lundi 8 janvier 2018

Vingt-Six et une de Maxime Gorki Partie 3 et fin

Pendant la discussion nous étions restés muets, vivement intéressés. Mais lorsque le soldat fut parti, la conversation s’anima entre nous, et il y eut grand brouhaha.
Quelqu’un cria au brigadier :

Ce n’est pas une affaire raisonnable que tu as inventée là, Pavel !
  • Regarde un peu à travailler ! — répondit le brigadier avec fureur.
Nous sentions que le soldat était touché à vif, et qu’un danger menaçait Tania. Nous le sentions et, en même temps, une curiosité ardente, agréable, nous avait envahis tous — qu’arrivera-t-il ? Tania résistera-t-elle au soldat ? Et presque tous criaient avec assurance :

  • Tania ? Elle résistera ! Il faut y mettre des gants, avec elle !
Nous avions une envie terrible d’éprouver la fermeté de notre idole ; nous nous démontrions l’un à l’autre que notre idole... était une idole solide, et qu’elle sortirait victorieuse de cette lutte. Enfin nous en vînmes à croire que nous avions trop peu excité le soldat, qu’il allait oublier la dispute, et qu’il nous fallait bien aviver son amour propre. Depuis ce jour nous commençâmes à vivre d’une vie exceptionnelle, nerveusement tendue, — nous n’avions pas encore vécu ainsi. Des journées entières il nous arriva de discuter, on dirait même que nous étions devenus plus intelligents, nous parlions plus et mieux. Il nous semblait que nous jouions à quelque jeu avec le Diable, et que l’enjeu de notre côté était Tania. Et lorsque les boulangers nous apprirent que le soldat avait dressé ses batteries contre notre Tania, nous éprouvâmes une telle sensation d’attente nerveuse, pleine de crainte et de plaisir mêlés, nous fûmes alors si curieux de vivre que nous ne remarquâmes même pas que notre patron, profitant de notre excitation, augmentait notre travail de quatorze poudes de pâte par jour. Le travail ne semblait pas nous fatiguer. Le nom de Tania, toute la journée, ne quittait pas nos lèvres. Et chaque matin nous l’attendions avec une impatience particulière. Parfois il nous semblait qu’elle allait entrer chez nous — et que ce ne serait plus la même Tania, celle du passé, mais une autre.

Pourtant, rien ne lui fut dit de la discussion qui avait eu lieu. Nous ne lui demandions rien, et, comme par le passé, nous lui témoignions nos bons sentiments et la traitions avec amour. Mais, dans nos relations avec elle, quelque chose de nouveau et d’étranger avait déjà glissé
dans nos anciens sentiments pour Tania et ce nouveau, c’était une curiosité aiguë et froide comme un couteau d’acier.

  • Frères ! C’est aujourd’hui le terme ! — dit un jour le brigadier en se mettant à l’ouvrage.
Nous le savions bien sans qu’il nous y fît penser, mais cela nous anima tout de même.

  • Regardez-la... elle va venir ! — proposa le brigadier.
Quelqu’un s’écria avec regret :

  • Mais est-ce qu’on peut voir quelque chose avec les yeux ?
Et de nouveau se ranima entre nous une discussion vive, bruyante. Aujourd’hui, nous allions savoir enfin à quel point était pure et inaccessible à la boue cette coupe, où nous avions déposé ce qu’il y avait de meilleur en nous. Ce matin-là nous avions senti brusquement, et pour la première fois, que vraiment nous jouions gros jeu, que cette épreuve de la pureté de notre idole pouvait nous la détruire. Tous les jours précédents, nous avions entendu dire que le soldat poursuivait Tania assidûment et sans répit, mais on ne sait pourquoi personne de nous n’avait demandé à Tania comment elle se comportait envers lui. Et elle continuait à venir chaque matin exactement chercher des craquelins, et elle était toujours la même, comme d’habitude.

Et ce jour-là nous entendîmes bientôt sa voix :

  • Bons petits prisonniers ! Me voilà...
Nous nous empressâmes de la faire entrer, et, lorsqu’elle fut entrée, contre notre coutume, nous l’accueillîmes par un silence. La regardant de tous nos yeux, nous ne savions de quoi parler avec elle, quoi lui demander. Et nous restâmes là, devant elle, foule sombre et muette.
Il était évident qu’elle était surprise de cet accueil inaccoutumé — et tout à coup nous vîmes qu’elle avait pâli, qu’elle était devenue subitement inquiète, s’était mise à s’agiter sur place, et elle nous demanda d’une voix étranglée :

Qu’est-ce que vous avez... à être comme ça ?
Et toi ? — lui jeta le brigadier, sombre, sans détacher ses yeux d’elle.
Quoi — moi ?
R-rien !...
  • Eh bien, donnez vite les craquelins...
Jamais, avant, elle ne nous pressait...

  • Tu as le temps ! — dit le brigadier sans bouger, et sans détacher les yeux de sa figure.
Alors elle se tourna brusquement et disparut dans la porte. Le brigadier prit sa pelle et proféra avec calme, tourné vers le four :

  • Donc — ça y est !... En voilà un soldat !... Lâche !... Coquin !...
Comme un troupeau de moutons, nous bousculant les uns les autres, nous nous dirigeâmes vers la table, pour nous y installer en silence, et commencera travailler, mornes. Bientôt quelqu’un dit :

Et peut-être encore...
  • Allons, allons ! parle ! — cria le brigadier.
Nous savions tous que c’était un homme intelligent, plus intelligent que nous. Et nous avions compris son affirmation comme une certitude de la victoire du soldat... Nous étions tristes et inquiets...
À midi — heure du dîner — arriva le soldat. Comme toujours, il était propre et élégant, et — comme toujours — nous regardait droit dans les yeux. Et nous, nous éprouvions une gêne à le voir.
Eh bien, messieurs bien estimés, voulez-vous que je vous montre la prouesse d’un soldat ? — dit-il avec un sourire fier. — Alors, sortez dans le vestibule, et regardez
par les fentes... Vous avez compris ?
Nous sortîmes, et, appuyés l’un sur l’autre, nous nous collâmes aux fentes du mur en planches, qui donnait sur la cour. Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Bientôt, d’un pas pressé, la figure préoccupée, sautant par-dessus les flaques de boue et de neige fondue, passa Tania dans la cour. Elle disparut derrière la porte de la cave. Puis, sans hâte, et en sifflotant, le soldat passa à son tour. Il avait les mains fourrées dans ses poches, et sa moustache remuait...

Il pleuvait, nous voyions les gouttes tomber dans les flaques, et les flaques se rider. Le jour était gris, humide — un jour très ennuyeux. La neige restait encore sur les toits, tandis que, sur la terre, de brunes taches de boue s’étaient déjà formées.

La neige sur les toits était aussi couverte d’une teinte sale, fauve. La pluie tombait lentement, elle résonnait, monotone. Nous avions froid et c’était désagréable d’attendre...
Le soldat sortit le premier de la cave. Il traversa la cour lentement, les mains plongées dans les poches, et il remuait sa moustache — comme toujours. Puis sortit aussi Tania. Ses yeux... ses yeux brillaient de joie et de bonheur, et ses lèvres souriaient. Et elle marchait comme endormie, d’un pas incertain. Nous n’avons pas pu supporter cela avec calme. Tous
en même temps, nous nous sommes précipités vers la porte, et élancés dans la cour, et — nous nous sommes mis à siffler, à hurler contre elle avec colère, à haute voix, d’une manière sauvage. Elle tressaillit, en nous apercevant, et s’arrêta net, dans la boue. Nous l’avions entourée, et avec une joie méchante, sans retenue, nous l’injuriions avec des paroles obscènes, et lui disions des choses éhontées.
Nous faisions cela sans crier, sans nous presser,
voyant qu’elle n’avait pas où aller, qu’elle était entourée, et que nous pouvions la bafouer autant que nous voulions. Je ne sais pas pourquoi, mais nous ne la battions pas. Elle restait au milieu de nous, tournait la tête de côté et d’autre, écoutait nos insultes. Et nous — toujours davantage, toujours plus fort, nous jetions sur elle la boue et le venin de nos paroles.
Les couleurs avaient disparu de sa figure. Ses yeux bleus, un moment avant si heureux, s’ouvrirent largement, sa poitrine respira péniblement, et ses lèvres tremblèrent.
Et nous, nous l’avions entourée et nous nous vengions sur elle, car elle nous avait tout volé. Elle nous appartenait, nous perdions en elle ce que nous avions de meilleur ; ce meilleur, — c’était des miettes de mendiants ; mais nous — nous étions vingt-six, elle, — elle était toute
seule, et, à cause de cela, nous ne pouvions lui infliger de torture qui expiât sa faute ! Comme nous l’insultions !... Elle se taisait toujours, nous regardait toujours avec des yeux sauvages, et elle était toute secouée de tremblement. Nous riions, nous hurlions, nous mugissions... D’autres gens accoururent, je ne sais d’où... Quelqu’un de nous tira Tania par la manche de sa jaquette... Soudain ses yeux brillèrent ; sans se presser, elle leva les bras vers la tête, rajusta ses cheveux et, d’une voix haute et tranquille, nous dit droit en face :

  • Malheureux prisonniers que vous êtes !...
Elle alla droit sur nous, elle marcha d’une manière si simple, comme si nous n’étions même pas devant elle, comme si nous ne lui barrions pas le passage. Et en effet il ne se trouva personne de nous sur son chemin.
Et, après être sortie de notre cercle, sans se retourner, elle ajouta tout aussi haut, et avec un indescriptible dédain :

  • Sales lâches que vous êtes... reptiles... Et elle partit.

Quant à nous — nous sommes restés au milieu de la cour, dans la boue, sous la pluie, et le ciel gris sans soleil... Ensuite, nous aussi, nous nous en allâmes en silence dans notre humide fosse de pierre. Comme auparavant—le soleil n’a jamais jeté un regard sur nos fenêtres, et Tania n’est jamais revenue !...

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