Pendant
la discussion nous étions restés muets, vivement intéressés. Mais
lorsque le soldat fut parti, la conversation s’anima entre nous, et
il y eut grand brouhaha.
Quelqu’un
cria au brigadier :
— Ce
n’est pas une affaire raisonnable que tu as inventée là, Pavel !
- Regarde un peu à travailler ! — répondit le brigadier avec fureur.
Nous
sentions que le soldat était touché à vif, et qu’un danger
menaçait Tania. Nous le sentions et, en même temps, une curiosité
ardente, agréable, nous avait envahis tous — qu’arrivera-t-il ?
Tania résistera-t-elle au soldat ? Et presque tous criaient avec
assurance :
- Tania ? Elle résistera ! Il faut y mettre des gants, avec elle !
Nous
avions une envie terrible d’éprouver la fermeté de notre idole ;
nous nous démontrions l’un à l’autre que notre idole... était
une idole solide, et qu’elle sortirait victorieuse de cette lutte.
Enfin nous en vînmes à croire que nous avions trop peu excité le
soldat, qu’il allait oublier la dispute, et qu’il nous fallait
bien aviver son amour propre. Depuis ce jour nous commençâmes à
vivre d’une vie exceptionnelle, nerveusement tendue, — nous
n’avions pas encore vécu ainsi. Des journées entières il nous
arriva de discuter, on dirait même que nous étions devenus plus
intelligents, nous parlions plus et mieux. Il nous semblait que nous
jouions à quelque jeu avec le Diable, et que l’enjeu de notre côté
était Tania. Et lorsque les boulangers nous apprirent que le soldat
avait dressé ses batteries contre notre Tania, nous éprouvâmes une
telle sensation d’attente nerveuse, pleine de crainte et de plaisir
mêlés, nous fûmes alors si curieux de vivre que nous ne
remarquâmes même pas que notre patron, profitant de notre
excitation, augmentait notre travail de quatorze poudes de pâte par
jour. Le travail ne semblait pas nous fatiguer. Le nom de Tania,
toute la journée, ne quittait pas nos lèvres. Et chaque matin nous
l’attendions avec une impatience particulière. Parfois il nous
semblait qu’elle allait entrer chez nous — et que ce ne serait
plus la même Tania, celle du passé, mais une autre.
Pourtant,
rien ne lui fut dit de la discussion qui avait eu lieu. Nous ne lui
demandions rien, et, comme par le passé, nous lui témoignions nos
bons sentiments et la traitions avec amour. Mais, dans nos relations
avec elle, quelque chose de nouveau et d’étranger avait déjà
glissé
dans
nos anciens sentiments pour Tania et ce nouveau, c’était une
curiosité aiguë et froide comme un couteau d’acier.
- Frères ! C’est aujourd’hui le terme ! — dit un jour le brigadier en se mettant à l’ouvrage.
Nous
le savions bien sans qu’il nous y fît penser, mais cela nous anima
tout de même.
- Regardez-la... elle va venir ! — proposa le brigadier.
Quelqu’un
s’écria avec regret :
- Mais est-ce qu’on peut voir quelque chose avec les yeux ?
Et
de nouveau se ranima entre nous une discussion vive, bruyante.
Aujourd’hui, nous allions savoir enfin à quel point était pure et
inaccessible à la boue cette coupe, où nous avions déposé ce
qu’il y avait de meilleur en nous. Ce matin-là nous avions senti
brusquement, et pour la première fois, que vraiment nous jouions
gros jeu, que cette épreuve de la pureté de notre idole pouvait
nous la détruire. Tous les jours précédents, nous avions entendu
dire que le soldat poursuivait Tania assidûment et sans répit, mais
on ne sait pourquoi personne de nous n’avait demandé à Tania
comment elle se comportait envers lui. Et elle continuait à venir
chaque matin exactement chercher des craquelins, et elle était
toujours la même, comme d’habitude.
Et
ce jour-là nous entendîmes bientôt sa voix :
- Bons petits prisonniers ! Me voilà...
Nous
nous empressâmes de la faire entrer, et, lorsqu’elle fut entrée,
contre notre coutume, nous l’accueillîmes par un silence. La
regardant de tous nos yeux, nous ne savions de quoi parler avec elle,
quoi lui demander. Et nous restâmes là, devant elle, foule sombre
et muette.
Il
était évident qu’elle était surprise de cet accueil inaccoutumé
— et tout à coup nous vîmes qu’elle avait pâli, qu’elle
était devenue subitement inquiète, s’était mise à s’agiter
sur place, et elle nous demanda d’une voix étranglée :
— Qu’est-ce
que vous avez... à être comme ça ?
— Et
toi ? — lui jeta le brigadier, sombre, sans détacher ses yeux
d’elle.
— Quoi
— moi ?
— R-rien
!...
- Eh bien, donnez vite les craquelins...
Jamais,
avant, elle ne nous pressait...
- Tu as le temps ! — dit le brigadier sans bouger, et sans détacher les yeux de sa figure.
Alors
elle se tourna brusquement et disparut dans la porte. Le brigadier
prit sa pelle et proféra avec calme, tourné vers le four :
- Donc — ça y est !... En voilà un soldat !... Lâche !... Coquin !...
Comme
un troupeau de moutons, nous bousculant les uns les autres, nous nous
dirigeâmes vers la table, pour nous y installer en silence, et
commencera travailler, mornes. Bientôt quelqu’un dit :
— Et
peut-être encore...
- Allons, allons ! parle ! — cria le brigadier.
Nous
savions tous que c’était un homme intelligent, plus intelligent
que nous. Et nous avions compris son affirmation comme une certitude
de la victoire du soldat... Nous étions tristes et inquiets...
À
midi — heure du dîner — arriva le soldat. Comme toujours, il
était propre et élégant, et — comme toujours — nous regardait
droit dans les yeux. Et nous, nous éprouvions une gêne à le voir.
— Eh
bien, messieurs bien estimés, voulez-vous que je vous montre la
prouesse d’un soldat ? — dit-il avec un sourire fier. — Alors,
sortez dans le vestibule, et regardez
par
les fentes... Vous avez compris ?
Nous
sortîmes, et, appuyés l’un sur l’autre, nous nous collâmes aux
fentes du mur en planches, qui donnait sur la cour. Nous n’eûmes
pas longtemps à attendre. Bientôt, d’un pas pressé, la figure
préoccupée, sautant par-dessus les flaques de boue et de neige
fondue, passa Tania dans la cour. Elle disparut derrière la porte de
la cave. Puis, sans hâte, et en sifflotant, le soldat passa à son
tour. Il avait les mains fourrées dans ses poches, et sa moustache
remuait...
Il
pleuvait, nous voyions les gouttes tomber dans les flaques, et les
flaques se rider. Le jour était gris, humide — un jour très
ennuyeux. La neige restait encore sur les toits, tandis que, sur la
terre, de brunes taches de boue s’étaient déjà formées.
La
neige sur les toits était aussi couverte d’une teinte sale, fauve.
La pluie tombait lentement, elle résonnait, monotone. Nous avions
froid et c’était désagréable d’attendre...
Le
soldat sortit le premier de la cave. Il traversa la cour lentement,
les mains plongées dans les poches, et il remuait sa moustache —
comme toujours. Puis sortit aussi Tania. Ses yeux... ses yeux
brillaient de joie et de bonheur, et ses lèvres souriaient. Et elle
marchait comme endormie, d’un pas incertain. Nous n’avons pas pu
supporter cela avec calme. Tous
en
même temps, nous nous sommes précipités vers la porte, et élancés
dans la cour, et — nous nous sommes mis à siffler, à hurler
contre elle avec colère, à haute voix, d’une manière sauvage.
Elle tressaillit, en nous apercevant, et s’arrêta net, dans la
boue. Nous l’avions entourée, et avec une joie méchante, sans
retenue, nous l’injuriions avec des paroles obscènes, et lui
disions des choses éhontées.
Nous
faisions cela sans crier, sans nous presser,
voyant
qu’elle n’avait pas où aller, qu’elle était entourée, et que
nous pouvions la bafouer autant que nous voulions. Je ne sais pas
pourquoi, mais nous ne la battions pas. Elle restait au milieu de
nous, tournait la tête de côté et d’autre, écoutait nos
insultes. Et nous — toujours davantage, toujours plus fort, nous
jetions sur elle la boue et le venin de nos paroles.
Les
couleurs avaient disparu de sa figure. Ses yeux bleus, un moment
avant si heureux, s’ouvrirent largement, sa poitrine respira
péniblement, et ses lèvres tremblèrent.
Et
nous, nous l’avions entourée et nous nous vengions sur elle, car
elle nous avait tout volé. Elle nous appartenait, nous perdions en
elle ce que nous avions de meilleur ; ce meilleur, — c’était des
miettes de mendiants ; mais nous — nous étions vingt-six, elle, —
elle était toute
seule,
et, à cause de cela, nous ne pouvions lui infliger de torture qui
expiât sa faute ! Comme nous l’insultions !... Elle se taisait
toujours, nous regardait toujours avec des yeux sauvages, et elle
était toute secouée de tremblement. Nous riions, nous hurlions,
nous mugissions... D’autres gens accoururent, je ne sais d’où...
Quelqu’un de nous tira Tania par la manche de sa jaquette...
Soudain ses yeux brillèrent ; sans se presser, elle leva les bras
vers la tête, rajusta ses cheveux et, d’une voix haute et
tranquille, nous dit droit en face :
- Malheureux prisonniers que vous êtes !...
Elle
alla droit sur nous, elle marcha d’une manière si simple, comme si
nous n’étions même pas devant elle, comme si nous ne lui barrions
pas le passage. Et en effet il ne se trouva personne de nous sur son
chemin.
Et,
après être sortie de notre cercle, sans se retourner, elle ajouta
tout aussi haut, et avec un indescriptible dédain :
- Sales lâches que vous êtes... reptiles... Et elle partit.
Quant
à nous — nous sommes restés au milieu de la cour, dans la boue,
sous la pluie, et le ciel gris sans soleil... Ensuite, nous aussi,
nous nous en allâmes en silence dans notre humide fosse de pierre.
Comme auparavant—le soleil n’a jamais jeté un regard sur nos
fenêtres, et Tania n’est jamais revenue !...
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