mercredi 3 janvier 2018

Ces événements qui n'existent pas par François Brune Partie 1

Le modèle événementiel en question

11 septembre 2001, New York : 3000 personnes périssent dans l’effondrement de deux tours, à la suite d’une attaque terroriste.
C’est un événement. Immense, infiniment commenté, tragique. L’Apocalypse, a t on
dit...
Chaque jour, sur Terre : 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent de malnutrition et de maladies infectieuses.
C’est un fait. Regrettable. Parfois rappelé, au hasard des infos…

Mais alors, qu’est ce qu’un « événement », parmi les milliards de faits qui à tout moment émaillent la surface de notre planète ?

1/ LA NOTION D’ÉVÉNEMENT

Cinq éléments plus ou moins constituants permettent de caractériser la notion d’événement. Chacune de ces approches nous permet de mieux voir en quoi l’emploi de ce terme trahit les réalités qu’il feint de traduire.

A/ L’événement, c’est ce qui advient, ce qui se produit en dehors de toute prévisibilité.

C’est la définition en quelque sorte étymologique1. Ce qui advient (evenit) ne prévient pas. Cela semble surgir tout à coup, comme un effet sans cause. Il faut même
que l’on soit surpris. Lorsque « ce qui se passe » est devenu habituel, on a l’impression qu’il ne se passe rien… Plus est brutale l’information qui « éclate » soudain dans le champ médiatique, plus elle semble mériter le nom d’événement – l’exemple type étant celui de l’explosion accidentelle dans une usine ou un immeuble.
Bien entendu, ce mot (avec son éclat) renvoie toujours à une certaine réalité. Mais il importe dès à présent de distinguer :
d’une part la réalité en soi ainsi qualifiée, qu’on supposera complexe et multidimensionnelle ;
d’autre part, l’acte qui la nomme événement (ou la dramatise comme telle), choisissant de percevoir et montrer cette réalité avant tout sous son aspect phénoménal, voire épiphénoménal.
Certes, lorsqu’il y a manifestation inattendue de quelque chose, on devine qu’il y a une multitude de causes et d’effets qui faudrait débrouiller pour expliquer et comprendre vraiment le phénomène. Mais précisément, s’empresser de nommer un fait « événement », c’est privilégier une modalité de perception et de représentation qui l’enferme dans son surgissement, par opposition à d’autres formes de saisie du réel. On se laisse aller à ce bon vieux présupposé idéologique selon lequel toute chose n’est en ce monde que le fruit d’une génération spontanée, à mille lieues de l’approche analytique qui tente de saisir l’intelligence des choses et de leurs interrelations.
Très vite, l’effet de surprise, le frisson soudain, deviennent le critère essentiel de l’événement, et conduisent le journaliste à ne chercher dans le réel que ce qui va produire ce frisson, être spectaculaire, photogénique, télégénique3, etc. Et à en répéter les images en boucle, pour amplifier l’en soi de la chose, son irruption hors toute causalité, au lieu d’en expliquer la genèse. Faut il souligner que cette approche événementielle du monde est par nature dépolitisante, puisqu’elle déconnecte de leurs causes multiples toutes les réalités dont elle parle, soit qu’elle les falsifie par les exigences de la mise en scène, soit qu’elle les feutre en en masquant la dimension spécifique (c’est ainsi qu’on parlait des « événements d’Algérie », note Barthes, pour éviter de prononcer le mot « guerre ») ?

B/ L’événement, heureux ou non, se présente le plus souvent comme l’effet d’un destin ou d’une providence.

C’est dans la logique de ce qui précède : puisque le fait ou le phénomène apparaît comme un effet sans cause apparente, il est immédiatement interprétable comme un signe du destin, comme une faveur ou une défaveur des dieux. La religion de l’information, à l’image des religions traditionnelles, célèbre toujours dans l’événement une dimension métaphysique (parfois très explicitement, voir Football et idéologie). L’exemple type est ici le décès de la princesse Diana, qui a donné lieu, rétroactivement, à la présentation hagiographique de son existence.
Bien entendu, ce sont le plus souvent les catastrophes (et pas seulement les catastrophes « naturelles ») qui donnent lieu à la présentation de l’événement comme le fruit, dans le théâtre du monde, d’un Deus ex machina qui conduit tout en fonction de ses desseins secrets. Le chœur tragique des éditorialistes, en orchestrant l’émotion collective (qu’il contribue à produire), ne manque pas de renforcer au passage la vision dépolitisée du monde soulignée ci dessus.
Il est vrai que, de plus en plus, la meute journalistique cherche maintenant des responsables et multiplie les entretiens qui accusent (cf. la catastrophe de Toulouse en 2001, ou le « crash » du Boeing égyptien, début 2004). Mais dans la perspective métaphysique où les médias se placent majoritairement, cette recherche s’apparente surtout à une quête de coupables, propre à nourrir l’écoeurement de la foule en « trompant » sa faim de causalité. Car ce ne sont pas de vraies explications, qui lui sont offertes, ce sont des sacrifices expiatoires. On ne sort pas de la magie du lynchage, qui vise à apaiser les dieux plutôt qu’à rendre justice aux hommes.

C/ L’événement désigne aussi, bien sûr, dans la foulée des amplifications précédentes, tout fait qui paraît réellement d’importance, notamment d’un point de vue historique.

Le mur de Berlin peut être considéré comme l’exemple type de cette acception du mot. De même la bataille de Waterloo, ou encore l’effondrement des twin towers en sept. 2001. Les historiens, les éditorialistes sérieux nommeront « événements » ces faits jugés capitaux : ils « font date », en effet; après eux, « plus rien ne sera comme avant » dans l’histoire de tel ou tel pays…
Mais ce sens, qui semble si bien contredire le caractère épiphénoménal des précédents, n’en reste pas moins tributaire. En se centrant sur telle « date clef », en associant l’historicité du fait signalé à son déroulement souvent spectaculaire, l’historien qui l’érige en événement ne se départit pas de cette vision du monde qui confond le symptôme et la cause. Il tombe sous le coup de cette sentence de Montesquieu : « Si le hasard d’une bataille –c’est à dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. »

Ainsi, celui qui privilégie la bataille comme événement historique risque de manquer l’analyse du réel, celle qui montre en quoi l’irruption de ce fait n’avait rien de surprenant, mais ne fut que la partie visible (phénoménale) d’un essentiel qui est ailleurs, le complexe enchevêtrement des causes profondes : c’est ainsi que, replacé dans son contexte, l’attentat du 11 sept. 2001, ne fut qu’un petit effet boomerang d’une violence américaine qui n’a cessé de sévir dans le tiers monde depuis plusieurs décennies.
On le dit d’ailleurs de plus en plus : n’en déplaise aux médias dominants, « l’histoire événementielle » n’est pas l’histoire véritable. Même dans son acception historique, l’« événement » n’existe donc que dans la vision événementialiste de celui qui le nomme comme tel.

D/ L’événement, dans son emploi le plus fréquent, se définit par son immédiateté.

Il est indissociable de l’instant présent où il fait « irruption ». Son acuité se mesure à son caractère minuté, à son instantanéité : la Chaîne Info (LCI) nous promet ainsi un événement toutes les trois minutes5... Quand « ce qui se produit » dure des mois ou des années, cela devient vite trop banal pour mériter le nom d’événement, et être vécu
comme tel : ce fut le cas par exemple, entre les deux guerres d’Irak, où les dix ans d’embargo meurtrier et de continuels bombardements américains apparaissaient comme des informations de routine.
Mais même lorsqu’un événement de taille se produit « à chaud », son usure peut être fort rapide : au bout de cinq jours, la seconde guerre d’Irak donna ainsi lieu à un gavage d’informations creuses qui laissaient le public sur sa faim (on savait que les troupes américaines progressaient, qu’elles finiraient par gagner, etc., mais, mais… il n’y avait rien de nouveau !). Continuer d’en parler, c’était saturer « l’actualité » de ce que l’on savait déjà, c’était arrêter la chaîne événementielle en empêchant tout nouvel événement de se manifester, au grand dam du public.
L’événement doit absolument être « actuel », ou n’être pas.
Or, cette immédiateté de « ce qui se passe », et qui doit passer pour céder la place à ce qui doit encore advenir, est aussi ce qui confère à l’événement son caractère impératif : il ne faut pas le manquer. Ou alors, ce serait manquer ce qui nous arrive, à travers tout ce qui entoure et détermine hic et nunc nos existences. On peut ici rapprocher deux verbes qui ont la même racine, l’anglais To happen et le français happer.
L’événement que je veux « saisir » est lui même « saisissant. En même temps que je crois le happer, c’est lui qui me happe, qui me « surprend » et me prend, comme tout
« happening » qui se respecte… La notion d’événement comporte donc en puissance le vertige du consommateur consommé, tel qu’il est régi par le spectacle publicitaire : c’est en s’offrant à la possession que le produit possède celui qu’il met en état de besoin.

E/ L’événement n’existe que dans le regard du public ; mais aussi, le public n’existe que dans sa saisie de l’événement.

Il n’y a pas d’événement en soi. Il peut seulement y avoir événement pour. Je voyage en TGV, un train jaillit en sens inverse : pour mes voisins et moi, l’événement frémissant, c’est ce jaillissement du rapide qui nous croise. Mais pour les voyageurs d’en face, l’événement, c’est notre TGV qui les fait frémir en passant, à la même seconde. L’événement et son « public » ne cessent d’être relatifs l’un à l’autre, ne cessent de se créer mutuellement. Le public des médias a ainsi besoin, pour se constituer comme tel, d’être saisi par l’« événement ». Et corrélativement, l’événement a besoin de l’attestation du public pour exister : il ne peut éclater comme actuel que dans le regard du plus grand nombre. Sinon, il n’existe pas.
D’où le besoin qu’ont les professionnels des médias de l’approbation du public, comme pour croire eux mêmes à l’importance objective de ce qu’ils présentent comme événements. Ce protocole de ratification se reproduit maintes fois : on se précipite vers les sondages, on recueille à la va vite l’avis des personnalités qui adorent opiner dans les médias, on court les rues pour récolter quelques micro-trottoirs, on met en scène les réactions des gens… et l’on en déduit gravement, puisque la rue réagit à l’événement, que l’événement était bien un événement ! Un million de morts de faim, en Afrique, en présence d’un seul témoin, c’est une réalité affligeante ; un enfant qui meurt à la télévision, devant un million de spectateurs, c’est un événement.

2/ L’ARBITRAIRE DE L’ÉVÉNEMENT

La notion d’événement doit être considérée comme un cas particulier de la nomination du monde, celle-ci reposant sur un double arbitraire.

A/ Le double arbitraire du langage

L’arbitraire de la sélection. Nommer une chose, c’est la choisir et l’isoler pour la « saisir ». Ce repérage la fait exister aussitôt dans le langage : une part du monde, jusqu’alors informelle, émerge à nos yeux et prend en quelque sorte le statut de « réel».
Toute langue qui s’élabore, en répétant indéfiniment cette opération, forme un système de mots qui semble refléter les structures du réel mais qui, en vérité, n’en constitue qu’une image partielle et toujours provisoire, une « construction » empirique au gré des aléas de l’histoire, une représentation. La comparaison entre les langues montre combien est arbitraire ce repérage sélectif, ce pré-découpage du réel par lequel chacune quadrille le monde à sa façon. Tout langage est infiniment lacunaire et approximatif, si l’on en juge par la complexité du monde, mais il n’en forme pas moins un système d’interprétation du Réel qui, si pratique et si riche qu’il soit (c’est là le « génie » de la langue), doit tout de même être considéré pour ce qu’il est : une grille idéologique. L’illusion des usagers d’une langue, c’est alors de prendre cette nomination sélective pour un reflet objectif des choses, et de croire qu’ils « possèdent » la réalité du monde à travers le réseau des mots. Or, cette illusion est dominante en nous. Elle nous devient « naturelle » avec la pratique du langage. On dit couramment qu’il faut « appeler les choses par leur nom » , oubliant que la nomination ne les saisit que par le petit bout de nos lorgnettes savantes, qu’elle les ordonne selon des concepts bien arbitraires, et impose à chaque locuteur une perception pré-construite, donc tronquée, du réel. C’est ainsi que, selon Cl. LéviStrauss, une ethnie n’a qu’un mot pour dire à la fois « joli et jeune » et un autre pour dire « vieux et laid »… Il est vrai que notre langue médiatiquement correcte progresse à grands pas vers ce type d’indistinction.
L’arbitraire de la désignation. Le vocable qu’on invente ou choisit pour désigner une réalité est en principe sans rapport avec la chose signifiée. À l’arbitraire de la sélection (le découpage qui fait exister les choses) s’ajoute ainsi un second arbitraire,celui des signes dont on les couvre. C’est par convention qu’on appelle « arbre » un arbre : il n’y a pas de lien naturel entre le signe et la chose signifiée.
Mais cet arbitraire de la désignation est, lui aussi, méconnu et nié par notre usage quotidien de la langue : nous identifions à tout moment la réalité d’une chose au nom qui la désigne (à commencer d’ailleurs par nos propres noms et prénoms, lorsque nous disons « Je suis X, Je suis Y »). Mus par la « tendance à l’expressivité » (que les linguistes appellent aussi « tendance iconique ») nous nous plaisons à entretenir cette
« illusion réaliste » selon laquelle, chaque chose « ayant son nom », chaque « nom » dans ses sonorités mêmes est comme « l’essence » de la chose. Dès lors, il suffit de jouer sur les mots (chargés de « connotations ») pour tenter de colorer ou modifier la « nature » des choses que l’on nomme, et « l’identité » des gens dont on parle. C’est ce que nous faisons couramment lorsque nous définissons, présentons ou jugeons autrui. À chaque fois que nous « désignons » quelqu’un, nous montrons cette personne selon un certain angle, nous voulons la faire voir selon un certain point de vue. Nommer, c’est toujours plus ou moins enfermer dans une « essence », même lorsque le propos est flatteur. La nomination se veut ou se croit toujours plus ou moins « performative » (cf. le commentaire de ce terme, pp.0030).

B/ Le double arbitraire de l’événement

Cas particulier de la Nomination, la notion d’événement est le fruit d’un « arbitraire » double, lui aussi : tant dans le « prélèvement » de réel qu’il effectue sur le monde que dans l’emballage dont il le revêt pour nous le livrer. Aucun événement n’existe en soi, chacun on l’a vu existe pour : c’est le témoin, le journaliste ou l’historien qui le saisit et le répercute comme tel. Certes, un certain nombre de réalités existent bien en elles-mêmes, et de façon parfaitement incontournables puisqu’elles sont. Mais les nommer « événements » est bien un acte arbitraire qui dépend de ceux qui en parlent, en fonction de leur subjectivité ou de leur idéologie. Et ceci, aux deux niveaux que nous
avons distingués : La sélection, d’abord. Parmi les milliards de phénomènes ou de simples faits qui se produisent à travers le monde au même instant, dans tous les pays, dans toutes les classes, dans toutes les vies, celui qui ose décider d’en nommer certains « événements » (en fonction de quels critères ?) les produit évidemment comme tels bien plus qu’il ne les constate. Une grille mentale est à l’œuvre qui, en sélectionnant ceux-ci (prétendus « représentatifs »), revient du même coup à évacuer tous les autres de la vaste Réalité. Quels que soient les médias dont on étudie la « représentation du monde » (avec leurs rubriques privilégiées, leurs hiérarchies plus ou moins implicites, leurs titres et gros titres censés « prouver » l’ampleur des faits annoncés, les publicités qu’on y observe, etc.), on s’aperçoit vite que celle-ci ne représente… que leur représentation du monde : ce schéma mental, cette « vision des choses » déjà en place dans la tête des journalistes, et souvent à leur insu. Comme l’écrit magistralement Alain Accardo, « Les journalistes croient ce qu’ils racontent parce qu’ils racontent ce qu’ils croient. » Le modèle événementiel qu’ils ont intériorisé les conduit à ne lire, dans le monde, que les « événements » confirmant l’idée préconçue qu’ils se font du monde…Dans ces conditions, il va de soi que le pot pourri d’informations hétérogènes qui constitue « l’actualité » ne donne jamais qu’un tableau partiel, partial, et mensonger, de cette « époque » que les professionnels prétendent hautement refléter ou « couvrir ».
Le concept même d’actualité est un coup de force quotidien : d’une part parce qu’on pourrait chaque jour faire la liste d’une multitude d’actualités qui sont exclues de l’Actualité avec un grand A, d’autre part parce que cette dernière est une vue de l’esprit, une promesse démiurgique et totalitaire, comme l’indique d’ailleurs la lettre même du slogan de France Info : « Le monde en direct, 24 heures sur 24 ». On pourrait en dire autant de journaux qui se donnent comme titre : L’Événement, Le Monde, Le Temps…Quelle forfanterie !
La désignation, ensuite. Le mot « événement », on l’a compris, est une étiquette, un prisme, une modalité d’énonciation qui renvoie à certaines réalités, mais qui n’est pas la réalité. L’événement apparaît comme le texte de ce dont le fait est le simple prétexte. En collant donc la catégorie « événement » sur certaines réalités factuelles, comme si elle leur était transparente, le journaliste nous oblige dès lors à les voir ou à les propager comme des phénomènes ayant surgi ainsi par génération spontanée (cf. les cinq traits définissant la notion d’événement). On a beau savoir la minceur (voire l’inanité) d’un fait, son traitement événementiel (grand titre à la une, énonciation dramatisante, rythme qui fait entrer dans la supposée cadence de notre temps, etc.) capte notre attention comme s’il s’agissait d’un grandissime effet de l’époque, comme si le « mot » façonnait la chose… Comme si la nomination journalistique procédait d’un vertige démiurgique désireux de « créer » le monde à coup de performatifs ! Or, même lorsqu’il s’agit d’une réalité qu’on peut juger importante, la percevoir ou la montrer comme événement, en la couvrant des signes arbitraires de l’événementialité, c’est prétendre épuiser cette réalité dans la considération de son seul aspect phénoménal. C’est donc la dénaturer, la « dépolitiser », s’interdire de l’appréhender sur le mode de l’analyse rationnelle. Et priver simultanément de cette approche ceux que l’on « informe ». L’arbitraire de l’événement, qui règne sur l’Information moderne et régit ceux qui l’ont en charge, c’est cette terrible réduction idéologique, cette imposture qui ne cesse de réduire le Réel à l’Actuel, de ne saisir les
faits que comme des « nouvelles », bref de « nommer » le monde selon la grille événementielle en faisant croire péremptoirement que c’estçalemonde11.

C/ Imposture et pouvoir.

Cette imposture, souvent inconsciente d’elle-même, qui dit représenter le monde ''tel qu’il est'', alors qu’elle le construit en usant d’un code arbitraire prétendument ''naturel''12, était déjà celle du roman réaliste à la fin du XIXe siècle. Nos romanciers
faisaient des enquêtes, sélectionnaient des faits jugés « représentatifs », puis inventaient intrigues et personnages qu’ils mettaient « en scène » et, par les jeux de l’écriture, ''recomposaient'' le réel. Le résultat, c’est que leurs romans avaient l’air d’autant plus ''réalistes'' qu’ils étaient misérabilistes. S’ils étaient représentatifs, ce n’est pas du ''monde tel qu’il est'', mais d’une vision du monde « naturaliste » tout à fait datée, que le romancier partageait avec des lecteurs tacitement d’accord pour identifier cette « représentation » arbitraire à ''la'' réalité. Ce qui amuse, après coup, c’est la prétention de nos artistes à vouloir posséder ainsi la vérité du monde. Derrière cette prétention, il y avait comme un désir de pouvoir… L’un des meilleurs d’entre eux, Maupassant, n’était d’ailleurs pas dupe : « Les Réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des Illusionnistes. » écrivait-il (Préface de Pierre et Jean). Cette prétention se retrouve chez le journaliste de talent, son cas étant tout de même plus grave en ce qu’il prétend refléter cet inaccessible monde tel qu’il est en le limitant à l’instantané du monde tel qu’il paraît.
Certes il y a une fatalité du « journalisme » qui, par définition, se donne « le jour » présent pour cadre et pour objet. Prisonnier du « quotidien », devant la complexité du réel, l’homme des médias est sans doute excusable de n’en donner qu’une représentation tronquée. Le problème, c’est qu’il se vante de tenir un discours objectif sur la réalité, qu’il présente sa mise en scène de certains faits comme la photo du « monde en direct », et ne veut surtout pas reconnaître cet « arbitraire » de l’événement qui le traverse ou qu’il manipule, chaque fois qu’il « couvre » des situations dont il croit ou décide qu’elles sont significatives de notre temps…
Cette cécité quasi professionnelle est sans doute révélatrice de ce qu’elle masque : un pouvoir. Car il faut bien en venir à la question sensible : pourquoi, pour quoi, veut-on

faire du journalisme ? Pour informer ? mais de quoi, le réel est si vaste ? Pour vivre intensément en se situant toujours ''au cœur de l’actualité'' ou de l’époque, mais ce serait laisser croire que l’époque a un ''cœur'' comme on croyait jadis que l’univers avait un centre ? Pour posséder le monde en le représentant ? Ou pour posséder ses lecteurs/spectateurs en leur imposant cette représentation du monde ? À vrai dire, si comme le dit Orwell le vrai pouvoir est le pouvoir sur l’esprit d’autrui, si comme le dit Barthes « discourir c’est assujettir », si l’acte de nomination du monde est en même temps prise de pouvoir sur la conscience de ceux qu’on conditionne à voir le monde tel qu’on le nomme, alors on comprend la propension du discours médiatique à réduire le monde au modèle événementiel et à se donner sur la foule le pouvoir de ceux qui ont ''les clefs de l’actualité''. Ce faisant, les maîtres des médias se font maîtres… ou plutôt ''prêtres'' de l’époque, dont ils célèbrent à toute heure du jour et de la nuit les divines manifestations événementielles.

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