meurtrier et de continuels bombardements
américains apparaissaient comme des informations de routine.
Mais
même lorsqu’un événement de taille se produit « à chaud »,
son usure peut être fort rapide : au bout de cinq jours, la seconde
guerre d’Irak donna ainsi lieu à un gavage d’informations
creuses qui laissaient le public sur sa faim (on savait que les
troupes américaines progressaient, qu’elles finiraient par gagner,
etc., mais, mais… il n’y avait rien de nouveau !).
Continuer d’en parler, c’était saturer « l’actualité » de
ce que l’on savait déjà, c’était arrêter la chaîne
événementielle en empêchant tout nouvel événement
de se manifester, au grand dam du public.
L’événement
doit absolument être « actuel », ou n’être pas.
Or,
cette immédiateté de « ce qui se passe », et qui doit passer pour
céder la place à ce qui doit encore advenir, est aussi ce qui
confère à l’événement son caractère impératif : il ne faut
pas le manquer. Ou alors, ce serait manquer ce qui nous
arrive, à travers
tout ce qui entoure et détermine hic et nunc nos existences.
On peut ici rapprocher deux verbes qui ont la même racine, l’anglais
To happen et le français happer.
L’événement
que je veux « saisir » est lui même « saisissant. En même temps
que je crois le happer, c’est lui qui me happe, qui me « surprend
» et me prend, comme tout
«
happening » qui se respecte… La notion d’événement comporte
donc en puissance le vertige du consommateur consommé, tel
qu’il est régi par le spectacle publicitaire : c’est en
s’offrant à la possession que le produit possède celui qu’il
met en état de besoin.
E/
L’événement n’existe que dans le regard du public ; mais
aussi, le public n’existe que dans sa saisie de l’événement.
Il
n’y a pas d’événement en soi. Il peut seulement y avoir
événement pour. Je voyage en TGV, un train jaillit en sens
inverse : pour mes voisins et moi, l’événement frémissant, c’est
ce jaillissement du rapide qui nous croise. Mais pour les voyageurs
d’en face, l’événement, c’est notre TGV qui les fait frémir
en passant, à la même seconde. L’événement et son « public »
ne cessent d’être relatifs l’un à l’autre, ne cessent de se
créer mutuellement. Le public des médias a ainsi besoin, pour se
constituer comme tel, d’être saisi par l’« événement ». Et
corrélativement, l’événement a besoin de l’attestation du
public pour exister : il ne peut éclater comme actuel
que dans le regard du plus grand nombre. Sinon, il n’existe pas.
D’où
le besoin qu’ont les professionnels des médias de l’approbation
du public, comme pour croire eux mêmes à l’importance objective
de ce qu’ils présentent comme événements. Ce protocole de
ratification se reproduit maintes fois : on se précipite vers les
sondages, on recueille à la va vite l’avis des personnalités qui
adorent opiner dans les médias, on court les rues pour récolter
quelques micro-trottoirs, on met en scène les réactions des gens…
et l’on en déduit gravement, puisque la rue réagit à
l’événement, que l’événement était bien un événement ! Un
million de morts de faim, en Afrique, en présence d’un seul
témoin, c’est une réalité affligeante ; un enfant qui meurt à
la télévision, devant un million de spectateurs, c’est un
événement.
2/
L’ARBITRAIRE DE L’ÉVÉNEMENT
La
notion d’événement doit être considérée comme un cas
particulier de la nomination du monde, celle-ci reposant sur un
double arbitraire.
A/
Le double arbitraire du langage
L’arbitraire
de la sélection. Nommer une chose, c’est la choisir et l’isoler
pour la « saisir ». Ce repérage la fait exister aussitôt dans le
langage : une part du monde, jusqu’alors informelle, émerge à nos
yeux et prend en quelque sorte le statut de « réel».
Toute
langue qui s’élabore, en répétant indéfiniment cette opération,
forme un système de mots qui semble refléter les structures
du réel mais qui, en vérité, n’en constitue qu’une image
partielle et toujours provisoire, une « construction » empirique au
gré des aléas de l’histoire, une représentation. La
comparaison entre les langues montre combien est arbitraire ce
repérage sélectif, ce pré-découpage du réel par lequel chacune
quadrille le monde à sa façon. Tout langage est infiniment
lacunaire et approximatif, si l’on en juge par la complexité du
monde, mais il n’en forme pas moins un système d’interprétation
du Réel qui, si pratique et si riche qu’il soit (c’est là
le « génie » de la langue), doit tout de même être considéré
pour ce qu’il est : une grille idéologique. L’illusion
des usagers d’une langue, c’est alors de prendre cette nomination
sélective pour un reflet objectif des choses, et de croire
qu’ils « possèdent » la réalité du monde à travers le réseau
des mots. Or, cette illusion est dominante en nous. Elle nous devient
« naturelle » avec la pratique du langage. On dit couramment qu’il
faut « appeler les choses par leur nom » , oubliant que la
nomination ne les saisit que par le petit bout de nos lorgnettes
savantes, qu’elle les ordonne selon des concepts bien arbitraires,
et impose à chaque locuteur une perception pré-construite, donc
tronquée, du réel. C’est ainsi que, selon Cl. LéviStrauss, une
ethnie n’a qu’un mot pour dire à la fois « joli et jeune »
et un autre pour dire « vieux et laid »… Il est vrai que
notre langue médiatiquement correcte progresse à grands pas vers ce
type d’indistinction.
L’arbitraire
de la désignation. Le vocable qu’on invente ou choisit pour
désigner une réalité est en principe sans rapport avec la chose
signifiée. À l’arbitraire de la sélection (le découpage qui
fait exister les choses) s’ajoute ainsi un second arbitraire,celui
des signes dont on les couvre. C’est par convention qu’on appelle
« arbre » un arbre : il n’y a pas de lien naturel entre le signe
et la chose signifiée.
Mais
cet arbitraire de la désignation est, lui aussi, méconnu et nié
par notre usage quotidien de la langue : nous identifions à tout
moment la réalité d’une chose au nom qui la désigne (à
commencer d’ailleurs par nos propres noms et prénoms, lorsque nous
disons « Je suis X, Je suis Y »). Mus par la « tendance
à l’expressivité » (que les linguistes
appellent aussi « tendance iconique ») nous nous plaisons à
entretenir cette
«
illusion réaliste » selon laquelle, chaque chose « ayant son nom
», chaque « nom » dans ses sonorités mêmes est comme «
l’essence » de la chose. Dès lors, il suffit de jouer sur les
mots (chargés de « connotations ») pour tenter de colorer ou
modifier la « nature » des choses que l’on nomme, et «
l’identité » des gens dont on parle. C’est ce que nous faisons
couramment lorsque nous définissons, présentons ou jugeons autrui.
À chaque fois que nous « désignons » quelqu’un, nous montrons
cette personne selon un certain angle, nous voulons la faire voir
selon un certain point de vue. Nommer, c’est toujours plus ou moins
enfermer dans une « essence », même lorsque le propos est
flatteur. La nomination se veut ou se croit toujours plus ou moins «
performative » (cf. le commentaire de ce terme, pp.0030).
B/
Le double arbitraire de l’événement
Cas
particulier de la Nomination, la notion d’événement est le fruit
d’un « arbitraire » double, lui aussi : tant dans le «
prélèvement » de réel qu’il effectue sur le monde que dans
l’emballage dont il le revêt pour nous le livrer. Aucun événement
n’existe en soi, chacun on l’a vu existe pour :
c’est le témoin, le journaliste ou l’historien qui le saisit et
le répercute comme tel. Certes, un certain nombre de réalités
existent bien en elles-mêmes, et de façon parfaitement
incontournables puisqu’elles sont. Mais les nommer « événements
» est bien un acte arbitraire qui dépend de ceux qui en parlent, en
fonction de leur subjectivité ou de leur idéologie. Et ceci, aux
deux niveaux que nous
avons
distingués : La sélection, d’abord. Parmi les milliards de
phénomènes ou de simples faits qui se produisent à travers le
monde au même instant, dans tous les pays, dans toutes les classes,
dans toutes les vies, celui qui ose décider d’en nommer certains «
événements » (en fonction de quels critères ?) les produit
évidemment comme tels bien plus qu’il ne les constate. Une
grille mentale est à l’œuvre qui, en sélectionnant ceux-ci
(prétendus « représentatifs »), revient du même coup à évacuer
tous les autres de la vaste Réalité. Quels que soient les médias
dont on étudie la « représentation du monde » (avec leurs
rubriques privilégiées, leurs hiérarchies plus ou moins
implicites, leurs titres et gros titres censés « prouver »
l’ampleur des faits annoncés, les publicités qu’on y observe,
etc.), on s’aperçoit vite que celle-ci ne représente… que leur
représentation du monde : ce schéma mental, cette « vision des
choses » déjà en place dans la tête des journalistes, et souvent
à leur insu. Comme l’écrit magistralement Alain Accardo, « Les
journalistes croient ce qu’ils racontent parce qu’ils racontent
ce qu’ils croient. » Le modèle événementiel qu’ils ont
intériorisé les conduit à ne lire, dans le monde, que les «
événements » confirmant l’idée préconçue qu’ils se font du
monde…Dans ces conditions, il va de soi que le pot pourri
d’informations hétérogènes qui constitue « l’actualité » ne
donne jamais qu’un tableau partiel, partial, et mensonger, de cette
« époque » que les professionnels prétendent hautement refléter
ou « couvrir ».
Le
concept même d’actualité est un coup de force quotidien :
d’une part parce qu’on pourrait chaque jour faire la liste d’une
multitude d’actualités qui sont exclues de l’Actualité
avec un grand A, d’autre part parce que cette dernière est une vue
de l’esprit, une promesse démiurgique et totalitaire, comme
l’indique d’ailleurs la lettre même du slogan de France Info : «
Le monde en direct, 24 heures sur 24 ». On pourrait en dire
autant de journaux qui se donnent comme titre : L’Événement,
Le Monde, Le Temps…Quelle forfanterie !
La
désignation, ensuite. Le mot « événement », on l’a compris,
est une étiquette, un prisme, une modalité d’énonciation qui
renvoie à certaines réalités, mais qui n’est pas la réalité.
L’événement apparaît comme le texte de ce dont le fait est le
simple prétexte. En collant donc la catégorie « événement » sur
certaines réalités factuelles, comme si elle leur était
transparente, le journaliste nous oblige dès lors à les voir ou à
les propager comme des phénomènes ayant surgi ainsi par génération
spontanée (cf. les cinq traits définissant la notion d’événement).
On a beau savoir la minceur (voire l’inanité) d’un fait, son
traitement événementiel (grand titre à la une, énonciation
dramatisante, rythme qui fait entrer dans la supposée cadence de
notre temps, etc.) capte notre attention comme s’il s’agissait
d’un grandissime effet de l’époque, comme si le « mot »
façonnait la chose… Comme si la nomination journalistique
procédait d’un vertige démiurgique désireux de « créer » le
monde à coup de performatifs ! Or, même lorsqu’il s’agit d’une
réalité qu’on peut juger importante, la percevoir ou la montrer
comme événement, en la couvrant des signes arbitraires de
l’événementialité, c’est prétendre épuiser cette réalité
dans la considération de son seul aspect phénoménal. C’est donc
la dénaturer, la « dépolitiser », s’interdire de l’appréhender
sur le mode de l’analyse rationnelle. Et priver simultanément de
cette approche ceux que l’on « informe ». L’arbitraire de
l’événement, qui règne sur l’Information moderne et régit
ceux qui l’ont en charge, c’est cette terrible réduction
idéologique, cette imposture qui ne cesse de réduire le Réel à
l’Actuel, de ne saisir les
faits
que comme des « nouvelles », bref de « nommer » le monde selon la
grille événementielle en faisant croire péremptoirement que
c’estçalemonde11.
C/
Imposture et pouvoir.
Cette
imposture, souvent inconsciente d’elle-même, qui dit représenter
le monde ''tel qu’il est'', alors qu’elle le construit en
usant d’un code arbitraire prétendument ''naturel''12, était déjà
celle du roman réaliste à la fin du XIXe siècle. Nos romanciers
faisaient
des enquêtes, sélectionnaient des faits jugés « représentatifs
», puis inventaient intrigues et personnages qu’ils mettaient «
en scène » et, par les jeux de l’écriture, ''recomposaient'' le
réel. Le résultat, c’est que leurs romans avaient l’air
d’autant plus ''réalistes'' qu’ils étaient misérabilistes.
S’ils étaient représentatifs, ce n’est pas du ''monde tel qu’il
est'', mais d’une vision du monde « naturaliste » tout à fait
datée, que le romancier partageait avec des lecteurs tacitement
d’accord pour identifier cette « représentation » arbitraire à
''la'' réalité. Ce qui amuse, après coup, c’est la prétention
de nos artistes à vouloir posséder ainsi la vérité du monde.
Derrière cette prétention, il y avait comme un désir de pouvoir…
L’un des meilleurs d’entre eux, Maupassant, n’était d’ailleurs
pas dupe : « Les Réalistes de talent devraient plutôt s’appeler
des Illusionnistes. » écrivait-il (Préface de Pierre et
Jean). Cette prétention se retrouve chez le journaliste de
talent, son cas étant tout de même plus grave en ce qu’il prétend
refléter cet inaccessible monde tel qu’il est en le
limitant à l’instantané du monde tel qu’il paraît.
Certes
il y a une fatalité du « journalisme » qui, par définition, se
donne « le jour » présent pour cadre et pour objet. Prisonnier du
« quotidien », devant la complexité du réel, l’homme des médias
est sans doute excusable de n’en donner qu’une représentation
tronquée. Le problème, c’est qu’il se vante de tenir un
discours objectif sur la réalité, qu’il présente sa mise en
scène de certains faits comme la photo du « monde
en direct », et ne veut surtout pas reconnaître cet « arbitraire »
de l’événement qui le traverse ou qu’il manipule, chaque fois
qu’il « couvre » des situations dont il croit ou décide qu’elles
sont significatives de notre temps…
Cette
cécité quasi professionnelle est sans doute révélatrice de ce
qu’elle masque : un pouvoir. Car il faut bien en venir à la
question sensible : pourquoi, pour quoi, veut-on
faire
du journalisme ?
Pour informer ?
mais de quoi, le réel est si vaste ? Pour vivre intensément en se
situant toujours ''au cœur de
l’actualité'' ou de l’époque,
mais ce serait laisser croire que l’époque a un ''cœur'' comme on
croyait jadis que l’univers avait un centre ? Pour posséder le
monde en le représentant ? Ou pour posséder ses
lecteurs/spectateurs en leur imposant cette représentation du monde
? À vrai dire, si comme le dit Orwell le vrai pouvoir est le pouvoir
sur l’esprit d’autrui, si comme le dit Barthes « discourir
c’est assujettir », si l’acte
de nomination du monde est en même temps prise de pouvoir sur la
conscience de ceux qu’on conditionne à voir le monde tel qu’on
le nomme, alors on comprend la propension du discours médiatique à
réduire le monde au modèle événementiel et à se donner sur la
foule le pouvoir de ceux qui ont ''les clefs de l’actualité''. Ce
faisant, les maîtres des médias se font maîtres… ou plutôt
''prêtres'' de l’époque, dont ils célèbrent à toute heure du
jour et de la nuit les divines manifestations événementielles.
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