Matriochka
Lorsque
je me suis penchée sur l’histoire de la révolution de 1917 en
Russie, j’ai eu comme l’impression d’ouvrir une succession de
boîtes de poupées russes, chaque matriochka révélant de nouvelles
réalités. A l’école, on m’avait appris en deux paragraphes
l’ascension irrésistible des bolchéviks entre février et
octobre, et sur de longues et ennuyeuses pages, la progressive mise
en place de leur régime totalitaire. La morale était claire : la
révolution ne peut mener qu’au despotisme de la pire espèce.
Puis,
il y eut la lecture de Voline qui brisa définitivement la plus
grande des matriochki. 1917 n’était plus l’histoire d’un
simple coup d’État, mais redevenait un processus révolutionnaire
riche et foisonnant, avec de multiples forces en présence. Il
n’était pas dit d’avance que les bolchéviks rafleraient la
mise. Une situation complexe se découvrait, où de nombreux hommes
et femmes – dont des anarchistes – s’étaient lancés à corps
perdu pour réaliser leur rêve de liberté, face aux troupes
austro-allemandes, aux blancs, aux nationalistes et aux divers partis
révolutionnaires autoritaires.
Cette
histoire révolutionnaire ne pouvait plus se regarder comme deux
sursauts sur une seule année pour solde de tout compte, sachant que
la mise au pas par les bolchéviks prit du temps, dix ans dans
certaines zones. Peu à peu, Makhno devint alors une icône,
incarnant à lui seul le combat anarchiste en Ukraine. Pourtant, il a
aussi fallu briser cette matriochka-là, pour découvrir derrière
elle, le parcours de Maria Nikiforova et de tant d’autres
compagnons
oubliés.
Étrangement,
ni Voline, ni Archinov, pas plus que des historiens comme Skirda ou
Avrich ne lui font une place dans leur récit, alors que Makhno
lui-même relate sans hésiter plusieurs épisodes qui donnent un
éclairage sur les activités de Maria Nikiforova1. Pour un
anarchiste qui a vécu cette période en Ukraine – on la retrouve
également dans les mémoires du chef d’état major du mouvement
insurrectionnel makhnoviste Viktor Belash –, il est difficile de ne
pas en parler : elle faisait sans nul doute partie des compagnons
incontournables. A la tête d’un détachement de gardes noirs,
soutenue par de nombreux ouvriers d’Alexandrovsk, ville située à
côté de Gouliaï-Polié, d’où elle était originaire, mais aussi
par les marins de Kronstadt, ses qualités d’oratrice autant que
ses capacités pratiques installèrent rapidement sa renommée à
travers tout le territoire ukrainien. Fermement convaincue qu’il
fallait approfondir le processus révolutionnaire en cours, elle
n’hésitait pas en fonction des rapports de force sur place, à
défier les autorités locales, même soi-disant « révolutionnaires
»,
à exiger des contributions auprès de la bourgeoisie et des
propriétaires terriens, à mener des expropriations (armes, vivres,
argent et bâtiments, etc.), ce qui lui valut bientôt d’être mise
au pilori des « anarcho-bandits » par le pouvoir bolchévik.
Derrière
Maria Nikiforova, ou plutôt avec elle, ce sont d’autres matriochki
qui se sont ouvertes, car des périodes entières de sa vie sont
encore largement méconnues, que l’on songe à sa jeunesse placée
sous le signe de la « terreur sans motif » (bezmotivnyi) autour de
1905, aux journées insurrectionnelles de Petrograd en juillet 1917
lancées par des compagnons avant le coup d’État d’Octobre, ou
encore à sa participation aux « anarchistes underground » qui, dès
1919, reconstituèrent des réseaux pour mener des attaques ciblées
à la fois contre les blancs et les rouges, appelant dans leur
agitation à une « troisième révolution sociale ».
Au-delà
de l’enthousiasme que son parcours suscite logiquement, on ne fera
pas porter à Maria Nikiforova les habits d’une sainte ou d’une
héroïne, comme peut parfois le faire une partie du mouvement
anarchiste avec ses morts. Il existe déjà suffisamment de livres de
chevet pour se rassurer à l’aune du passé, heureux de pouvoir
épingler avant de s’endormir une figure de plus au panthéon des
anarchistes ou des grandes femmes. Car si ce n’est pour
alimenter
les réflexions et les combats du présent, à quoi bon se plonger
sur les traces des compagnons qui nous ont précédés ? Bâtir une
contre-histoire sans aspérité finit par rencontrer les mêmes
écueils que l’histoire officielle, en privant les individus de
leur complexité et de leur unicité pour en faire des mythes. Bien
qu’écrite du point de vue des dominés et des révoltés, celle-ci
fige tout autant des postures, elle transforme en destin ce qui est
un parcours vivant, elle gomme les débats et les autres choix en
présence au profit d’une espèce de suite inéluctable de faits.
L’idée
de ce livre ne sera donc pas de naturaliser Maroussia dans une
position d’« Atamansha » (leader militaire charismatique) ou de «
Jeanne d’Arc de l’anarchie ». C’est même plutôt à cet
endroit qu’il faudrait être critique, car cela a pu avoir un prix
élevé. Face aux conquêtes des blancs, des troupes
austro-allemandes et des nationalistes ukrainiens, elle choisit ainsi
de mener une guerre de front, et pour ce faire de passer un accord
militaire avec les bolchéviks.
C’est
ensuite qu’elle agit en relative autonomie, et enfin s’en prit
directement au pouvoir rouge depuis la clandestinité. Tous ces
moments sont en réalité traversés d’hésitations et de
contradictions, soulevant les questions qui se posent à chaque
tempête sociale, et dont certaines résonnent Matriochka jusqu’à
aujourd’hui : jusqu’où pousser le processus révolutionnaire
quand celui-ci n’a amené qu’un changement à la tête de l’État
? Lorsque les ouvriers sont en train de s’emparer des usines et les
paysans des terres, comment faire en sorte que la chaise du pouvoir
reste vide et surtout que ses pieds soient brisés ? Que faire quand
la contre-révolution arrive de tous côtés ? Comment éviter de
tomber dans le piège de « faire la guerre » au détriment d’«
approfondir la révolution » ? Comment reconnaître ses faux-amis
parmi des révolutionnaires aux intentions pourtant sincères ?
Quelles sont les conséquences de se coordonner dans un « front
commun » avec des groupes autoritaires ? Ce dernier type de
stratégie semble en l’occurrence impossible sans renoncer à une
partie de ses propres idées, et c’est d’ailleurs cette
conclusion que tirera Maria Nikiforova après avoir expérimenté une
alliance avec les bolchéviks. Suivons son parcours non pour nous
réjouir de ses hauts faits d’arme, mais comme une expérience de
situations pétries de bouleversements révolutionnaires et de
difficultés, comme une fenêtre pour affronter une histoire faite
d’une succession de possibles pas nécessairement advenus. Derrière
Maria Nikiforova, il y a aurait encore d’autres matriochki à
ouvrir, car elle n’est pas une exception, loin s’en faut. Il y
eut d’autres anarchistes à la tête de détachements autonomes de
gardes noirs. Derrière ceux-ci, il y aurait encore tous les
individus anonymes qui ne laissèrent aucune trace mais formèrent le
sel de ces bouleversements en se lançant à corps perdu dans la
bataille pour une liberté démesurée pour tous.
Si
nous avons une idée de l’histoire de Makhno et des paysans
ukrainiens autour de Gouliaï-Polié, vu qu’il a réussi in
extremis à s’enfuir et à écrire ses mémoires, il y eut aussi de
fortes résistances et des mouvements de partisans que les nouveaux
maîtres bolchéviks eurent du mal à écraser dans le sud et l’ouest
de la Russie, en Ukraine et en Sibérie, des mouvements qui
continuèrent parfois jusqu’à la fin des années vingt. Sans
oublier tous ceux qui sont morts trop vite et ont pourtant porté
leurs idées jusqu’à leurs ultimes conséquences.
Le
rôle que joua Maria Nikiforova dans la révolution ukrainienne,
comme son parcours, n’eurent rien d’un chemin tout tracé. A de
nombreux moments clés, elle fit des choix avec ses idées pour seul
guide, des choix entiers, qu’elle assuma jusqu’au bout. Et si
elle finit par tomber dans ce combat inégal, il n’en demeure pas
moins qu’elle laisse une possibilité toujours présente : plus
encore que vivre sans renier son idéal, celle de vivre sans mesure
pour le voir advenir.
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