Il m'arrivait de traîner du côté du cuistrot de la rue Soufflot,
dans le rade perdu de port Royal. Les pirates et les corsaires
écumaient l'endroit et, contre un verre de vitriol, il te donnait
des adresses, ou des cartes sur lesquelles étaient indiquées
l'endroit d'un vieux trésor. Tu savais que tu étais toujours à la
retourne avec des plans comme ça. Mais qui te disait que cela
n'allait pas être toi, la prochaine fois, qui allait promettre le
mont piété? Il n'y avait que les cramés de la boussole qui
passaient un orteil dans la salle du fond. C'était ceux qui
espéraient que quelqu'un allait faire le travail à leur place.
J'avais déjà repéré la serveuse. Elle avait la tête d'une fille
qui avait le clito en bandoulière. Un de ceux que le vent battait
joyeusement jusqu'à ce qu'une langue gourmande ne se l'approprie.
Les femmes dans son genre échappent aux rêves, aux illusions. Elles
percutent les écueils et passent d'une échoppe à une autre. Elles
n'hésitent plus à exhiber leurs cicatrices. Peut-être le hasard
allait il leur permettre de rencontrer un chacal un peu plus tendre
que les autres. C'est tout con, mais jamais aucun de ses amants ne
lui avait dit en la regardant et en éjaculant « je t'aime ».
Chaque fois, ses reins recevaient la semence et il fallait qu'elle
demande pour être essuyée. Lorsqu'elle était encore plus triste,
comme un matin de novembre sur une usine désaffectée, elle se
glissait derrière le col de la pure gnôle, à trouer un parquet
stratifié. A ce moment précis, elle aurait été capable d'accepter
n'importe quelle demande en mariage. A chaque fois, il fallait
qu'elle se démerde pour s'éponger. Alors, vous comprenez qu'elle
était en droit de ne plus croire en rien. Un joyau de bilboquet pour
la grande quête.
Il m'arrivait quelque
fois d'être suivi par un squale. Nous échouions de temps à autre
sur les mêmes brumes. Nous nous approprions des matins. Nous ne nous
parlions pas forcement. Nous échangions une légère esquisse.
Parfois, il me dessinait le bitume. Jamais, il n'avait franchi le
béton. Ses rêves s'étaient égarés entre la tour Oise de la rue
des requins et le commissariat des bastringues. Nous ne pouvions pas
nous sourire. Nonchalamment, nous frottions nos paumes comme pour
nous rendre invisible au milieu du décors pourri. Nous pouvions
décortiquer nos parcours, il était certain que nous avions trébuché
sur les mêmes syllabes. Lorsque nous venions à finir nos breuvages
et que l'aube venait d'accoster nos naufrages, il était temps de
repartir de façon un peu plus aérienne. Nous aurions pu disparaître
du décors; sur la partition, il n'y aurait eu que les doubles
croches de présentes. Par mégarde, il fut aspiré par l'invisible.
J'avais comme perdu un de mes semblables. J'avais beau le chercher
dans tous les catafalques, je n'en apercevais même pas la
silhouette. Il y avait aussi des nuits où l'on ne voyait jamais les
côtes parce que la nostalgie les avait opacifiée. Les névroses en
backstage, nous fusions sur des bulles pour parcourir les vents. Que
nous importait de voir le jour suivant, comme la nostalgie de cette
mort que l'on appelait mais que l'on était content de ne pas voir.
Nous avions la déraison. La grotte n'offrait pas ses codes. Il
fallait sans doute singer une danse pour accéder à l'obscurité.
« I don't speak english,
i want to die, i fuck you. » Elles ne me regardaient même pas
lorsque je disparus derrière l'anonymat. Soudain, il y eut ce
papillon qui volait d'une table à une autre. Elle souriait comme
quelqu'un qui allait mourir mais personne n'avait envie de dire de
quoi. Elle m'impressionnait, cette casquette, elle tournait sans
cesse. J'avais du mal à la suivre. Un rade quelconque, comme une
bâtisse grise dans une banlieue amère et nous excusions nos retards
avec un petit déjeuner. Bières et dérisions, mensonges et
squelettes, annonces et ambiance de grabataire. Personne n'aurait pu
nous dire d'où venait le délire mais il n'y avait pas de peur. Une
fois encore, l'aurore n'avait aucune accroche sur nos visages blêmes.
J'étais comme les autres, je n'envisageais pas les lendemains, je
les subissais comme une gangrène. Pourtant, j'avais échappé à pas
mal d'attentats depuis que je n'accostais plus les coursives
qu'uniquement de nuit. Personne n'avait les mains sur la barre. Je ne
pensais pas que j'allais avoir affaire au moine sceptique. Il n'avait
pas d'autre ambition que de nous enchrister dans sa dérive. Je
n'avais aucune illusion sur son approche. A priori, son champ
magnétique n'aurait jamais du croiser le mien. J'avais bien aperçu
que quelques particules s'étaient échappés de son champ. Elles
venaient percuter les miennes
« Nous n'appartiendrons
jamais plus à aucun monde si nous continuons à regarder le soleil.
-Est-ce que tu as déjà aimé?
-Ma trajectoire ne m'a
jamais appartenu.
-En fait, notre liberté
ne se contrôle même pas. »
Un dragon, planté sur
d'immenses talonnettes, sans fard et avec un rictus comme une
balafre, planta ses serres sur le moine égaré.
« Quand vas-tu arrêter
d'être con? Vas-tu arrêter de te foutre de la salade sur la tête?
»
Soudain, il y eut un
éclair fulgurant qui anéantit la moindre parcelle de celui qui
aurait pu devenir un héros. Le dragon avait de très beaux yeux.
« Héros glacé! C'est
moi que tu aurais dû apprécier. Il n'était que mon faire valoir. »
Je cherchais à regarder
autre chose que ses yeux mais je ne pouvais pas. Il semblait que
j'étais aussi en fin de partie. Je passais mon temps à essayer
d'esquiver les bonimenteurs et les redondances. Je ne penserais
jamais que j'aurais pu faire autrement. Bref, c'était chaque soir
des échéances à terme que je devais payer cash. Au matin, nous
n'aurions de comptes à rendre qu'à notre propre reflet, à la
recherche des traces de la veille, à la recherche des oublis. Nous
fréquentions les trous noirs comme pour nous approprier des
échappatoires. Sans savoir comment, j'ai réussi à lancer un
boomerang qui ne m'est revenu que plusieurs années plus tard dans la
gueule. La journée du crépuscule.
Ce matin, je ne savais pas pourquoi, j'ai eu la sensation étrange
que je venais de cesser de vivre.
Cet appartement allait
devenir ma cellule, mon tourment, ma sépulture. Je pouvais vous
l'accorder que tout ceci pouvait apparaître étrange. Ce matin là,
pourtant, rien ne paraissait bizarre. Mon réveil a sonné. En effet,
c'était ça, j'étais seul dans le lit mais qui , un jour, ne s'est
pas réveillé sans que son époux ou son épouse ne soit présent.
Tout cela pouvait paraître banal. Seulement, cette absence avait un
poids, disons plutôt un contours. C'était une espèce de voile
ténébreux avec un léger parfum de safran. Je ne crains pas de dire
que nous n'aimons pas le safran, mon épouse et moi-même. Je me
levais et faisais le tour du lit pour me rendre compte que les
chaussons de mon épouse étaient encore en place. Elle ne m'avait
parlé d'aucun rendez vous matinal. Je frappais à la porte des
toilettes, de la salle de bains. Il y eut aucune réponse. En me
retournant du côté du lit, je m'aperçus que cela semblait bien
être ma chambre mais pourtant, ce n'était ni le même papier peint,
ni le même lit. Ce lit qui fut un espace de combat, de fuite et
d'excuses. Nous n'y avons jamais perdu assez de temps. Partout dans
les pièces traînait cette espèce d'odeur mais ,en plus, dans la
cuisine flottait une légère arôme de pain grillé. C'est comme ci,
on avait fait en sorte qu'elle ne fut pas trop morte. Mon fils était
assis devant ses dessins animés. J'avais beau l'interroger, il ne
faisait pas attention à moi. Je tentais de lui caresser les cheveux
mais je n'y arrivais pas. Je continuais ma prospection des lieux.
Toujours aucune trace de mon épouse. Son jardin, tel qu'elle l'avait
rêvé et donc aménagé, était un ensemble de petits îlots de
bien-être. Ils nous arrivaient de nous y reposer, d'y rêver. Mon
épouse y élaborait ses projets, nos projets, notre projection
commune. Je ne pouvais imaginer que cela faisait déjà 13 ans qui
nous étions ensemble. En fait, un petit ruisseau quotidien qui
devient lorsque l'on se retourne, un immense fleuve. Nous avons parlé
fort. Nous avons ris aussi très forts. Nous avons eu des pleurs
actifs. C'était vraiment ici que la plupart des choses se mettaient
plus ou moins en place. Je revins vers la maison et aperçut enfin
mon épouse. Elle était dans le canapé et elle pleurait. Je compris
soudain ce qu'il se passait. J'étais sûrement décédé et plus
personne ne pouvait me voir. Alors, moi aussi, je me mis à pleurer.
Moi aussi, j'étais malheureux que nos yeux ne puissent plus
s'apercevoir. Bizarrement, elle tenait dans sa main une lettre avec
ce qui me semblait être mon écriture:
« Christine, Mon amour,
je sens en moi la vie qui s'étiole et je ne peux pas faire face à
tout ça. Je ne peux croire que je ne maîtrise plus rien. Je ne veux
pas mettre un terme à la déchéance mais j'y suis forcé. Jamais,
je ne vous oublierais. Marc. »
J'avais écrit ça un
jour de déprime. Sûrement lors d'une soirée pluvieuse, un 27
novembre, où la vie ne m' apparaissait plus belle. Comme je la
regrettais cette lettre. Elle n'appartenait pas à cette mort ci et
qui allait pouvoir arranger les choses? Les remettre en place? Notre
mort ne nous appartient pas de fait. Chacun va y aller de sa
supposition. C'est comme une couche de vêtement supplémentaire.
L'ensemble fait que nous ne nous ressemblons plus. En fait, mon
épouse, mon amour, j'ai juste eu un accident. Ça n'a rien à voir
avec cette lettre. Personne ne va pouvoir arranger les choses. Alors,
je regarde ma femme pleurer et je sais que nous allons nous séparer
sur un malentendu éternel. C'est ça: un malentendu éternel.
Quelque chose d'éternellement douloureux, d'éternellement injuste.
Elle ne peut plus m'aider à cause de ce malentendu stupide et alors,
jusqu'où vais-je m'écraser dans l'oubli?
Ce matin, je ne sais pas pourquoi, j'ai eu la sensation étrange que
je venais de cesser de vivre. Cet appartement allait devenir ma
cellule, mon tourment, ma sépulture. Ce matin, en allant faire une
course au marché, j'ai croisé l'image que l'on veut donner de la
femme. Elle était d'une pâleur irréelle. Elle ne marchait pas,
elle glissait. De toute évidence, elle ne se déplaçait pas comme
un être humain. Pouvait-on imaginer qu'elle puisse se faire des
tâches sur le chemisier alors qu'elle mange des pâtes bolognaises ?
Sûrement pas. La vie ne pouvait pas avoir d'empreinte sur elle,
comme il était d'ailleurs impossible qu'elle puisse elle-même en
laisser une sur la vie. Cette image ne devait avoir aucune tare,
aucun bouton disgracieux, aucun tic. Rien qui ne puisse ressembler à
la disgrâce de la réalité. Peut-on considérer qu'elle n'en fût
plus belle? Si elle ne l'était pas, on pouvait considérer son
étrangeté comme un repoussoir efficace envers la gente masculine.
En effet, aucun homme ne pouvait penser qu'il était possible que
l'on puisse introduire quoique ce soit dans un quelconque orifice de
ce corps. Alors, l'homme pouvait passer à côté d'une fille femme,
l'insulter ou la dédaigner, mais jamais il ne pouvait songer que
cette femme puisse être malheureuse de ne pouvoir être considérer
comme un être pouvant être caressé, aimé. Le piège, pour ce
genre d'être fragile, c'est d'échouer avec les êtres les plus
vils, en échange de n'importe quels contacts humains: une gifle ou
une insulte... Quelque chose qui puisse la ramener de ce côté ci de
l'existence!
Ces matins là, on savait
que l'on avait capté des ersatz de diamants. Nous postillonnons bien
un peu en nous parlant à l'oreille pour qu'aucun secret ne filtre.
Nous n'en étions que plus vivants tandis que les pubs, les affiches
et les autres paraissaient s'éloigner. Ce soir là, je n'avais pas
plus envie que ça d'écouter ce qu'il pouvait m'expliquer mais, par
habitude, je lui louais une oreille.
« Tu sais, Marc, j'ai
vécu une drôle d'expérience.
-Ah bon?
-Oui, j'ai connu un
endroit qui pouvait s'éloigner de l'espace temps...
-Qu'as tu vu?
-J'ai vécu quelque chose
d'apaisant...Je ne pense pas que je pourrais revoir ça un jour mais
je sais que je l'ai vu une fois... »
Ce discours a soudain
captivé mon énergie. Je pense que c'est le mot « paix » qui a
électrisé mes capteurs.
« Ça se trouve où cet
endroit, mon bon squale?
-Je ne sais plus...Tu
sais, c'était une aurore décalée...
-Ah... »
On pouvait se rendre
compte que j'étais déçu mais ce n'était pas pour autant que
j'allais abandonné les recherches.
« Mon squale, nous
allons retrouver le chemin.
-Je ne sais pas si je
saurais encore.
-Mais, enfin, tu ne peux
pas m'appâter avec quelque chose et me laisser retomber comme une
merde sous le prétexte que t'as la cervelle en meringue. »
Je l'aurais bien secoué
mais j'avais peur que ça ne fasse qu'aggraver son amnésie
éthylique.
« Squale! Comment je
vais faire pour oublier ce que tu m'as dit? J'aurais beau traverser
toutes les rivières, ce truc là va flotter pour m'emmerder. »
J'en avais connu moi
aussi des aurores décalées mais jamais, je n'avais pu dépasser le
rebord de ma fenêtre. J'avais jusque là toujours eu le recul.
Qu'est ce qu'une aurore décalée?
Disons, qu'au loin, on
peut apercevoir un soleil mais autour de nous, nous ne ressentons que
la glace. Dans la conscience de l'attente des sens, nous pensons
encore avoir un contrôle, alors, qu'en fait, nous n'avions pas
remonté l'automate.
Une aurore décalée,
c'est comme quand on se réveille en voulant dire bonjour à sa femme
alors que l'on vient de l'enterrer ou que l'on n'a jamais été
marié.
Attendez! Attendez! Je
vais essayer d'être plus précis. Vous regardez une fille, votre
cœur palpite, vous avez envie de lui parler mais, soudain, vous vous
apercevez que vous parlez à votre téléviseur. Une aurore décalée,
c'est une puissance absolue ressentie alors qu'une terreur insondable
nous paralyse dans votre lit, sans parvenir à se réchauffer. C'est
ce froid glacial qui s'insinue partout alors que toutes les issues
sont fermées.
Les aurores décalées
sont ce que les squales peuvent ressentir à un moment précis où la
vie fait un tête à queue dans une côte à 30 %.
Sa main sous mon avant
bras me ramène à ses yeux égarés.
« Je vais te retrouver
le chemin.
-Je sais que tu vas faire
ce que tu peux, frère squale. Mais surtout, n'oublie jamais qu'il
faut que tu sortes la tête de l'eau de temps en temps pour respirer.
»
On s'est séparé et
j'avais encore cette peur de ne jamais connaître cet endroit. Je
n'avais jamais caché à personne que je n'étais qu'un intérimaire.
Je n'étais pas des leurs. J'avais bien précisé que je partageais
leurs dérives uniquement pour quelques années. J'avais quand même
réussi à côtoyer les plus grands terriens. Ils étaient intéressés
par le rayon de lumière qui filtrait par la lucarne. Je ne savais
même pas qu'il y avait encore cette lumière au dessus de moi. Je ne
pensais pas pouvoir dire ça un jour mais c'étaient des nuits où
l'on était les rois des losers. J'ai recroisé mon squale sur le
bitume. Il semblait à la dérive. Je l'ai échoué contre un mur.
« Que me racontes-tu,
frère squale?
-J'avais presque retrouvé
le chemin lorsque j'en ai pris un de plus en t'attendant. Deux
minutes plus tôt et j'y repartais pour t'y conduire. »
Petit déjeuner dans la
gamelle de l'avant veille, un café bien noir, une tartine morte. Il
était 19 heures et il fallait bien que je prenne la route. Je
commençais mon périple par le premier point de relais. C'était ici
que chacun pouvait affûter les trajectoires dès la nuit tombée. On
prévoyait les échéanciers, nous sélectionnons nos copilotes. On
scrutait parfois les novices qui nous avaient rejoints car ils ne
savaient pas comment il fallait procéder. On les regardait ému,
presque un peu hébété. On n'avait pas le droit de les aider car ça
aurait été comptabilisé dans les handicaps. 23 heures, je devais
partir. Le combustible était pris et je devais y aller. J'avais
choisis, cette fois, de suivre plus ou moins le parcours du squale.
« Frère squale, nous
allons voyager. Tu sais, frère squale, j'ai échappé à toutes les
tentatives depuis des années alors je ne suis plus à un jour prêt.
»
Je me penchais un peu
vers lui en essayant de camoufler tout ce que la curiosité allait
pouvoir inscrire sur mon visage.
« Il paraît qu'elle a
recommencé. »
Il sembla se redresser un
peu comme électrisé par une envie pressante.
« On l'a vu du côté du
nord, elle a été aperçue alors qu'elle entrait dans un estaminet.
Comme toujours, elle avait sa cours à ses trousses. »
J'aimais savoir qu'elle
continuait à faire ses sillons. Parce qu'en fait, lorsqu'elle
traçait son orbite, elle plaçait le mien par transparence. Elle
était la féminisation de mon parcours. Il ne fallait en aucun cas
que nous nous croisions.
« Ah, bien...J'aimerais
t'être utile.
-Ne t'inquiète pas. »
Je le sentais tendu comme
presque à tort. La soirée ne pouvait pas être utile. Les femmes
nous sentaient bien perdus, elles ne s'approchaient pas. Elles
étaient délicates, tendres. Nous nous retrouvâmes à 5 h du matin
place Stalingrad. Il aurait pu neiger, personne n'aurait jamais eu
froid. Squale s'arrêta de chanter.
« Mon frère, approche,
c'est le moment d'y aller; »
Il nous guida au bord du
canal. On se pencha au dessus de l'eau. Il m'attrapa la main et on
sauta dedans. Lorsque l'on se releva, nous étions dans un autre
décors. Il le fallait parce que, sinon, l'un de nous deux, devait
s'arrêter. Je n'avais pas encore envie d'arrêter. Je n'avais pas
d'autre intérêt que la simple minute présente.
« Très bien squale, tu
me montreras la prochaine fois. »
Je lui tapais sur
l'épaule afin de lui signifier qu'il fallait partir. Les crocodiles
n'allaient pas tarder à passer. Ils n'étaient pas bon de traîner
dans leurs pattes. Ils n'hésitaient jamais à nous maltraiter, tout
simplement parce que nous cheminions sur des trottoirs sur lesquels
ne tombait jamais la lumière. Je devais rejoindre ma grotte afin de
m'y cloîtrer jusqu'à ce que...jusqu'à quoi d'ailleurs? Je n'aurais
jamais du avoir peur du soleil puisque j'avais aimé son sourire.
Dans un pas de danse, une matinée glaciale, cette enfant s'est
gravée sur la toile. Elle a souri à ce moment là et j'ai compris
qu'il ne pouvait rien exister au delà de ce samedi. Jamais, je
n'avais exigé quoique ce soit mais il était bien évident que
j'allais devoir en faire la demande express.
« Born to be alive ».
Elle a traversé des
regards et des commentaires. Elle a toujours traversé la cour sans
se retourner. Elle avait le regard haut. Elle ne parlait pas plus que
je ne le faisais moi-même.
« Ça y est! J'ai
réussi...
-Apparemment, mon frère
squale, apparemment, de combien de temps disposons nous? Que devons
nous faire?
-Je ne sais pas...L'autre
jour, une jolie femme est venue me chercher. »
A mesure qu'il disait la
phrase, une belle femme avançait vers nous.
« Bienvenus! Vous avez
amené un ami, squale?...Très bien...Suivez moi. »
Nous avons suivi la
femme. On descendit la côte. Nous ne pouvions pas penser qu'on
allait devoir s'arrêter un jour.
« Voilà, messieurs,
nous sommes arrivés là où vous deviez aller. Mais faites
attention, vous ne devez votre existence qu'à ce que vous croyiez
avoir vu. »
Squale poussa la porte.
Le froid nous saisit. Le parquet craquait bien un peu. Une légère
musique résonnait un peu au loin. Et puis, elle apparut au fond de
la salle, celle dont le sourire avait la beauté du sourire du
soleil. En fait, je n'attendais qu'elle.
« Bonjour.
-Bonjour. »
Comme un bonbon frais sur
un front brûlant! Avec le squale, nous repartions vers nos cloîtres,
sans avoir compris comment nous étions allés là-bas et comment
nous étions revenus. Nous ne devions pas parler de tout cela sans
prendre le risque de tout perdre. Lorsque vous vous apercevez que
votre poche est trouée et que vous risquez de perdre une pierre
précieuse, vous faites en sorte de boucher le trou. Nous repartions
dans la nuit qui aurait pu précéder le repère aux portes flingues:
j'avais espéré revoir une paire d'yeux, un sourire en bandoulière,
une main en écharpe. Par contre, il y avait ce serin sur le rebord
de la fenêtre. Il ne vit pas la semelle lui arriver sur la gueule.
Sans penser que nous ne pouvions y réchapper, nous pensions bien
continuer la quête.
« Allons-y, mon frère
squale, allons nous terrer. Je commence à craindre la pluie. »
Je ne sais plus si je
vous ai raconté ce fameux jour où la chaloupe avait chavirée. Nous
étions partis pique niquer avec ma famille près d'un lac. La
journée était presque belle et on avait fini de manger. J'avais
décidé de faire une sieste pendant que mes parents et mon frère
louèrent une péniche. Ils s'éloignèrent. Soudain, j'aperçus mon
frère balancer un coup de rame à mes deux parents, les jeter par
dessus bord puis il sauta aussi. J'étais heureux de ne pas avoir eu
le temps d'intervenir. Lorsque la surface de l'eau s'arrêta de
frissonner, je m'élançais dans la campagne pour avertir les
secours.
Dans la dernière
obscurité, le râle se faisait foudroyant. C'était comme un dard
qui entrait dans la tête sans même passer par les oreilles. La
petite fille ne bougeait quasiment pas de peur de faire bouger sa
mère.
« Approche, Corinne, la
vie s'enfuit, je ne peux plus la retenir. Va, ne pleure pas, je ne
pense pas que cela puisse t'aider. Je veux que tu souris sans cesse
comme quelqu'un qui aurait peur de se suicider à cause d'une
déprime. Tu as cinq ans. Je veux que tu ailles te mettre à l'abri.
»
Lorsque la petite fille
quitta la pièce, celle ci devint frigorifique. Elle allait devoir en
chercher une autre de Maman. La silhouette Je suis assis derrière la
vitrine du café. C'est presque une belle journée pour moi puisque
cela fait deux heures que je suis levé et je n'ai pas encore pensé
ni à la mort ni à la maladie. Alors, je suis là, tranquillement.
Il n'y a pas d'échéance en suspens qui est susceptible de me gâcher
la journée. Je n'en suis pas à me dire que je suis heureux parce
que, en fait, je ne sais pas à quoi ça ressemble je n'en suis pas
encore là Par contre, je suis sûr qu'il va falloir peu pour que
j'arrive à sourire. Il m'arrive de ne pas en demander trop. Je suis
tranquillement à siroter mon café, sans me soucier d'autre chose
que ce qui se passe dehors. Je suis au dehors de la geôle qu'est mon
corps. Puis, juste à ce moment précis, il a fallu que cette
silhouette sorte du décors. Elle semblait être gravée sur du
papier, un peu comme un dessin fait à l'encre de Chine. Un contours
à peine défini. C'est comme un dessin de Tardi. Elle sort du
brouillard, une légère bruine tombe et il y a un vent de côté. De
cette morosité ambiante est sortie cette femme.
« Écoutez, prenez ma
carte et payez vous, je dois repartir.
-D'accord madame.
-Le premier train qui
part d'ici est à quelle heure?
-Je ne tiens pas un
guichet SNCF.
-Ça vous gênerait
d'être aimable »
Elle rattrapa sa carte
que l'homme lui avait presque jetée au visage. Elle ramassa son sac.
Elle s'arrêta quand même sur le seuil de la porte. Le vent balayait
le quai. La brume l'enveloppait et la pluie lui fouettait les jambes.
Elle s'élança non sans regarder autour d'elle si quelque chose
pouvait la menacer. Elle trouva bien étrange l'attitude de cet homme
qui, derrière la glace de café, la regardait. Pourquoi la
scrutait-elle si fortement? Était il envoyé par son mari? Non, ce
n'était pas possible. Il ressemblait plus à un écrivain en mal
d'inspiration. Quelqu'un qui semblait chercher un sujet. Peut-être
qu'elle pouvait l'inspirer?
« Vous voulez un sujet,
je vous le propose.
-Mais...
-Je vous demande juste de
m'offrir un petit déjeuner. »
Je levais mécaniquement
la main pour appeler quelqu'un. Elle fut servie rapidement. Elle
l'avala prestement.
« Je m'appelle Jocelyne
Pradois. Je suis femme au foyer. J'ai épousé mon mari alors que
j'avais 18 ans. Il m'a mis enceinte et m'a ensuite obligé à
l'épouser. Il était beau. J'avais cru que ce n'était qu'une
passade. C'était un bon baratineur. Il m'a obligé à arrêter mon
activité pour m'occuper de l'enfant car il ne supportait pas que je
gagne plus que lui. C'était au dessus de ses forces. C'était lui
qui avait la bite alors...Puis, il m'a violé une première
fois...Comment vous dire?...Lorsque l'on est une femme, on est
obligatoirement l'objet sexuel de quelqu'un: celui avec qui on danse
en boite; il y en a même qui éjacule en dansant, etc .
L'indignation n'est pas encore présent...Il avait une forte
envie...Composons avec ça...Cela ne doit pas être un viol...Et
puis...Il n'y a pas de viol dans un couple, il n'y a que le devoir
conjugal. Et oui, c'est dans le contrat. A chaque fois, il
m'humiliait et il m'a violée plus d'une quinzaine de fois. C'est
sans parler du fait qu'il me battait pour des broutilles: manque de
sel, verre mal lavé, ou oublié, pas de vin sur la table...Hier,
j'ai attendu qu'il parte au boulot et je me suis
enfuie...Seule...Sans mes enfants...Et je cherche à fuir encore plus
loin...Je ne suis pas une bonne mère, hein?...C'est ce que vous
devez penser?...Je ne les ai pas voulu ces gosses...Je les aime mais
je ne les ai pas voulu...Je n'ai pas à m'en occuper...Il va les
prendre en charge...Je dois partir sinon je vais mourir... »
Elle se leva. Elle
disparut dans la brume en direction de la gare. La pluie semblait
avoir redoublée.
« Écoutez, prenez ma carte et payez vous, je dois repartir.
-D'accord madame.
-Pouvez vous m'appeler un
taxi s'il vous plaît?
-Non, je ne peux pas.
Vous voulez aller où?
-Je dois me rendre à
l'hôpital.
-Il y a l'arrêt du bus
un peu plus loin. Il va jusqu'à l'hôpital. Ça vous coûtera moins
cher.
-Ça vous gênerait
d'être aimable. »
Elle rattrapa sa carte
que l'homme lui avait presque jetée au visage. Elle ramassa son sac.
Elle s'arrêta quand même sur le seuil de la porte. Le vent balayait
le quai. La brume l'enveloppait et la pluie lui fouettait les jambes.
Elle s'avança non sans regarder autour d'elle comme pour se
remémorer tous les instants qu'elle avait passée dans cette ville.
Elle ne s'étonna pas outre mesure de le voir assis derrière la
glace du café, comme si il n'avait pas bougé depuis 6 ans.
« Tu te rends compte que
tu m'as laissé tomber sans rien me dire Marylise.
-Je ne pouvais pas
t'avouer que je ne t'aimais plus. Il a fallu que je joue la disparue
pour te faire comprendre la fuite.
-Pourquoi?
-Mais parce que je ne
t'aimais pas. Je ne t'ai jamais aimé d'ailleurs. C'est toi qui t'ai
accroché à moi et qui t'es joué la maladie d'amour. Il fallait que
tu la vives cette sordide histoire d'amour mais je t'avais prévenue.
Je ne t'aimais pas.
-Alors pourquoi es-tu
revenue?
-Je suis revenue pour
aller voir ma mère qui est à l'hôpital et qui va mourir. Je ne
suis pas là pour toi.
-Oh, je suis navré...
-Merci...Peux-tu m'amener
à l'hôpital, ça m'éviterait de m'ennuyer avec un bus ou un taxi?
-Oui, bien sûr...Bien
sûr... »
Ils se levèrent. Ils
disparurent dans la bruine en direction de la voiture. La pluie
semblait avoir redoublée.
« Écoutez, prenez ma carte et payez vous, je dois repartir.
-D'accord madame.
-Le premier train qui
part d'ici est à quelle heure?
-Je ne suis pas un
guichet SNCF!
-Ça vous gênerait
d'être aimable. »
Elle rattrapa sa carte
que l'homme lui avait presque jetée au visage. Elle ramassa son sac.
Elle s'arrêta sur le seuil de la porte. Le vent balayait le quai. La
brume l'enveloppait et la pluie lui fouettait les jambes. Elle
s'élança non sans regarder autour d'elle si quelque chose pouvait
la menacer.
« Qu'est ce que vous
regardez comme ça?
-Rien de spécial...Juste
les femmes qui sortent comme ça avec un petit sac de voyage...qui
bravent le temps et les intempéries, qui semblent ne pouvoir être
arrêtée par rien...Aucun obstacle ne peut les empêcher d'aller où
elles veulent..Elles ont si longtemps été prisonnières...
-J'ai pris 4 ans pour
m'être défendue lorsque mon mari m'a agressée...Malheureusement,
il est tombé et il est mort...Je ne voulais pas mais bon, je n'ai
rien pu faire...J'ai appelé la police et j'ai expliqué...J'ai pris
4 ans comme pour signifier qu'une femme n'a pas à tuer un homme sous
aucun prétexte, même pas celui de la légitime défense car une
femme vaut moins d'un homme. Pouvez vous me conduire au train que je
puisse échapper à cette ville, à cette prison, à cette vie...Je
dois rencontrer autre chose...
-Bien sûr que je peux
vous conduire...Je n'ai que ça à faire aujourd'hui... »
Ils se levèrent. Ils
disparurent dans la bruine en direction de la voiture. La pluie
semblait avoir redoublé.
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