lundi 8 janvier 2018

Mila Cotlenko Maria Nikiforova

Matriochka


Lorsque je me suis penchée sur l’histoire de la révolution de 1917 en Russie, j’ai eu comme l’impression d’ouvrir une succession de boîtes de poupées russes, chaque matriochka révélant de nouvelles réalités. A l’école, on m’avait appris en deux paragraphes l’ascension irrésistible des bolchéviks entre février et octobre, et sur de longues et ennuyeuses pages, la progressive mise en place de leur régime totalitaire. La morale était claire : la révolution ne peut mener qu’au despotisme de la pire espèce.

Puis, il y eut la lecture de Voline qui brisa définitivement la plus grande des matriochki. 1917 n’était plus l’histoire d’un simple coup d’État, mais redevenait un processus révolutionnaire riche et foisonnant, avec de multiples forces en présence. Il n’était pas dit d’avance que les bolchéviks rafleraient la mise. Une situation complexe se découvrait, où de nombreux hommes et femmes – dont des anarchistes – s’étaient lancés à corps perdu pour réaliser leur rêve de liberté, face aux troupes austro-allemandes, aux blancs, aux nationalistes et aux divers partis révolutionnaires autoritaires.

Cette histoire révolutionnaire ne pouvait plus se regarder comme deux sursauts sur une seule année pour solde de tout compte, sachant que la mise au pas par les bolchéviks prit du temps, dix ans dans certaines zones. Peu à peu, Makhno devint alors une icône, incarnant à lui seul le combat anarchiste en Ukraine. Pourtant, il a aussi fallu briser cette matriochka-là, pour découvrir derrière elle, le parcours de Maria Nikiforova et de tant d’autres compagnons
oubliés.

Étrangement, ni Voline, ni Archinov, pas plus que des historiens comme Skirda ou Avrich ne lui font une place dans leur récit, alors que Makhno lui-même relate sans hésiter plusieurs épisodes qui donnent un éclairage sur les activités de Maria Nikiforova1. Pour un anarchiste qui a vécu cette période en Ukraine – on la retrouve également dans les mémoires du chef d’état major du mouvement insurrectionnel makhnoviste Viktor Belash –, il est difficile de ne pas en parler : elle faisait sans nul doute partie des compagnons incontournables. A la tête d’un détachement de gardes noirs, soutenue par de nombreux ouvriers d’Alexandrovsk, ville située à côté de Gouliaï-Polié, d’où elle était originaire, mais aussi par les marins de Kronstadt, ses qualités d’oratrice autant que ses capacités pratiques installèrent rapidement sa renommée à travers tout le territoire ukrainien. Fermement convaincue qu’il fallait approfondir le processus révolutionnaire en cours, elle n’hésitait pas en fonction des rapports de force sur place, à défier les autorités locales, même soi-disant « révolutionnaires
», à exiger des contributions auprès de la bourgeoisie et des propriétaires terriens, à mener des expropriations (armes, vivres, argent et bâtiments, etc.), ce qui lui valut bientôt d’être mise au pilori des « anarcho-bandits » par le pouvoir bolchévik.

Derrière Maria Nikiforova, ou plutôt avec elle, ce sont d’autres matriochki qui se sont ouvertes, car des périodes entières de sa vie sont encore largement méconnues, que l’on songe à sa jeunesse placée sous le signe de la « terreur sans motif » (bezmotivnyi) autour de 1905, aux journées insurrectionnelles de Petrograd en juillet 1917 lancées par des compagnons avant le coup d’État d’Octobre, ou encore à sa participation aux « anarchistes underground » qui, dès 1919, reconstituèrent des réseaux pour mener des attaques ciblées à la fois contre les blancs et les rouges, appelant dans leur agitation à une « troisième révolution sociale ».

Au-delà de l’enthousiasme que son parcours suscite logiquement, on ne fera pas porter à Maria Nikiforova les habits d’une sainte ou d’une héroïne, comme peut parfois le faire une partie du mouvement anarchiste avec ses morts. Il existe déjà suffisamment de livres de chevet pour se rassurer à l’aune du passé, heureux de pouvoir épingler avant de s’endormir une figure de plus au panthéon des anarchistes ou des grandes femmes. Car si ce n’est pour
alimenter les réflexions et les combats du présent, à quoi bon se plonger sur les traces des compagnons qui nous ont précédés ? Bâtir une contre-histoire sans aspérité finit par rencontrer les mêmes écueils que l’histoire officielle, en privant les individus de leur complexité et de leur unicité pour en faire des mythes. Bien qu’écrite du point de vue des dominés et des révoltés, celle-ci fige tout autant des postures, elle transforme en destin ce qui est un parcours vivant, elle gomme les débats et les autres choix en présence au profit d’une espèce de suite inéluctable de faits.

L’idée de ce livre ne sera donc pas de naturaliser Maroussia dans une position d’« Atamansha » (leader militaire charismatique) ou de « Jeanne d’Arc de l’anarchie ». C’est même plutôt à cet endroit qu’il faudrait être critique, car cela a pu avoir un prix élevé. Face aux conquêtes des blancs, des troupes austro-allemandes et des nationalistes ukrainiens, elle choisit ainsi de mener une guerre de front, et pour ce faire de passer un accord militaire avec les bolchéviks.

C’est ensuite qu’elle agit en relative autonomie, et enfin s’en prit directement au pouvoir rouge depuis la clandestinité. Tous ces moments sont en réalité traversés d’hésitations et de contradictions, soulevant les questions qui se posent à chaque tempête sociale, et dont certaines résonnent Matriochka jusqu’à aujourd’hui : jusqu’où pousser le processus révolutionnaire quand celui-ci n’a amené qu’un changement à la tête de l’État ? Lorsque les ouvriers sont en train de s’emparer des usines et les paysans des terres, comment faire en sorte que la chaise du pouvoir reste vide et surtout que ses pieds soient brisés ? Que faire quand la contre-révolution arrive de tous côtés ? Comment éviter de tomber dans le piège de « faire la guerre » au détriment d’« approfondir la révolution » ? Comment reconnaître ses faux-amis parmi des révolutionnaires aux intentions pourtant sincères ? Quelles sont les conséquences de se coordonner dans un « front commun » avec des groupes autoritaires ? Ce dernier type de stratégie semble en l’occurrence impossible sans renoncer à une partie de ses propres idées, et c’est d’ailleurs cette conclusion que tirera Maria Nikiforova après avoir expérimenté une alliance avec les bolchéviks. Suivons son parcours non pour nous réjouir de ses hauts faits d’arme, mais comme une expérience de situations pétries de bouleversements révolutionnaires et de difficultés, comme une fenêtre pour affronter une histoire faite d’une succession de possibles pas nécessairement advenus. Derrière Maria Nikiforova, il y a aurait encore d’autres matriochki à ouvrir, car elle n’est pas une exception, loin s’en faut. Il y eut d’autres anarchistes à la tête de détachements autonomes de gardes noirs. Derrière ceux-ci, il y aurait encore tous les individus anonymes qui ne laissèrent aucune trace mais formèrent le sel de ces bouleversements en se lançant à corps perdu dans la bataille pour une liberté démesurée pour tous.

Si nous avons une idée de l’histoire de Makhno et des paysans ukrainiens autour de Gouliaï-Polié, vu qu’il a réussi in extremis à s’enfuir et à écrire ses mémoires, il y eut aussi de fortes résistances et des mouvements de partisans que les nouveaux maîtres bolchéviks eurent du mal à écraser dans le sud et l’ouest de la Russie, en Ukraine et en Sibérie, des mouvements qui continuèrent parfois jusqu’à la fin des années vingt. Sans oublier tous ceux qui sont morts trop vite et ont pourtant porté leurs idées jusqu’à leurs ultimes conséquences.


Le rôle que joua Maria Nikiforova dans la révolution ukrainienne, comme son parcours, n’eurent rien d’un chemin tout tracé. A de nombreux moments clés, elle fit des choix avec ses idées pour seul guide, des choix entiers, qu’elle assuma jusqu’au bout. Et si elle finit par tomber dans ce combat inégal, il n’en demeure pas moins qu’elle laisse une possibilité toujours présente : plus encore que vivre sans renier son idéal, celle de vivre sans mesure pour le voir advenir.

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