Comment un roman,
semble-t-il sans le chercher, dit-il tout ? De l’état de son auteur, bien
sûr, Du nôtre aussi ? De celui que son auteur et nous partageons ? De
l’état du temps que nous avons en commun ?
« Le syndrome de
Gramsci » de Bernard Noël est en cela un livre « politique ».
Beaucoup plus que beaucoup qui voudraient l’être. Qui le chercheraient. Il est
politique en ce sens, qui en effet ne se donne pas d’emblée, que le mal dont
son narrateur se découvre atteint est celui dont l’époque est atteinte avec
lui. On sait au juste assez peu quel mal, si même c’est un mal – peut-être
existe-t-il des syndromes de maux qui n’existent pas encore ou qui n’existent
plus. Si ce mal est celui de la mémoire qui manque et troue la langue ou s’il
est de la langue elle-même qui est sans plus pouvoir accéder à sa mémoire. S’il
est de la mémoire qui s’est fermée aux mots dont use la langue ou des mots qui
dérobent la langue à sa mémoire ? Parler d’amnésie ne suffit donc sans
doute pas. C’est d’un oubli plus profond qu’il est question qui ne suffit pas à
désigner l’amnésie. Un oubli qu’il n’est pour le moment possible de désigner
que par ses manifestations pour que n’en soient atténuées ni la gravité ni l’ampleur
(un oubli aussi profond ne peut qu’être contagieux).
Qu’il suffise de dire que
certains mots – mais il est de la plus grande importance que ces mots soient, à
ceux auxquels ils se mettent soudain à se dérober, les plus chers, ou les plus
chargés – par ce temps, c’est lui qui les évince d’une postérité possible) qu’il
n’existe plus pour eux d’espace à occuper, même au sein des langues qui s’étaient
jusqu’alors le plus fermement maintenues dans leur souvenir ( n’est-ce pas ce
contre quoi Hegel mettait en garde quand il disait que « maintenir
fermement ce qui est mort » demande « la plus grande force » ?).
Le mot qui, dans la douceur
d’une soirée toscane, se dérobe à la mémoire du narrateur de ce roman, le mot à
l’oubli duquel celui-ci doit de se savoir atteint de ce mal, est un nom. L’oubli
commence par un nom. Non pas n’importe quel nom, mais le plus représentatif de
tout ce que le narrateur pensait à ce moment-là et que ce nom aurait
éloquemment désigné à son interlocuteur. Il faudrait donc en convenir : si
ce nom est venu à lui manquer, c’est que cette désignation est devenue
impossible. Comme si, avec la possibilité de désigner, disparaissait aussi la
désignation. Comme si d’une chose disparue, la désignation l’était aussi.
Gramsci est ce nom. Et ce qu’il
désigne (la révolution rêvée, le communisme perdu, l’engagement des
intellectuels, l’antifascisme, l’Italie…) est en effet devenu sans objet. Ce nom
est sans pouvoir survivre à la disparition de ce qu’il désignait. Il est sans
pouvoir rien désigner qui n’ait pas disparu. En même temps, il n’y a sans doute
pas moyen de faire disparaitre une figure sans que celle-ci resurgisse masquée
pour hanter l’espace dont on a tenté de l’évincer. Ce livre –magnifique- témoigne
que l’art reste « l’intime » moyen d’atteindre l’Histoire. Au sens où
Bataille dit, énigmatiquement, qu’intime est la question du communisme : « ailleurs
et autrement intime ».
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