Privation
ou sentiment de privation, qui porte à désirer. Il faut distinguer
les besoins de première nécessité et les besoins de luxe. Pour
satisfaire leurs besoins de luxe, toujours croissant, les possédants
n'hésitent pas à rogner sur les besoins de première nécessité
des travailleurs. Pourtant, à peu de chose près, les besoins de
tous les hommes sont identiques. Le travailleur, aussi bien que le
parasite enrichi, sent lui-aussi, le besoin d'un peu de bien-être ou
de superflu, pour rendre sa vie plus agréable. Mais la société
actuelle ne lui reconnait qu'un besoin : le besoin de pain, pour
qu'il puisse continuer à subsister et à travailler pour le plus
grand profit de la caste dirigeante. Il en est de même pour les
besoins intellectuels. L'ouvrier aimerait souvent à s'instruire
comme les fils fortunés de la bourgeoisie. Mais la société,
voulant qu'il demeure dans son ignorance, lui en refuse les moyens.
Elle estime que seules les classes privilégiées ont besoin d'une
nourriture intellectuelle. Quant aux travailleurs, c'est à peine si,
dans ce domaine, on leur reconnait un peu plus de besoins que les
animaux. Seule la Révolution sociale pourra rétablir l'équilibre
des besoins humains et supprimer ces odieux privilèges de classe.
BESOIN.
C'est
du besoin que sont nés les arts, les industries et les philosophies.
Le besoin a créé l'homme. Il en a fait un être sentant et pensant.
C'est par le besoin que l'homme est sorti de l'animalité. Aux prises
avec la nature, les premiers hommes ont été obligés de lutter pour
vivre. Même en mettant à leur disposition ses immenses ressources,
cette nature ne les a point dispensés de l'effort. Comme tous les
animaux, l'homme a éprouvé le besoin de se réaliser, tantôt en
s'adaptant aux circonstances, tantôt en les combattant. L'homme a
500.000 ans a dû s'ingénier pour découvrir les moyens capables
d'assurer son existence. Cet homme était surtout préoccupé de
pourvoir à sa nourriture, mais dans cette recherche constante son
cerveau a réfléchi, et lentement, l'hominien tertiaire a pris
conscience de lui-même et de l'univers. C'est le besoin qui a créé
les différentes races d'animaux qui se sont succédé sur le globe
depuis l'apparition de la vie. Supprimer le besoin, vous supprimez la
création. Les besoins, c'est la vie entière. L'esprit a ses
besoins, comme le corps. L'homme a besoin de pain idéal autant que
de pain matériel : la beauté, sous toutes ses formes, lui est
nécessaire. L'histoire des besoins, c'est l'histoire de la
civilisation humaine. « Les vrais besoins de l'homme ne sont autre
chose que les nécessités de la nature », disait Rousseau. L'homme
cherche ce dont il est privé : il lutte pour le conquérir. Ceci est
vrai pour la vie morale comme pour la vie physique. L'homme a autant
besoin de liberté (sous toutes ses formes) que de nourriture. Manger
et penser, c'est être libre. Ce qui caractérise avant tout le
besoin, c'est une privation, un manque, l'absence de quelque chose. «
Tout désir est un besoin, une douleur commencée », d'après
Voltaire. Celui qui désire quelque chose souffre. Cependant, sans
désirs, que serait l'homme ? L'être supérieur souffre du manque
d'idéal : il espère toujours que de la douleur humaine naîtra une
humanité meilleure. Seule, l'impuissance n'espère rien, ce qu'elle
espère, ce sont des choses insignifiantes. Le besoin crée
l'An-archie (ne pas confondre avec la pseudo-anarchie des
dirigeants), c'est-à-dire le Progrès, le rêve du meilleur. ―
Envisagée du point de vue individualiste, la question du besoin
s'éclaire. Si les mêmes besoins conviennent à tous les hommes, il
faut tenir compte des différences de tempérament. La santé pourra
rentrer en ligne de compte. L'un peut résister à une grande fatigue
: un autre offre moins de résistance, d'endurance. Chez le même
individu, à différentes époques de sa vie, les besoins ne sont pas
les mêmes. Certains jours, on se sent un besoin d'action, de lutte,
d'union, de sympathie, certains autres de solitude, de recueillement,
d'isolement. On est las, on éprouve un immense soulagement à se
sentir seul, loin de toute agitation, on se réfugie dans la tour
d'ivoire (les grands créateurs, les hommes de pensée et d'action,
les esprits qui ont souffert ont besoin, à de certaines heures, de
calme, de repos, de se retrouver face à face avec eux-mêmes). Tel
besoin convient à la jeunesse qui n'a plus sa raison d'être pendant
l'âge mûr. Les besoins du vieillard ne sont pas les mêmes que ceux
de l'enfant. La femme n'a pas les mêmes besoins que son compagnon :
il lui faut des chiffons, des parfums, des fards... Tel homme éprouve
le besoin de penser, de rêver, d'aimer, d'agir, de travailler, de
s'instruire. Tel autre, celui de discutailler, discourir à perte de
vue, de mentir, de trahir ses amis, de politicailler. Il y a des gens
qui cherchent à se rendre intéressants par tous les moyens, sauf
par des moyens intelligents. Les besoins du politicien ne sont pas
les mêmes que ceux de l'artiste. L'artiste né sent le besoin de
créer. Ce besoin chez lui est irrésistible. Il créera, dût-il y
laisser sa peau. Tel besoin, tel homme, peut-on dire. Dis-moi quels
sont tes besoins, je te dirai qui tu es. Le besoin de vérité,
d'idéal, d'harmonie, sera toujours le besoin dont souffriront
certaines âmes, plus nobles que les autres. Ce besoin, les hommes
d'affaires n'en ont cure : d'autres préoccupations les hantent.
L'humanité est composée de deux races d'hommes : ceux qui ont des
besoins inférieurs et ceux qui ont des besoins supérieurs. Chacun
trouve son bonheur où il mérite de le trouver. Un besoin d'harmonie
possède l'écrivain, épris de belles formes et de belles pensées,
harmonie qu'il souhaite de voir triompher dans la vie entière.
Un
besoin de lutte caractérise l'homme d'action (qui n'est au fond,
qu'un homme de pensée, car j'exclus des hommes d'action les
politiciens et les guerriers, qui sont des hommes d'agitation). Il
faut que cet homme crie sa soif de vérité et de justice, dût-il
sacrifier à ce besoin, son repos, son bonheur. Il n'a de cesse qu'il
n'ait vaincu quelque iniquité, fait triompher quelque beauté.
L'homme sincère a besoin d'amour, de sympathie, d'affection. Il les
trouve rarement. Pour créer, l'artiste a besoin d'être compris,
secondé. Quiconque travaille a besoin d'être soutenu, défendu.
L'indépendance et la liberté lui sont aussi nécessaires que le
pain : si on les lui refuse, il les prend. Le créateur s'isole du
troupeau, et crée malgré l'hostilité qui l'entoure. Que d'efforts
ne fait-il pas, qui pourraient lui être épargnés, s'il ne
rencontrait des embûches partout où il passe ! Le besoin d'idéal
qui est en lui réagit et vient à bout de tout.
CLASSIFICATION
DES BESOINS.
On
peut adopter différentes classifications des besoins, qui se
ramènent à celle-ci : les besoins de l'intelligence, les besoins du
coeur, les besoins du corps, en étroite corrélation avec les
premiers. La faim, la soif, l'instinct génital sont des besoins. Les
inclinations, penchants, aspirations, sont aussi des besoins. Il y a
des besoins physiologiques, et des besoins psychologiques. Ces
derniers sont liés aux premiers. Essayez de penser, de rêver, de
vous donner à quelque noble tâche si vous souffrez cruellement, si
vous tombez d'inanition, si votre existence est empoisonnée par la
misère et la douleur (et par les chagrins, les tortures morales,
ajouterons-nous). Ce n'est que par un miracle que l'être malheureux
pourra vivre d'une vie intellectuelle différente de celle de la
brute. Il y a des besoins matériels et des besoins moraux. Ils sont
aussi nécessaires à la vie de l'individu. L'homme n'est pas un pur
esprit, il n'est pas que matière. Il est à la fois l'un et l'autre.
Il importe que tous les besoins soient satisfaits. À chacune des
fonctions de l'organisme correspond un besoin : besoins de nutrition,
de respiration, de reproduction, de locomotion, d'exercice, de repos,
de sommeil, de grand air, de lumière, etc...
La
faim, la soif, sont à la base de tous les besoins. Si, l'homme ne se
nourrit pas, il est incapable d'accomplir quoi que ce soit, c'est la
mort. Les besoins moraux sont des besoins esthétiques, scientifiques
: besoin de créer de la beauté, de se donner, de se dévouer.
L'homme veut s'instruire, il veut connaître le but de la vie (nous
parlons de l'homme intelligent). Il veut prendre conscience de
lui-même et du monde qui l'entoure. Il veut savoir, afin de pouvoir.
Proudhon distinguait entre les besoins de première nécessité et
les besoins de luxe. Cette distinction est fondée. Les besoins de
l'intelligence, ― insistons là-dessus ― ne sont pas des besoins
de luxe. Ils sont aussi nécessaires que le besoin de manger et de
boire. La pensée et l'art sont utiles ; mais d'une utilité idéale
et désintéressée, peut-on dire, différente de l'utilité
pratique. Besoins physiologiques et besoins psychologiques sont aussi
légitimes. Avantager les uns au détriment des autres, ce serait une
erreur. La vie n'est faite que de besoins : ôtez-les, la vie
s'écroule. C'est le néant. La loi, en légalisant les besoins, les
fausse et les détruit. Elle ne les permet qu'en de certaines
conditions, et selon certains rites. La loi tyrannise, châtre,
annihile. L'homme doit satisfaire librement tous ces besoins,
sans en demander l'autorisation à qui que ce soit. Il doit vivre
intégralement. Il doit penser, aimer, jouir. S'il satisfait un seul
de ses besoins, au détriment des autres, il est incomplet. Il n'est
ni sain ni équilibré. C'est le désordre, le chaos qui règnent en
lui. L'harmonie déserte son existence. Il est prisonnier de son
esprit ou de son corps. Il est l'esclave de ses sens ou de son
cerveau. Les nerfs le dominent. La régularité des besoins, leur
exercice normal engendrent la santé morale et physique. Il y a
différentes maladies morales qui proviennent de la satisfaction
exagérée d'un besoin, d'une hypertrophie du « moi », résultant
d'un déséquilibre chez le sujet : scepticisme, dilettantisme,
snobisme, etc... Le mal pénètre chez lui sous différentes formes.
Il se crée une vie imaginaire, à rebours, où dominent
l'inquiétude, l'hésitation, le marasme. On peut supprimer ces maux
par la volonté. La volonté régularise les besoins, les fait vivre
en bonne intelligence. Elle aplanit leurs conflits. L'absence de
volonté (aboulie) laisse s'imposer les besoins, en fait autant de
tyrans, Au contraire, l'homme qui satisfait normalement tous
ses besoins est un être libre et vivant. Il est bien portant
moralement et physiquement. Il sait ce qu'il veut : il connait ses
moyens. Il se possède et se maîtrise. Il faut équilibrer les
besoins. Le conflit entre besoins du coeur et ceux de la raison,
entre et la pensée engendre une inquiétude perpétuelle, une
anxiété, une lassitude, une hésitation. La prudence, la réflexion,
la sagesse doivent y mettre un terme. Le mens sana in corpore sano
(un esprit sain dans un corps sain) des anciens est réalisé
dans sa personne, Ainsi libéré, l'homme sain est fort, il ne
s'arrête à
aucun
préjugé, brise les obstacles qui s'opposent à sa marche en avant.
Ce n'est pas lui qui s'adaptera, par calcul, à une fonction
dégradante : ni morale ni politique sera sa devise. Il renoncera à
vivre la vie stagnante que vivent la majorité des Individus. Ce sera
un être courageux et sincère. Son héroïsme n'aura rien à voir
avec l'héroïsme de pacotille des héros d'opérette. Ces besoins
légitimes qui font de l'homme non plus une machine, mais une
personnalité, la société les réprime, les comprime ou les
supprime par les religions, les morales, les politiques. Elle met un
frein, non aux appétits, comme elle l'insinue, mais aux aspirations
les plus nobles. Quant aux instincts comme celui du meurtre, elle les
légalise et les justifie par le mensonge. Les besoins essentiels,
détournés, atrophiés, falsifiés, cèdent la place a des besoins
factices, qui sont la mort de l'individu, résultat cherché, voulu,
obtenu systématiquement, automatiquement par la société. Tout à
l'opposé de ces besoins normaux, les besoins anormaux, cultivés,
développés par l'esprit grégaire, font leur oeuvre
d'abrutissement. Des besoins d'esclaves remplacent les vrais besoins,
créant les différents dominismes et servilismes.
BESOINS
ARTIFICIELS.
En
face des besoins naturels, à la fois physiologiques et
psychologiques, ― l'homme étant un être complet chez lequel le
ventre, le coeur et l' esprit étroitement associés, réalisent
l'harmonie dont parlait Platon, ― il existe des besoins
artificiels, qui sont sociaux, acquis, héréditaires. Il faut
établir une distinction entre l'usage et l'abus des besoins. C'est
l'abus qui fait tout le mal, qui crée l'incohérence, le
déséquilibre. Trop boire, trop manger nuit autant que de ne pas
assez boire, de ne pas assez manger. User, non abuser, est en fait de
besoins, une bonne méthode. L'abus se traduit par une diminution de
la vie chez l'individu : il se traduit par la misère, par la folie,
par toutes sortes de tares physiques et morales, de tics, de manies,
d'idées fixes et phobies. Il y a des gens qui ne peuvent pas se
passer de prendre l'apéritif. C'est plus fort qu'eux. Le tabac joue
un rôle aussi important que l'alcool : il y a des gens qui fument
des paquets de cigarettes ou bourrent sans cesse une pipe ! Les
besoins naturels deviennent artificiels par l'emploi
d'aphrodisiaques, soporifiques, etc... La morphine est très
recherchée. Certaines personnes ne peuvent s'en passer. La coco fait
des victimes (nous pensons cependant que si des gens veulent se
cocaïniser, c'est leur droit, et que la police n'a pas à fourrer le
nez dans leurs affaires). Opiomanes (mangeurs, buveurs et fumeurs
d'opium), éthéromanes (amateurs d'éther) toxicomanes (fervents de
toxiques), érotomanes (cherchant des sensations rares ou des
raffinements de volupté ― la volupté n'est voleur du grand monde,
alors qu'on se contente de dire du pauvre bougre : c'est un voleur),
dipsomanes ou bistromanes (catégorie de citoyens qui enrichissent
les marchands de vins), etc..., etc..., tous ces gens-là, c'est
entendu, ont le droit de faire ce qu'il leur plaît, et ce n'est pas
au nom d'une ligue quelconque que nous demanderons leur «
arrestation ». Ils ne font de mal qu'à eux-mêmes. Qu'on les laisse
s'amuser et se distraire à leur façon. Ça les regarde. Ils se sont
créé des besoins, et ce n'est pas à la société, qui en est
responsable, à exiger des sanctions. Les besoins artificiels
développés par la pseudo-civilisation, sont innombrables. Ils sont
d'ordre physiologique et d'ordre psychologique, affectant à la fois
l'intelligence et la sensibilité. Tous appartiennent à la
pathologie et peuvent être traités par la psychothérapie. Il y a
une tératologie morale comme il y a une tératologie physique, qui
préoccupe les psychiatres, gens trop entichés d'idées bourgeoises
pour trouver une solution, un remède. ― Le groupisme engendre des
besoins appartenant au genre mégalomane (folie des grandeurs). On ne
sait pas tout ce que le besoin de galon peut faire d'un individu : il
le réduit à l'état de loque, de chiffon. L'homme rampe jusqu'à ce
qu'il ait obtenu le grade qu'il convoite. Or, le grade dégrade. Il
avilit celui qui s'en prévaut pour commander aux autres. Le galonné
n'a aucune valeur personnelle. Il tire sa puissance et son autorité
d'un symbole. Cela lui donne tous les droits. Le besoin de se
montrer, de parader, de commander, rend idiots certains hommes. Leur
mégalomanie n'a pas de bornes. Elle est, comme la bêtise, infinie.
Qu'avons-nous besoin de galons pour être heureux, de titres, de
décorations ! Il y a des gens qui se donnent beaucoup de mal pour
obtenir la moindre distinction honorifique. S'ils n'obtiennent rien,
ils sont bien malheureux, leur existence est empoisonnée. Ils sont à
plaindre. On voit chaque année, aux époques de distribution de
bouts de ruban (palmes, rosettes, etc...), de pauvres êtres qui
parcourent anxieux la liste des élus et qui n'arrivent pas à se
consoler si leur nom n'y figure pas, malgré force recommandations.
Ils ne mangent plus, ne dorment plus, leur front s'assombrit. Leur
pâleur s'accentue chaque matin. Ils dépérissent à vue d'oeil.
Sûrement ils ne feront pas de vieux os. Ils sont victimes de la
manie des décorations qu'on se met à la boutonnière comme des
sauvages se passent des anneaux dans le nez. Qu'auraient-ils eu de
plus s'ils avaient obtenu un ruban rouge, violet, vert ou jaune ?
Rien. Un peu plus de suffisance, c'est tout ! On voit des mercenaires
travailler toute leur vie pour le compte d'une administration ou d'un
richissime patron, endurer toutes les privations, toutes les
tortures, dans l'unique but d'orner leur veston ou leur paletot d'un
signe d'esclavage. Que de mal se donnent de pauvres diables afin de
décrocher, à deux pas de la tombe, la « médaille des vieux
serviteurs » ! Que ne se décorent-ils eux-mêmes, avec une fleur ou
un bout d'étoffe ! « C'est notre vanité qui étend nos besoins »,
écrivait, au dix-septième siècle, Mme de Maintenon, bien placée
pour s'en rendre compte. Le besoin de se distinguer par quelque
anomalie (ne confondons pas originalité et excentricité), de se
faire remarquer, d'attirer sur soi l'attention, coûte que coûte,
par tous les moyens, obsède certains êtres. Incapables de se
distinguer par le talent, ils ont le talent de se distinguer. Ils se
livrent à toutes sortes d'exhibitions, et ne réussissent qu'à se
rendre ridicules. Les applications de la science ont créé des
besoins nouveaux pour l'homme moderne : l'automanie (ou manie de
l'auto), la télémanie (ou manie d'avoir chez soi un appareil de
T.S.F.), la phonomanie (ou manie du phonographe), la cinémanie (ou
manie du cinéma). Etc..., etc... Le besoin d'aller vite est un des
plus pressants, c'est le cas de le dire : on se précipite, on court,
on se lance... C'est une folie ! Chacun veut aller plus vite que le
voisin : on bouscule, on piétine, on renverse, qu'importe ! Il
s'agit d'être le premier au bureau ou à l'atelier. On se casse une
jambe en route, ou l'on crève l'oeil d'un passant. C'est le progrès
qui veut çà!
Les
moyens de locomotion exaspèrent ce besoin : on trouve qu'ils ne vont
jamais assez vite : métro, autobus, sont pris d'assaut (la
métromanie est entrée dans nos moeurs, l'humanité ne peut plus
s'en passer). Les chauffeurs pèchent pas excès de vitesse. Tout
cela développe l'agitation. La manie des sports (ou sportomanie)
s'ajoute à bien d'autres, si nombreuses, qu'il est impossible de les
énumérer toutes. Signalons, cependant, parmi les derniers besoins
d'une humanité à l'envers, la dancinomanie, ou manie du dancing.
Les femmes se paient un danseur (ça coûte cher !). Des gens mettent
leur point d'honneur à danser cent heures de suite. C'est un record.
Nouvelle folie à ajouter aux anciennes. « De mon temps, disent les
vieilles gens, on ne connaissait pas tout cela. On s'en passait. et
on vivait. Mais aujourd'hui! » Les vieilles gens n'ont pas tort
(elles cessent de radoter sur ce point). L'avenir n'est guère
rassurant. L'humanité qui s'annonce avec de tels besoins est une
humanité où le dernier mot appartiendra à la sauvagerie. Je n'ai
rien dit de la manie des guerres ou polémomanie, de toutes les
manies issues du patriotisme, du chauvinisme.
La
force physique seule est admirée. Quant à la force intellectuelle
et morale, elle ne compte pas. On n'admire que les brutes. Les gens
se 'passionnent pour des combats de boxe, des prouesses d'aviateurs,
et même des parties de tennis. Ils s'extasient devant le muscle. Il
n'y a rien dans les cerveaux, incapables de penser à autre chose
qu'à un coup de poing, une prouesse sportive, un défilé de
gymnastes. Les conversations des gens sont idiotes. Ce qu'ils lisent
est à la hauteur de leur mentalité. Certaines personnes éprouvent
le besoin de lire d'un bout à l'autre une feuille journalistique
sans intérêt. Çà leur suffit. Avec cela, leur journée est bien
remplie. Leur conscience est satisfaite. Bavarder des heures, et ne
rien dire de sensé, telle est la principale occupation de bien des
gens. Il en est qui ont des besoins de curiosité alimentés par la
calomnie, l'envie, la jalousie. Ils épient leurs voisins, écoutent
aux portes, propagent des racontars, etc... Leur unique occupation,
dans l'existence, c'est de dire du mal des autres. C'est un besoin
chez eux de papoter, de bavasser et de baver sur ceux dont la tête,
pour une raison quelconque, ne leur revient pas. Ils brouillent les
meilleurs amis. ― Chez certaines femmes, le besoin de toilettes
prime tout le reste. Elles se vendent, pour être bien habillées.
Elles jalousent une rivale mariée à un homme riche, ayant des
bijoux, des robes, des manteaux. La coquetterie, chez les femmes, est
un besoin lancinant, obsédant, qui leur fait perdre toute raison,
toute pudeur. Un chapeau, un ruban, un jupon, une combinaison les
rend folles. Une boîte de poudre-de-riz leur tourne la tête. Un
parfum les grise. La parure est leur seule raison de vivre. Quant aux
idées, elles n'en ont point. Ces femmes éternisent l'ignorance, le
fanatisme, la guerre au sein de l'humanité. Que la femme se pare,
s'embellisse, rien de mieux, mais qu'elle embellisse du même coup
son cerveau, et surtout qu'elle cesse d'accorder aux colifichets
l'importance qu'ils n'ont pas. La vie ne se réduit pas à un chiffon
de soie. On voit des écrivains, des artistes, et même des savants,
qui ont des besoins d'argent, gâcher les plus beaux dons, se
vendre au plus offrant, bâcler des œuvres médiocres, diminuer leur
personnalité en acceptant toutes les compromissions, s'abaisser au
rôle de vulgaires mercantis. Beau spectacle à donner aux jeunes
intellectuels qui cherchent leur voie ! Le monde intellectuel possède
ses renégats et ses vendus, comme celui de la politique. Pour de
l'argent, artistes et écrivains se prostituent. C'est du propre ! Ne
pouvant se résoudre à limiter leurs besoins, imitant les gens
riches qui veulent toujours posséder davantage pour jouir davantage,
leur oeuvre en souffre. Ils produisent à la va vite, n'importe quoi,
pour un éditeur, un journal, une exposition, un marchand de
tableaux. Une fois qu'ils sont sur la pente, ils continuent : c'est
si facile de gagner beaucoup d'argent avec peu de talent ! Quand ils
étaient sincères, travaillant selon leur conscience et mettant
leurs actes en harmonie avec leurs pensées, ils étaient pauvres.
Maintenant qu'ils sont dans le mouvement, ils sont riches. Ils ne
peuvent guère renoncer aux avantages qu'ils tirent d'un travail
bâclé, d'une prostitution quotidienne. L'écrivain, l'artiste qui
ont des besoins d'argent, s'abaissent au niveau de la foule. Ils
cessent de faire partie de l'élite créatrice. Le besoin d'argent
fait faire aux gens qui ont trop de besoins les pires platitudes. Ils
sont répugnants. ― Ce que l'argent fait commettre de bêtises, aux
individus, est inimaginable. On voit des commerçants se priver du
moindre plaisir, ne pas quitter un seul jour leur boutique, pour
mettre de côté tant de billets à la fin de l'année (il est vrai
qu'ils vendent assez vite leur fonds et vont vivre à la campagne,
dans un château qu'ils se sont payé). Des ouvriers, des employés
font des heures de service supplémentaires, au lieu de respirer,
afin d'avoir un peu plus d'argent dans leur poche. Ils n'en tirent
aucun profit. L'avare entasse des sous et meurt sur un grabat. Plutôt
que de dépenser un liard, des gens aisés restent chez eux, ignorent
les champs, les bois, la mer. Triste humanité que cette humanité de
lucre ! Le bistro crève alcoolisé sans avoir jamais quitté le
comptoir puant la vinasse qui résume pour lui l'univers. Combien de
gens font comme lui, par esprit de lucre, avarice, inertie. Ils ne
sont pas intéressants. Il en est qui travaillent toute leur vie et
se privent de tout, pour acheter, sur leurs vieux jours, un lopin de
terre. Aussitôt installés dans leur bicoque, ils meurent de
vieillesse, ou d'accident. D'autres veulent avoir un fonds de
commerce, diriger une industrie, etc... L'humanité présente est
tiraillée par toutes sortes de besoins, dont le plus tyrannique est
celui de gagner beaucoup d'argent en peu de temps. L'ouvrier cherche
à devenir patron pour embêter les autres à son tour. Il ne se
souvient d'avoir été ouvrier qu'a-fin de mieux faire sentir la
distance qui le sépare, lui, patron, de ses ouvriers ! Il fait ce
que son ancien patron faisait avec lui. Quand un ouvrier devient
contremaitre, il n'a plus de camarades. Ceci se passe comme à la
caserne : le camarade qui devient caporal ou sergent ne veut plus
qu'on le tutoie. Il se croirait déshonoré s'il sortait en votre
compagnie.
Améliorer
son sort est légitime. On n'est pas un « type épatant » parce
qu'on se laisse exploiter. Nulle part, ne nous laissons exploiter.
Revendiquons (intelligemment) nos droits. Cependant, il existe des
individus qui cherchent à améliorer leur sort sur le dos des
autres. Ils veulent arriver, coûte que coûte, par tous les moyens.
Des gens n'ont aucune sincérité. Quand ils changent de situation,
ils changent d'opinion. Combien en avons-nous vus se renier, par
intérêt ! Ce sont les besoins qui sont cause, pour une grande part,
du fléau connu sous le nom de vie chère. Les commerçants,
volés par l'État, volent les consommateurs, qui se volent entre
eux. C'est à qui se volera le plus. Le mal empire chaque jour. Il
n'y a plus de frein à la hausse des denrées. ― À mesure que la
pseudo-civilisation prend possession de l'humanité, elle multiplie
les pseudo-besoins, au détriment des vrais. À la place d'une
instruction rationnelle, vivante, elle installe le pédantisme. À
ceux qui ont faim, elle offre des réjouissances, qui coûtent fort
cher. Pendant que le peuple s'amuse, il oublie sa misère. La
pseudo-civilisation, en multipliant les faux besoins et en se gardant
bien de satisfaire les vrais, a fait de la terre entière un enfer.
La
situation se complique de jour en jour. On se demande si de cette
pourriture, naîtra une humanité régénérée, ou si l'humanité ne
s'anéantira pas, ne se détruira pas, par sa faute. On ne sait où
on va. Le luxe imbécile des classes dirigeantes entretient la haine
et l'envie parmi les classes dirigées, qui ne poursuivent désormais
qu'un but : les remplacer pour les imiter. Jouir bassement est le
dernier mot du progrès. Une soif effrénée de plaisir, le besoin de
s'enrichir, d'avoir beaucoup d'argent pour éclabousser, humilier le
voisin, s'empare de tous. Une humanité pourrie est en train de
naître, auprès de laquelle la vieille humanité, pourtant si laide,
apparaît presque vierge. Décadence est le mot qui caractérise le
spectacle que présente la société actuelle. L'envie, la jalousie
précipitent les uns contre les autres les peuples et les individus.
La lutte pour la vie n'est qu'une lutte pour la mort. La morale et la
religion ont fait un épouvantail du besoin de reproduction, de
l'acte sexuel, qui est un péché, s'il ne s'accomplit selon la
tradition, dans une certaine forme, avec l'estampille de l'Église et
de l'État. Ce besoin légalisé, contrôlé par l'autorité, est une
monstruosité, qui se traduit par toutes sortes de vices (le mot
vices a ici un sens), d'anomalies, d'incohérences. La syphilis et la
prostitution sont les conséquences de l'amour sexuel détourné de
son libre cours par les préjugés et les habitudes. La chasteté ―
et quelle chasteté ! ― produit des situations baroques. La même
société qui recherche, parait-il, le bien de tous ses membres, au
lieu de donner du pain à ceux qui n'en ont pas, leur donne de
l'alcool (en ayant l'air de le supprimer), et tolère la mendicité
(en paraissant l'interdire). Quant aux besoins intellectuels, elle
leur substitue une pseudo pensée qui n'ont de nom dans aucune
langue. Un enseignement faux, des idées toutes faites, des lieux
communs, des banalités, des pauvretés constituent l'éducation et
l'instruction des « masses ». Le pédantisme tient lieu de savoir
aux imbéciles. Ainsi, les individus, ne pouvant satisfaire leurs
besoins normaux, en sont réduits à satisfaire des besoins anormaux.
La société les y contraint (bien peu résistent). Des besoins
artificiels se substituent aux besoins naturels. Et voilà toute une
humanité de détraqués qui apparaît! Entre le besoin et les
besoins, (entre les besoins réels et les autres), il y a des
différences. Ces derniers sont un luxe dont l'individu pourrait fort
bien se passer. Ces besoins obligent l'homme à se vendre, créent
chez lui une conscience équivoque, élastique, prête à tous les
reniements, à toutes les concessions et diminutions. Entre les actes
et les idées n'existe plus aucune harmonie. L'homme qui a des
besoins se contredit sans cesse. Sa vie est un mensonge perpétuel.
L'homme veut posséder et jouir. Plus il possède, plus il veut
posséder. Il n'arrive jamais à satisfaire ses passions. Plus grands
sont ses efforts, plus le but recule. Il n'est jamais content. Il
semble que, enfin riche, sa richesse doive lui suffire. Nullement, il
faut qu'il entasse de nouvelles richesses, et se livre à de
nouvelles excentricités. Il devient avare, soupçonneux, méchant,
dur pour les autres, timoré. Il a peur de tout. Cet homme devient
politicien, mercanti, assassin. L'être qui a joui veut jouir encore
et toujours. Encore si ses jouissances étaient saines ! Mais non, ce
sont des demi-jouissances, des jouissances à côté. Certains riches
emploient bien mal leur or ! Qui a bu boira. Cette soif insatiable
d'or et de plaisirs n'a pas de limites. Elle ne s'arrêtera qu'avec
la mort. Certains êtres inspirent la pitié. Plus ils ont de
besoins, plus ils en veulent de nouveaux. Les besoins en appellent
d'autres. C'est une ronde infernale où sans cesse participent de
nouveaux arrivants. Il leur faut davantage d'or, de plaisirs, ils ne
sont jamais rassasiés (c'est d'ailleurs leur châtiment). C'est
parce que l'individu obéit à des besoins factices, engendrés par
le social, que la civilisation n'existe pas. Elle est un rêve
lointain. Qu'il obéisse plutôt à ses véritables besoins, aux
besoins essentiels de la vie, et laisse, de côté ses besoins
artificiels, la société n'en sera que meilleure. Les individus
seront pacifiques, moins égoïstes, moins exposés à toutes sortes
de pièges, d'embûches, de maux. Mais la plupart des êtres,
jouissant d'un bonheur factice, de fausses joies, d'un bien résoudre
à abandonner leurs vieilles habitudes. La routine les paralyse. Ils
n'ont plus de ressort. On ne peut leur demander aucun effort, aucune
générosité, aucune beauté. Ils préfèrent jouir bêtement que
jouir intelligemment. Ils meurent victimes de leur désir insatiable
de jouissances, n'ayant jamais vécu. Limitation des besoins.
Limiter ses besoins, tout est là. La morale prétend limiter les
besoins en appauvrissant la vie chez l'individu. Par là elle est
immorale. Elle prêche le renoncement, la mortification, la
résignation, le sacrifice. Et sous son masque hypocrite d'honnêteté
et de vertu la crapule fait ses affaires, jouit bassement, donne
l'exemple de tous les vices. On pourrait se passer de choses qui ne
riment à rien. Il est certain qu'on pourrait être heureux sans
music-halls, beuglants, cafés, dancings, etc... On n'a pas besoin,
pour être heureux d'avoir une auto et d'être décoré. Les gens ont
contracté de telles habitudes qu'il est bien difficile de leur
demander d'y renoncer. Exiger d'un ivrogne qu'il ne boive plus, d'un
fumeur qu'il ne s'intoxique plus, d'un petit rentier qui a l'habitude
de faire chaque soir sa partie de cartes qu'il s'en dispense serait
peine perdue. Le lecteur d'un roman feuilleton inepte, se ferait tuer
plutôt que d'en abandonner la lecture. Le cinéma est devenu un
besoin pour les employés et ouvriers qui, prisonniers toute la
journée, s'enferment dès qu'ils sont libres pour assister à des
spectacles dont rien n'égale la stupidité. La démocratie, pas plus
que l'aristocratie ne renoncera à ses plaisirs factices, à son
ignorance, à sa veulerie. Un besoin d'ardeur est dans toutes les
classes de la société, dans tous les milieux. Il faudrait supprimer
la société pour supprimer préjugés, institutions, coutumes sans
aucune raison d'être que l'inertie et l'aveulissement des individus.
On peut vivre sans politique et sans politiciens ; on peut vire sans
morale, sans lois et sans autorité, du moins les êtres
intelligents. Quant aux esclaves, ils ont besoin d'une chaîne et
d'un carcan. Obéir, est le plus grand de leurs besoins. Les voyez
vous sans maîtres, sans dirigeants ? Ces gens là ne sauraient à
quels saints se vouer. La liberté leur serait odieuse ils sont
heureux de travailler, de crever de misère, de ne pas vivre. Leurs
besoins ne sauraient être ceux d'une élite qui, par sa pensée,
créera une société où il n'y aura plus ni esclaves ni maîtres.
Le besoin ne se fait nullement sentir de se donner des maîtres, de
porter un bulletin dans une urne, d'exécuter les caprices de
l'administration. On peut vivre sans paperasserie, sans passer son
existence à accomplir une besogne fastidieuse, un travail
abrutissant, un métier grotesque. Tout cela n'est pas nécessaire au
bonheur de l'individu. Il faut renoncer à vivre cette vie qui
ressemble au néant, à s'émietter et se disperser. C'est un
suicide. S'abstenir de prendre part aux gestes collectifs, grégaires,
qui sont des gestes sans héroïsme, c'est la véritable sagesse. Le
besoin de s'alcooliser, de s'empoisonner, par l'apéritif, le tabac,
les drogues, dont la vente rapporte gros à l'État, ce besoin là
diminue la conscience, l'énergie, l'intelligence, il abrutit
l'homme. Entre le besoin et les besoins, il y a une différence : il
est bien difficile de limiter le premier ; quant aux seconds, il
suffit de vouloir, pour les supprimer. Leur suppression ne nuira qu'à
ceux qui en profitent. Des gens ne savent pas limiter leurs besoins,
il leur en faut toujours de nouveaux. Ils sont insatiables. Ils se
rendent malheureux et ils rendent les autres malheureux. Celui qui
possède veut posséder davantage ; il n'a jamais assez d'or dans ses
coffres-forts. Le jouisseur n'est jamais rassasié. Encore,
est le mot que tous ces malheureux ont sur les lèvres. Combien de
camarades animés d'excellentes intentions, sont perdus pour « la
cause », pour « l'idée », parce qu'ils se laissent dominer par un
besoin, parce qu'ils boivent, par exemple. On ne peut rien leur
demander, ce sont des poids morts. Rien n'y fait. Ils sont victimes
d'eux mêmes, semblables à de vulgaires bourgeois pourris d'égoïsme.
L'individu peut vivre sans tous ces besoins que la société a semés
sur son chemin. Ils ne lui sont d'aucune utilité. Ils lui sont à
tous les points de vue, nuisibles. Tandis qu'un tas d'inutiles, de
rastas, de mondains, de parvenus, d'anciens et de nouveaux riches,
sous le masque de gens honnêtes et bien pensants représentant la
bonne société, se livrent cyniquement ― ou sournoisement ― à
leurs exercices favoris, dépensant sans compter, étalant leur luxe
insolent, sans noblesse, sans art, on rencontre de pauvres êtres
dénués de tout, sans ressources, mourant de faim... Le pauvre est
sans abri, l'artiste méconnu agonise devant un chef-d'oeuvre... La
pseudo-civilisation favorise par tous les moyens les petits besoins
et néglige d'en faire autant pour les grands besoins. C'est un
non-sens. À chacun de nous, rompant avec la tradition, la
convention, le préjugé, de vivre, notre vie normalement, de
pratiquer la sagesse, de modérer nos désirs, sans nous mortifier et
nous priver pour cela du nécessaire. Les eunuques sont du côté des
jouisseurs. Le : il faut vivre, n'a de sens que si on vit en beauté.
Jouissons de la vie sous toutes ses formes, et les plus élevées, au
lieu de la châtrer, de la mutiler, car, pour nous, la vie n'est pas
ce que la morale désigne sous ce nom. Plus nous enlèverons aux
besoins factices, plus nous ajouterons aux besoins réels, plus nous
jouirons des joies véritables que la vie met à notre portée, plus
nous serons dignes de la vivre. Vivons intensément, par l'esprit,
par le coeur, les sens. C'est la seule façon de vivre vraiment.
Abstenons-nous de certains plaisirs, de certains luxes. La non
participation à certaines pseudo majorité applaudisseuse de
cabotins. Faisons des efforts sur nous-mêmes, surmontons-nous,
réformons-nous, non pour diminuer en nous la vie, mais pour
l'augmenter, l'intensifier, en tirer le maximum de bonheur ! ― La
limitation des besoins est, comme la non-participation, l'abstention,
un de nos moyens de lutte.
Favorisons
nos besoins supérieurs au détriment des besoins inférieurs,
absolument inutiles. Nos parents nous ont donné des besoins dont il
nous est bien difficile de nous débarrasser. Ce sont de lourdes
chaînes qui nous retiennent au passé, et dont nous ne parviendrons
à nous libérer qu'à force de patience et d'énergie. Nous délivrer
de tous ces besoins factices que nous tenons d'une pseudo
civilisation exige des efforts surhumains. ― N'inculquons pas à
l'enfance nos besoins qui font de nous des malheureux. Que
l'éducation donnée à la jeunesse la libère des liens qui nous
emprisonnent. Libérons la, au moins, des maux dont nous souffrons.
C'est par l'éducation qu'une humanité naîtra, affranchie des
besoins factices. ― La question sociale, comme la question morale,
réside en partie dans l'application de cette formule : limiter ses
besoins, non certes pour restreindre l'individu, le diminuer,
l'anémier par le renoncement et le sacrifice, les mortifications de
toute nature, mais pour l'augmenter, l'embellir, agrandir son champ
d'action, en un mot pour le régénérer, pour qu'il vive vraiment.
Il ne s'agit pas de se priver pour un paradis problématique. Il
s'agit de vivre vraiment, normalement. Quand l'individu se sera rendu
maître de lui même, de ses sentiments, il sera libre, il cessera
d'être l'esclave de ses passions.
Renonçons
aux honneurs, aux « situations », à tout ce qui ne dépend pas de
nous, à ce que le sage Épicure, et le sage Epictète considéraient
comme une diminution de la personnalité. Réformons-nous. Soyons
moins ambitieux, moins orgueilleux. Repoussons toute limitation,
toute barrière. Pour ce qui est d'une habitude néfaste au corps,
autant qu'à l'âme, procédons par diminution, comme on ne peut,
d'un seul coup, cesser de s'adonner à la morphine, à un poison
quelconque. On se sentira régénéré, et finalement délivré d'un
grand poids. On aura vaincu un besoin factice. Ce sera autant de
gagné pour les besoins naturels, normaux. ― De l'individu régénéré
naîtra une société meilleure. C'est ce besoin d'une société
meilleure, moins imparfaite que la nôtre, qui fait que des penseurs,
des savants, des artistes, des hommes d'action se sacrifient à un
idéal, poursuivent une noble tâche, envers et contre tous. Ce sont
des utopistes, des rêveurs ! Le troupeau les tourne en ridicule !...
Ils n'en continuent pas moins à se dévouer. Le besoin de se donner
est chez eux plus fort que tout. Supprimez ce besoin, il n'y a plus
de progrès, il n'y a plus rien. L'humanité n'est plus qu'un
troupeau de brutes. À côté des besoins inutiles de la majorité
des individus, le besoin d'harmonie apparaît comme le plus utile,
car il porte l'humanité en avant, malgré elle, l'aidant à se
réaliser un peu plus chaque jour. ― « On a souvent besoin d'un
plus petit que soi ». Vers du bon La Fontaine, qui exprime une
vérité dont la plupart des gens ne paraissent guère se douter. Il
signifie qu'il existe entre tous les êtres une solidarité profonde,
et qu'ils ne peuvent se passer les uns des autres. Que feraient les
riches s'il n'y avait, pour les servir, la foule des travailleurs ?
Qui tisserait leurs vêtements, construirait leurs maisons,
assurerait leurs besoins ? Ils seraient incapables de se servir eux
mêmes, n'étant bons à rien. Sans la valetaille à leurs ordres,
cette domesticité bien peu intéressante, dont il ne peuvent se
passer, ils se laisseraient mourir de faim ! Des gens ont besoin
d'être servis : abandonnés à leur propre sort, mondains et
mondaines ne seraient même pas capables de s'habiller ! Il résulte
de cette vérité que nous ne devons être arrogants avec personne,
surtout avec les humbles, les faibles, qui ont autant besoin de nous
que nous avons besoin d'eux. Car si nous luttons pour leur
émancipation, les services qu'ils nous rendent sont sans nombre.
L'homme de génie ne fait que rendre à l'humanité ce qu'il lui a
emprunté au centuple il est vrai, il est l'héritier des peuples qui
l'ont précédé, il sait ce qu'il doit aux anonymes. Tout dans
l'humanité joue un rôle. Même les être inutiles servent à
quelque chose. ― À chacun selon ses besoins. Rien de plus
exact que cette formule. Mais elle peut être mal interprétée.
L'homme riche peut s'en prévaloir pour soutenir qu'il lui faut
manger davantage, jouir davantage, que l'homme pauvre, qui a moins de
besoins. Elle signifie que nul ne doit mourir de faim, que la société
doit pourvoir aux besoins des individus qu'elle a mis au monde, sans
leur demander, et pour cause, leur avis. Une société équitable
aurait à coeur de faire le bonheur de chacun de ses membres, de leur
assurer une vie à peu près sortable. À chacun selon ses
besoins, formule qui, complétée par celle-ci : à chacun
selon ses forces, et appliquée intelligemment, réaliserait la
justice idéale et l'égalité parfaite. Remarquez qu'il ne s'agit
pas, pour ceux qui n'ont rien, d'envier l'égoïsme des riches, leurs
plaisirs, leurs jeux, leur existence vide. Jalouser le bourgeois dont
on convoite la place, faire la révolution dans le but de leur
ressembler, d'agir et de penser comme eux, d'avoir les mêmes
besoins, le même luxe ; la même pseudo civilisation, quel but
mesquin si c'est là le but de la démocratie ! Aspirer à remplacer
les maîtres pour dominer avec les mêmes passions, les mêmes
intérêts, combien cet idéal est piètre ! Notre démocratie est
pleine de futurs bourgeois qui envient les riches, les hommes de
proie et d'argent. Plutôt le régime bourgeois qu'une révolution
qui ne ferait que changer les noms, les mots, sans modifier les
choses et les caractères ! ― Que des individus aient des besoins
différents c'est certain. L'égalité absolue est un mythe. Mais il
y a une égalité qui exige que chacun vive selon son rythme, se
réalise selon sa norme. On ne peut être l'égal d'un riche
imbécile, ce serait par trop humiliant. Mais quiconque accomplit une
tâche utile, une tâche créatrice, dans quelque ordre que ce soit,
mérite de vivre, l'ouvrier comme le savant, le manuel comme
l'intellectuel. Ne sont ils pas tous des ouvriers ceux qui
travaillent ? Pourquoi creuser un fossé entre créateurs ? Que les
différents travailleurs s'orientent vers la réalisation de
l'harmonie et il seront tous égaux, chacun développant ses goûts,
vivant selon son tempérament. Ils n'auront tous que des besoins de
justice et d'amour, créateurs de
beauté.
ÊTRE
DANS LE BESOIN
Manquer
de tout, être dans le dénuement le plus complet. Crever de misère.
En face des êtres inutiles, qui ont des besoins, mais n'ont
besoin de rien, il y a ceux qui sont dans le besoin, c'est-à-dire
qui ont juste de quoi vivre, qui se traînent lamentablement dans
notre société pourrie d'égoïsme, ― ceux qui ont besoin de tout.
Les premiers leur viennent en aide, au besoin, quand
l'occasion s'en présente, sous la forme mondaine, légale, de la
charité, de la philanthropie et autres trompe-l'oeil destinés à
donner le change, à masquer leur égoïsme. Le besoin des pauvres
s'accroît à mesure que les besoins des riches grandissent. S'il n'y
avait point de parasites, de profiteurs dans la société, s'il y
avait moins de gabegie, de pots-de-vins, de gaspillages de toute
sorte, (gaspillage d'argent, dont la suppression, d'ailleurs
s'impose, gaspillage de marchandises, de vivres, de tout ce qui est
nécessaire à la vie, etc...), tout le monde pourrait être à
l'abri du besoin. Tout le monde aurait de quoi vivre. La société ne
l'entend pas ainsi ; une égale répartition des biens serait sa
ruine. Elle a intérêt à ce que la lutte s'éternise entre ceux qui
ont tout et ceux qui n'ont rien. Elle refuse d'accorder à chaque
individu sa part d'existence. Elle avantage les uns aux détriment
des autres. Il faut que les individus lui arrachent, par un moyen
quelconque, ce qu'elle refuse de leur donner. C'est le besoin qui
pousse les individus à mendier, à voler, à tuer même. La société
a-t-elle le droit de les punir ? Elle a inventé une assistance dite
publique qui n'assiste rien du tout. L'enfant, le vieillard,
l'infirme, sont bien mal protégés par leurs hauts protecteurs. Tout
cela, c'est du bluff. Que d'êtres sont sans abri, sans asile !
Certes, ils sont parfois aussi responsables que la société de la
pénurie dans laquelle ils se trouvent. Ils ne veulent rien faire. La
tâche que font ceux qui travaillent est si peu intéressante ! La
société ne répare aucun des maux qu'elle a causés. C'est à
l'individu à faire les gestes qu'elle se dispense de faire. Certes,
l'aumône, la charité sont des gestes bourgeois. Ils cachent
toujours quelque piège. Nous ne les recommandons pas. On peut
soulager une infortune ; il suffit de savoir s'y prendre. Le «
soyons durs » de Nietzsche n'est pas toujours de circonstance. Un
peu de bonté, s'il-vous plaît. Mais ne pratiquons pas l'altruisme
des nouveaux riches ! Soyons bons à notre manière. Si les individus
connaissaient la valeur de l'union, ils seraient très forts. On
pourrait suppléer à la gêne par la solidarité bien comprise. Mais
existe t-elle ? On ne peut compter sur les camarades. Mis au pied du
mur ils se dérobent. C'est humain. Tant que des camarades (voyez
ce mot) ont besoin de vos services, il savent où vous trouver.
Si, à votre tour, vous avez besoin de leur appui, ils se dérobent.
Il faut savoir soutenir moralement et matériellement ses amis dans
le besoin, ou ne parlons pas d'amitié. ― Au lieu de s'entre aider,
la plupart des individus passent leur temps à se nuire. Chacun
cherche à exploiter les autres, à commander, à faire acte
d'autorité, à dénoncer celui-ci ou celui-là, à faire respecter
la morale, la loi, etc... On consent à se laisser embêter par un
directeur, administrateur, etc... pourvu qu'on puisse de son côté,
donner des ordres, distribuer des tâches, punir, etc. Démocratie et
bourgeoisie offrent les mêmes tares : on y trouve mêmes préjugés,
mêmes superstitions. La moitié du monde impose à l'autre moitié
sa tyrannie, et cette autre moitié, ne vaut souvent guère mieux que
la première. Maîtres et esclaves sont à mettre dans le même sac.
Ils ont tous des besoins, sauf celui d'indépendance ! ― Comme elle
est bien d'actualité cette pensée d'Ancelot : « Il est des gens
qui veulent à tout prix grossir leur opulence des sueurs du peuple
et de l'impôt levé sur ses besoins », N'est-ce pas là tout
l'effort de nos politiciens, de nos dirigeants, de nos gouvernants ?
Et dire que nous sommes démocratie ! La société actuelle,
continuatrice de la société d'hier, ne satisfait aucun des besoins
nécessaires et supérieurs. Elle restreint les besoins de l'individu
à tous les points de vue. Il n'y en a que pour la crapule ! Qu'on
s'étonne après cela, que des êtres poussés par le besoin volent
un pain ou un bifteck, ou même assassinent ! Qui est responsable ?
La Société, qui n'a pas su mettre l'individu à l'abri du besoin. ―
La faim, dit un dicton, fait sortir le loup du bois. Quand le peuple
a faim il se révolte. Les révolutions n'ont guère changé,
jusqu'ici, grand-chose. Après, le peuple retourne à son
asservissement, Il obéit à de nouveaux maîtres. La misère
continue. Espérons que, plus conscient, plus instruit, profitant des
leçons du passé, le peuple saura se débarrasser des tyrans qui
l'oppriment, dont la plupart sont en lui. ― Méditons ces paroles
de Balzac : « Il y a des gens sans instruction, qui, pressés par le
besoin, prennent une somme quelconque par violence à autrui. On les
nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Mais
si vous captez habilement une fortune, vous ne comptez qu'avec votre
conscience et votre conscience ne vous mène pas en courd'Assises...
»
HIÉRARCHIE
DES BESOINS
Il
semble paradoxal d'établir une hiérarchie des besoins, tous les
besoins étant légitimes, et concordant à assurer par leur union Ia
vie de l'individu. Il nous paraît cependant que tous les besoins
convergent vers un besoin supérieur qui les contient en les
dépassant, nous voulons dire le besoin de beauté, d'harmonie,
d'idéal. La vie de l'homme, qui a ses racines dans les fonctions
matérielles, s'épanouit dans la pensée. L'être qui en est réduit
aux fonctions végétatives est un être anormal, un semblant d'être.
Tous les besoins normaux de l'homme viennent se fondre, s'harmoniser
et s'enrichir dans ce besoin de beauté où s'équilibrent le
sentiment et la raison, l'action et la pensée jouant un rôle égal.
Ce besoin constitue l'expression même de l'individualisme, de la
volonté d'harmonie, opposé à celui de la volonté de puissance,
dans lequel les besoins de domination l'emportent sur les autres. Une
vie éclairée par une idée, magnifiée par l'amour, est une belle
vie qu'on peut proposer en exemple aux foules. Chacun de nous doit
aspirer à vivre une vie chaque jour plus libre, plus vivante, plus
parfaite. Une existence dans laquelle ne domineraient que des besoins
purement égoïstes serait monstrueuse. Il y a autre chose sur la
terre que le fait de boire et de manger. Il faut bien aimer quelque
chose dans la vie : la nature, les humbles, l'art, les voyages...
Sans quoi, elle serait absurde. Elle n'aurait pas de sens. L'homme a
besoin de solidarité, de fraternité, de bonheur. Il ne peut pas
toujours souffrir ! Il est bon que des joies saines, logiques,
atténuent les misères de la vie, la rendent supportable. Le besoin
d'idéal, inconscient chez les masses, donnera naissance à un être
meilleur que l'homme, qui vivra la vie anarchiste, la seule vie qui
vaille la peine d'être vécue. Alors commencera pour l'humanité
régénérée une ère nouvelle, dans laquelle tous les besoins
seront satisfaits, n'ayant plus à subir le joug de la loi, de la
morale et de l'autorité qui les supprime ou les dénature,
produisant par là même une humanité inférieure sans harmonie et
sans beauté.
GÉRARD
DE LACAZE-DUTHIERS.
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