«
L'éternelle, universelle, indestructible et omnipotente bêtise »
(Maupassant), est la reine du monde. Elle règne sur les individus en
maîtresse absolue. Elle les dirige, elle en fait ce qu'elle veut. Le
troupeau amorphe et veule guidé par la bêtise offre un spectacle
lamentable. Ces gens là font leur malheur eux mêmes et rien ne peut
les décider à vaincre leur torpeur, à réfléchir, à s'instruire.
Le moindre effort leur coûte. Encroûtés dans leurs routines, ils
piétinent sur place. Ils sont bêtes, bêtes à pleurer. Qu'ont-ils
dans le cerveau ? Rien. Dans le cœur ? Pas grand-chose. Tout chez
eux se passe dans le ventre et le bas-ventre. Et encore ! ils ne
savent même pas jouir. Dans l'humanité, les hommes intelligents
sont rares. Ils sont aux prises avec la bêtise qui les traque, les
poursuit sournoisement. La bêtise est le fruit de la lâcheté. Ceux
qui n'ont aucun courage, ont celui de nuire et comme ils sont bêtes
immensément, il faut s'attendre à tout de leur part.
Il
y a la bêtise isolée et la bêtise associée. Elle se valent. Elles
sont aussi nuisibles. Il y a la
bêtise
du politicien, de l'homme d'affaires, du mercanti, du juge, de
l'avocat, du guerrier, du prêtre, du médecin, du pédagogue, de
tant d'autres ; bêtise madrée, doublée de roublardise, de
combinaisons, car la bêtise calcule, elle a son espèce
d'intelligence obscure, d'instinct, qui la pousse à agir au moment
voulu, à frapper au bon endroit, à profiter des circonstances.
C'est la bêtise pratique, la plus dangereuse de toutes les bêtises,
organisées et inorganisées. ― La bêtise béate qui plastronne,
s'extasie sur elle-même, se mire et s'admire, se félicite de ses
succès, se complaît dans ses tribulations, la bêtise satisfaite de
ses petits gestes, de son incohérence, de sa suffisance, la bêtise
puante des pédants, des cuistres, des vaniteux et des sots, cette
bêtise est intolérable. Elle a cependant son côté comique : ceci
compense cela. ― Il y a la bêtise parée d'un vernis de science,
la bêtise doctorale qui essaie d'en imposer par ses titres et ses
chamarrures, la bêtise en uniforme, gradée, galonnée, décorée.
Vous la voyez s'étaler, se prélasser au premier rang, parader,
s'exhiber, discourir, rabâcher des âneries, protester, la main sur
le cœur, et avec des trémolos dans la voix, de son patriotisme et
de l'amour du peuple, distribuer des récompenses et des punitions,
se bourrer le crâne, en bourrant celui des autres, ― imbéciles
qui applaudissent d'autres imbéciles. La bêtise qui administre, qui
détient une parcelle d'autorité, un bout de ruban, la bêtise
pontifiante, est propre aux aristocraties comme aux démocraties.
À
des individus, pris isolément, on peut, avec beaucoup de mal, faire
entendre raison ; dès
qu'ils
font partie d'une foule, leur bêtise est centuplée. Il n'y a rien à
faire. La bêtise en nombre diffère de la bêtise individuelle.
Agrégées, amalgamées, soudées, les petites bêtises individuelles
composent une masse inerte contre laquelle l'intelligence, la raison
et le bon sens viennent se briser.
―
La
bêtise du troupeau qui subit le fouet, le knout, le bagne et le
reste, courbe l'échine devant la force, se résigne, encaisse les
coups, reçoit les horions sans broncher, se laisse conduire à la
boucherie, voler et dépouiller, malmener, mystifier, cette bêtise
qui se bat... pour les autres, paye l'impôt en remerciant, obéit
aveuglément à la loi et à l'autorité, s'agenouille devant le veau
d'or, subit toutes les humiliations, toutes les vexations, boit,
mange, digère, se vautre, vote, prend un fusil, va où on la mène,
applaudit ce qui brille, ce qui miroite, tous les reniements, tous
les cabotinismes, insulte l'homme qu'elle encensait la veille,
encense celui qu'elle insultait, se lève contre celui qui est
propre, viril, humain, cette bêtise est le pire des maux dont
souffre l'humanité.
Chaque
classe, chaque fonction, chaque métier constitue un réservoir d'où
s'écoule la bêtise
multiforme.
Nous la trouvons partout où des hommes sont réunis, dans tous les
milieux, dans tous les groupes. Elle plane sur les assemblées,
parlementaires ou non. Elle s'adapte à toutes les tailles, à toutes
les situations. On ne sait jusqu'où la bêtise peut mener un peuple
ou un individu. La bêtise s'entête dans ses erreurs. Aujourd'hui,
la bêtise est à son comble. Quand on ouvre un journal, on le
referme avec dégoût. Ce qu'on y lit donne la nausée. On accouple
parfois les mots bon et bête. Attention ! Il s'agit
ici d'une autre bêtise. II ne s'agit point de la bêtise légale,
traditionnelle. C'est plutôt une bêtise illégale, non tolérée, à
l'index.
La
bêtise de l'homme bon, désintéressé, qui se donne sans arrière
pensée, que ses amis exploitent, que ses ennemis calomnient, cette
bêtise ne court pas les rues ; elle n'est point comparable à la
bêtise méchante dont l'unique idéal est de nuire. Certes, il est
bête en un certain sens, l'homme victime de sa générosité, de sa
noblesse de cœur et d'esprit. On ne lui sait aucun gré de son
dévouement. Comme il n'exploite personne, on le prend en pitié.
Quel imbécile ! pensent les arrivistes. L'homme bon est
incorrigible. Il sera bon jusqu'à sa mort. Il ne profite guère de
son expérience. Dans ce cas, bêtise est synonyme de faiblesse. Trop
d'indulgence confine à la bêtise, avouons-le. On ne peut pardonner
à ceux qui, sciemment, passent leur temps à vous salir. Comment
tendre la main à l'homme qui n'a qu'une pensée : vous assassiner ?
Comment ne pas considérer sans méfiance, celui qui commet toujours
les mêmes sottises, ment sans cesse, promet ceci, cela, et ne
s'exécute jamais ? On finit par se lasser. C'est faire preuve de
bêtise que de continuer à fréquenter l'individu qui ne vous a fait
que des crasses. Il importe de l'éloigner. Trop de bonté
sert les dessein de la méchanceté. Soyons bons sans êtres bêtes.
Ne rendons pas service au premier venu. Cessons d'être poires avec
ceux qui nous trahissent. Défendons-nous. Cependant, il est
préférable d'être bête à force d'être bon que bête à force
d'être méchant. ― La bêtise faite de bonté est rare. C'est une
exception. La bêtise méchante est la règle. L'homme méchant est
toujours bête, si l'homme bête n'est pas toujours méchant. La
façon d'agir de certains individus prouve qu'ils sont des sots.
S'ils étaient intelligents, ils n'agiraient pas de la sorte ; ils ne
cherchent qu'à se rendre insupportables à tout le monde, qu'à se
faire détester. Quand l'homme bête ne se contente pas d'être bête,
quand il est méchant par surcroît, c'est un monstre, capable de
tout. Voyez tous ceux qui représentent l'autorité : flics, juges,
ministres, etc... ils ne font que des bêtises. En les additionnant,
on aurait une pyramide plus haute que l'Himalaya ! Si la bonté
s'allie parfois à la bêtise, l'atténuant en quelque sorte, la
méchanceté ne la quitte pas. Elle se greffe sur elle et l'accentue.
Sans doute, il est des gens intelligents, ou qui passent pour l'être,
dont la méchanceté ne fait aucun doute. Mais en général, bête
et méchant sont deux vocables jumeaux. La méchanceté
unie à la bêtise engendre l'iniquité. Les gens méchants
exagèrent, ils ont perdu tout sens commun, toute mesure. Ils ne
savent ce qu'ils font, Ils manquent de tact. Ils sont bêtes, parce
qu'ils créent de la douleur inutilement, parce qu'ils font leur
malheur en même temps que celui des autres. Il y a des chances pour
que les criminels de toute nature se recrutent parmi les imbéciles.
Le soudard galonné ― depuis le général jusqu'au vulgaire
sous-off, ― est le prototype de l'imbécile méchant. La bêtise
qui commande et la bêtise qui obéit, aussi méchantes l'une que
l'autre, sont faites de la même insincérité, de la même
impuissance, du même néant.
On
dit souvent d'un personnage plus ou moins nuisible « Il est plus
bête que méchant ». Il est évident que de pauvres types font
beaucoup de mal par leur bêtise. Au sein de la masse amorphe il y a
beaucoup de simples d'esprit (en latin : imbecilis) qui, par
leur façon de déraisonner, entravent tout progrès. Ils ont dans la
bouche des sophismes de ce genre : « On ne peut pas vivre sans
autorité... Il y aura toujours des guerres... Il faut bien qu'on se
défende, puisqu'on a été attaqué...Qu'est-ce qui ferait les
routes, si on refusait de payer les impôts ?... Sans police, les
malfaiteurs feraient la loi... Etc..., etc... » La bêtise d'en haut
correspond à celle d'en bas : « Il faut des riches pour faire vivre
les pauvres... On ne peut se passer d'argent... La patrie est
sacrée... On doit obéir aux lois de son pays... suivre la tradition
de ses pères... La morale et la religion sont les bases de la
société », et autres lieux communs aussi sensés. Décidément, la
bêtise seule peut donner le sentiment de l'infini, comme disait
Renan.
Les
imbéciles répètent machinalement ce qu'on leur a dit. Dépourvus
d'esprit critique, il sont
incapables
de discerner le vrai du faux. Leurs conversations, toujours les
mêmes, sont idiotes. Ils parlent de la pluie et du beau temps,
emploient les mêmes mots, les mêmes formules. Leurs gestes
monotones sont aussi plats que leur paroles. Ils sont stupides. Que
voulez-vous faire avec une majorité de crétins ? Impossible de
réformer la société, avec des individus incapables de se réformer
eux-mêmes, de joindre ensemble deux idées, de réfléchir tant soit
peu. On leur fait croire que des vessies sont des lanternes. La masse
moutonnière fréquente les temples et les mairies, se plie aux
caprices de l'administration et se plaint timidement, pour la forme.
Ces esclaves ont les maîtres qu'ils méritent. Bêtise collective et
individuelle, bêtise des dirigeants et des dirigés, des savants et
des ignorants, des riches et des pauvres, du peuple et des bourgeois,
il y a tant de bêtise dans l'humanité qu'on en reste confondu. De
voir tant de gens qui ne savent ce qu'ils disent, qui ont perdu tout
sentiment du juste et de l'injuste, toute loyauté, tout courage,
tout héroïsme, aveuglés par leurs passions, leurs préjugés, leur
fanatisme et leur sectarisme, on est atterré. C'est quelque chose
d'épouvantable. On ne peut surmonter son dégoût. Cette bêtise,
que des siècles d'esclavage ont forgée, est aussi solide que le
granit, et, comme l'univers, elle est sans bornes. Que pouvons-nous
contre elle ? Espérons cependant ― contre toute espérance ―
qu'un jour viendra où elle disparaîtra de l'humanité. Ce sera
long, très long, et ce ne sont pas les petits-fils de nos
petits-fils qui verront la bêtise vaincue, terrassée par
l'intelligence et l'amour.
Gérard
de Lacaze-Duthiers.
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