vendredi 28 juillet 2023

A propos de… « Sur le peu de Révolution » de Michel Surya et Bernard Noël

 

 

Oui, si peu de révolution et un monde qui s’enlise dans les contradictions volontaires, les à peu-près entretenus, les pensées que l’on impose à des gens qui ne « pensent » plus. Qui n’ont jamais pensé ? Quel sens donnons-nous à ce verbe ? Quel sens veulent-ils que les « citoyens » donnent à ce verbe-là ?

 

La révolution est l’après rupture. Il n’est pas le point de rupture. Celui-ci est la fin de la politique, dans le sens gestion de la cité, et du remplacement par la gestion financière de la cité, c’est-à-dire, que l’on place la finance au-dessus de l’humain.

Comme le dit Michel Surya dans sa « Notice éditoriale » :

« Ancienne, abondante, la correspondance entre les deux auteurs de ce livre porte sur beaucoup de sujets. Sur la littérature le plus souvent. Mais sur la politique aussi, ou, on le verra, plutôt que sur la « politique », sur la « révolution », la première étant d’un bout à l’autre mesurée par eux à l’aune de l’espérance et de l’attente de la seconde.

Aussi bien, est-ce la partie que ceux-ci ont choisie d’isoler, prélever et reproduire ici, sans égard pour tout ce que chacune de leurs lettres pouvait contenir d’autre, recomposant quelque chose comme un échange, un dialogue, un entretien politique-révolutionnaire au long des années.

Le titre de ce livre : « sur le peu de révolution » s’est imposé aux auteurs au fil de leur échange. C’est une fois celui-ci terminé qu’il leur est apparu être aussi, en partie, le titre d’un texte d’Alain Jouffroy : « Discours sur le peu de révolution », inconsciemment inspiré par lui, peut-être. Ils ont toutefois désiré le conserver, en forme d’hommage. ».

 

Ce livre fait suite, ou du moins écho, à celui que je vous recommande depuis peu de temps et qui s’appelle « De l’argent. La ruine de la politique ». D’ailleurs, ce qui suit en est un commentaire fort à propos.

 

Bernard Noël : « La première fois que j’avais lu : « La victoire la plus grande de la politique : contraindre au bonheur des foules », j’étais un peu sceptique, mais ces derniers jours les informations vantaient ce bonheur social des français. Et Fabius vient d’y ajouter en reprenant le rite de la Confirmation. Tu me donnes envie de relire « Le bonheur dans l’esclavage » (question d’actualité : une foule qui cesse de se soumettre devient-elle républicaine ?) je lis et relis : « consommation…destin commun=fin de la valeur politique de l’égalité ». C’est d’une évidence qui m’accable : ‘il n’y a personne qui ne se soit librement humilié… » Et qui ne rêve d’être bourgeois avec les bourgeois….mais sans lutte ! Je lis et relis les pages 16 à 20 avec le bizarre sentiment qu’il ne faut pas qu’un mot m’en échappe pour qu’elles soient en moi une sorte d’arme interne : un révélateur automatique de la « domination » dont tu affines et durcis la définition pour en arriver à cette position terrible : efficacité contre sacralisation. C’est un renversement radical, toute l’histoire ayant recherché le pouvoir absolu dans le mouvement inverse. Et quand tu accentues encore la dose de désespoir en disant que le système bourgeois, en éradiquant le rêve, détruit toute alternative possible, j’entrevois une fonction du sacré : il ouvrirait une béance dans le dos du pouvoir, une perte, un détour…tout en l’illusionnant sur sa qualité.

« […]pas de politique dont l’argent n’ait eu raison… » et « Il n’y a même pas de meilleur monde possible ». Tu passes vite sur la trahison des « soumis », pas même « convertis », mais la chose est assez claire, comme il est bien clair que la « domination » repose sur la disparition de la politique. Ton analyse sur le rôle du FN comme paravent de cette disparition est d’une perspicacité géniale, j’allais dire : hélas ! car tu nous révèles en même temps l’irrémédiable. On ne retrousse pas le temps : son épaisseur s’éclaire en vain ». Les pages suivantes sont extraordinaires qui montrent à l’évidence qu’obtenir, au-delà de la soumission, l’adhésion permet au vainqueur de s’assurer une exclusivité morale sans appel. Dès lors, il peut tout, y compris guérir le désespoir par la disparition de l’espérance. Dans un monde libéré de sa transcendance, tout est là, ouverture offert à la vie de tous, disponible, immédiat – et que le meilleur gagne à égalité avec tous puisque le voilà promu entraineur social.

Egalité, liberté, légalité, c’est la trinité de la transparence –transparence qui fonde le monde le plus moral et par conséquent le plus égal. Et par conséquent le plus équitable. Je rêve là-dessus ou plutôt j’essaie d’imaginer comment la « transparence », dont tu as inventé le concept, crée un monde où la fiction remplace la réalité en produisant une substance transparente, qui devient le liant social et permet que chacun s’aperçoive soi-même constamment au mieux de ses intérêts. Dans ce monde, où toute contrainte a disparu, la « substance » est infiniment plus efficace que tous les Big Brother parce qu’elle opère insensiblement. C’est l’équivalent de la « grâce » et du corps mystique, sauf que le spirituel a été avantageseument remplacé par un corps chimique…

Un « capitalisme propre », « des limites à l’exploitation » et une collaboration « librement consentie » à la prospérité…Le mot « collaboration » fut infamant lorsqu’il désignait un groupe, il suffit de généraliser ce qu’il désigne. Autre effet de la « transparence ». Et « divine surprise » pour elle-même quand elle constate à quel point elle a pu métamorphoser les adversaires du « capital ». Tu analyses parfaitement le retournement par lequel les raisons de combattre deviennent les raisons de vanter, de soutenir. De transparaitre ! Rien de plus désirable que ce qui fut matière à soupçon depuis que cette matière a cessé d’être opaque. Pouvoir=pureté ! Plus on a de pouvoir, plus on est innocent.

Ta démonstration est si raisonnable qu’elle en parait « théorique » : je veux dire que la manière de lui résister, c’est de la juger trop belle pour être vraie. J’imagine cette défense chez ceux que tu dénonces. La défense du capital, y compris contre les forces conservatrices, par les « forces progressistes ». Mais voilà désormais le spectacle quotidien, et il est incroyable ! par l’effet, encore, de la transparence. Le heut de la page 60, qui dit la prise de pouvoir universelle de l’Organisation mondiale du Commerce, cadre bien la situation nouvelle. La transparence, certes, et le pouvoir en douceur, mais en gardant possible l’intervention cynique de la force, de la violence.

1989 : il n’y a pas de révolution dont on ne veuille revenir ! C’est le principe fondamental de la contre-révolution. Désormais, l’argent, et lui seul, décide des formes du pouvoir – un pouvoir donc formel, comme est formelle la morale et formelle la « fatalité de l’égalité » et la « justice » de l’argent. La transparence rend tout formel : tout fictif…Tu ne cesses de rendre plus précis le mécanisme de cet envahissement, qui devient le transformateur général de la société, de la mentalité et – pourquoi pas- qui imprègne même les corps.

Le blanchiment : cette page 74 où tu dénonces l’alchimie qu’est en soi la transparence apporte, si j’ose dire, le comble de ta démonstration. Il faut que l’argent se montre, écris-tu, pour que sa visibilité le purifie. Et le visible va servir de cache, puisque le visible intensifie le fictif. Ici, à propos d’argent propre et d’argent sale, je me dis que les mafias de la drogue servent de paravent au même titre que le FN. Aujourd’hui même, la nouvelle du jour était la saisie par la police espagnole – mais on ne s’extasiait que l’action du juge X- de je ne sais combien de centaines de kilos de cocaïne. Il serait facile d’annuler le trafic en légalisant la distribution des drogues dures, mais quelle perte pour la « justice » et la publicité de la pureté de l’argent…

C’est désormais la « grande exploitation » qui est blanchie. L’histoire est devenue un trompe-l’œil. Et le capital, le mouvement vers un monde égalitaire. L’incroyable est devenu parfaitement consommable. Il l’est chaque jour un peu plus : « ensorcellement idéologique » ! Echange de l’espérance contre la rente.

« Domination » : tu charges ce mot d’un sens toujours plus fort, plus précis, tout en lui reconnaissant un arrière-pays obscur (page 90). Mais, grâce à toi, le mot travaille à réduire cette obscurité parce qu’il la considère au lieu de faire comme si elle était résolue.

Et la considérant, il l’attaque. Au fond, ta « domination » englobe pouvoir et contre-pouvoir dans une alliance contre-nature, identique à celle du bourreau et de la victime quand cette dernière s’offre au couteau (tu y as d’ailleurs fait allusion au début). La « domination », dis-tu, ne pèse à personne dès lors que tous la désirent. Ma « sensure » est au fond l’un des moyens qui assure sa pénétration. Car elle est pénétrante mais au gré d’une contamination imperceptible.

Le capitalisme peut tirer profit du ressentiment, tirer profit de la honte : il est « totalitaire » et lui seul pour la raison qu’il peut même tirer profit de ce mot et le rendre honorable. Car son totalitarisme est finalement plus innocent que tout ce qui peut lui être comparé.

Il y a une transsubstantiation à l’œuvre dans tous les domaines : elle aboutit à garder le « sens » tout en ayant changé le sens du sens, si je puis dire. Il manque peut-être à ton livre d’analyser ce qu’il en est du langage dans cette opération, mais tu analyses si bien l’opération que le lecteur a tout en tête pour y réfléchir. »

Aucun commentaire: