Oui, si peu de révolution et
un monde qui s’enlise dans les contradictions volontaires, les à peu-près
entretenus, les pensées que l’on impose à des gens qui ne « pensent »
plus. Qui n’ont jamais pensé ? Quel sens donnons-nous à ce verbe ?
Quel sens veulent-ils que les « citoyens » donnent à ce
verbe-là ?
La révolution est l’après
rupture. Il n’est pas le point de rupture. Celui-ci est la fin de la politique,
dans le sens gestion de la cité, et du remplacement par la gestion financière
de la cité, c’est-à-dire, que l’on place la finance au-dessus de l’humain.
Comme le dit Michel Surya
dans sa « Notice éditoriale » :
« Ancienne, abondante,
la correspondance entre les deux auteurs de ce livre porte sur beaucoup de
sujets. Sur la littérature le plus souvent. Mais sur la politique aussi, ou, on
le verra, plutôt que sur la « politique », sur la « révolution »,
la première étant d’un bout à l’autre mesurée par eux à l’aune de l’espérance
et de l’attente de la seconde.
Aussi bien, est-ce la partie
que ceux-ci ont choisie d’isoler, prélever et reproduire ici, sans égard pour
tout ce que chacune de leurs lettres pouvait contenir d’autre, recomposant
quelque chose comme un échange, un dialogue, un entretien
politique-révolutionnaire au long des années.
Le titre de ce livre :
« sur le peu de révolution » s’est imposé aux auteurs au fil de leur
échange. C’est une fois celui-ci terminé qu’il leur est apparu être aussi, en
partie, le titre d’un texte d’Alain Jouffroy : « Discours sur le peu
de révolution », inconsciemment inspiré par lui, peut-être. Ils ont
toutefois désiré le conserver, en forme d’hommage. ».
Ce livre fait suite, ou du
moins écho, à celui que je vous recommande depuis peu de temps et qui s’appelle
« De l’argent. La ruine de la politique ». D’ailleurs, ce qui suit en
est un commentaire fort à propos.
Bernard Noël : « La
première fois que j’avais lu : « La victoire la plus grande de la
politique : contraindre au bonheur des foules », j’étais un peu
sceptique, mais ces derniers jours les informations vantaient ce bonheur social
des français. Et Fabius vient d’y ajouter en reprenant le rite de la Confirmation.
Tu me donnes envie de relire « Le bonheur dans l’esclavage »
(question d’actualité : une foule qui cesse de se soumettre devient-elle
républicaine ?) je lis et relis : « consommation…destin
commun=fin de la valeur politique de l’égalité ». C’est d’une évidence qui
m’accable : ‘il n’y a personne qui ne se soit librement humilié… » Et
qui ne rêve d’être bourgeois avec les bourgeois….mais sans lutte ! Je lis
et relis les pages 16 à 20 avec le bizarre sentiment qu’il ne faut pas qu’un
mot m’en échappe pour qu’elles soient en moi une sorte d’arme interne : un
révélateur automatique de la « domination » dont tu affines et durcis
la définition pour en arriver à cette position terrible : efficacité
contre sacralisation. C’est un renversement radical, toute l’histoire ayant
recherché le pouvoir absolu dans le mouvement inverse. Et quand tu accentues
encore la dose de désespoir en disant que le système bourgeois, en éradiquant
le rêve, détruit toute alternative possible, j’entrevois une fonction du sacré :
il ouvrirait une béance dans le dos du pouvoir, une perte, un détour…tout en
l’illusionnant sur sa qualité.
« […]pas de politique
dont l’argent n’ait eu raison… » et « Il n’y a même pas de meilleur
monde possible ». Tu passes vite sur la trahison des « soumis »,
pas même « convertis », mais la chose est assez claire, comme il est
bien clair que la « domination » repose sur la disparition de la
politique. Ton analyse sur le rôle du FN comme paravent de cette disparition
est d’une perspicacité géniale, j’allais dire : hélas ! car tu nous
révèles en même temps l’irrémédiable. On ne retrousse pas le temps : son
épaisseur s’éclaire en vain ». Les pages suivantes sont extraordinaires
qui montrent à l’évidence qu’obtenir, au-delà de la soumission, l’adhésion
permet au vainqueur de s’assurer une exclusivité morale sans appel. Dès lors,
il peut tout, y compris guérir le désespoir par la disparition de l’espérance.
Dans un monde libéré de sa transcendance, tout est là, ouverture offert à la
vie de tous, disponible, immédiat – et que le meilleur gagne à égalité avec
tous puisque le voilà promu entraineur social.
Egalité, liberté, légalité,
c’est la trinité de la transparence –transparence qui fonde le monde le plus
moral et par conséquent le plus égal. Et par conséquent le plus équitable. Je
rêve là-dessus ou plutôt j’essaie d’imaginer comment la
« transparence », dont tu as inventé le concept, crée un monde où la
fiction remplace la réalité en produisant une substance transparente, qui
devient le liant social et permet que chacun s’aperçoive soi-même constamment
au mieux de ses intérêts. Dans ce monde, où toute contrainte a disparu, la
« substance » est infiniment plus efficace que tous les Big Brother
parce qu’elle opère insensiblement. C’est l’équivalent de la
« grâce » et du corps mystique, sauf que le spirituel a été
avantageseument remplacé par un corps chimique…
Un « capitalisme
propre », « des limites à l’exploitation » et une collaboration
« librement consentie » à la prospérité…Le mot
« collaboration » fut infamant lorsqu’il désignait un groupe, il
suffit de généraliser ce qu’il désigne. Autre effet de la
« transparence ». Et « divine surprise » pour elle-même
quand elle constate à quel point elle a pu métamorphoser les adversaires du
« capital ». Tu analyses parfaitement le retournement par lequel les
raisons de combattre deviennent les raisons de vanter, de soutenir. De
transparaitre ! Rien de plus désirable que ce qui fut matière à soupçon
depuis que cette matière a cessé d’être opaque. Pouvoir=pureté ! Plus on a
de pouvoir, plus on est innocent.
Ta démonstration est si
raisonnable qu’elle en parait « théorique » : je veux dire que
la manière de lui résister, c’est de la juger trop belle pour être vraie.
J’imagine cette défense chez ceux que tu dénonces. La défense du capital, y
compris contre les forces conservatrices, par les « forces
progressistes ». Mais voilà désormais le spectacle quotidien, et il est
incroyable ! par l’effet, encore, de la transparence. Le heut de la page
60, qui dit la prise de pouvoir universelle de l’Organisation mondiale du
Commerce, cadre bien la situation nouvelle. La transparence, certes, et le
pouvoir en douceur, mais en gardant possible l’intervention cynique de la
force, de la violence.
1989 : il n’y a pas de
révolution dont on ne veuille revenir ! C’est le principe fondamental de
la contre-révolution. Désormais, l’argent, et lui seul, décide des formes du
pouvoir – un pouvoir donc formel, comme est formelle la morale et formelle la
« fatalité de l’égalité » et la « justice » de l’argent. La
transparence rend tout formel : tout fictif…Tu ne cesses de rendre plus
précis le mécanisme de cet envahissement, qui devient le transformateur général
de la société, de la mentalité et – pourquoi pas- qui imprègne même les corps.
Le blanchiment : cette
page 74 où tu dénonces l’alchimie qu’est en soi la transparence apporte, si
j’ose dire, le comble de ta démonstration. Il faut que l’argent se montre,
écris-tu, pour que sa visibilité le purifie. Et le visible va servir de cache,
puisque le visible intensifie le fictif. Ici, à propos d’argent propre et
d’argent sale, je me dis que les mafias de la drogue servent de paravent au
même titre que le FN. Aujourd’hui même, la nouvelle du jour était la saisie par
la police espagnole – mais on ne s’extasiait que l’action du juge X- de je ne
sais combien de centaines de kilos de cocaïne. Il serait facile d’annuler le
trafic en légalisant la distribution des drogues dures, mais quelle perte pour
la « justice » et la publicité de la pureté de l’argent…
C’est désormais la « grande
exploitation » qui est blanchie. L’histoire est devenue un trompe-l’œil.
Et le capital, le mouvement vers un monde égalitaire. L’incroyable est devenu
parfaitement consommable. Il l’est chaque jour un peu plus : « ensorcellement
idéologique » ! Echange de l’espérance contre la rente.
« Domination » :
tu charges ce mot d’un sens toujours plus fort, plus précis, tout en lui
reconnaissant un arrière-pays obscur (page 90). Mais, grâce à toi, le mot
travaille à réduire cette obscurité parce qu’il la considère au lieu de faire
comme si elle était résolue.
Et la considérant, il l’attaque.
Au fond, ta « domination » englobe pouvoir et contre-pouvoir dans une
alliance contre-nature, identique à celle du bourreau et de la victime quand
cette dernière s’offre au couteau (tu y as d’ailleurs fait allusion au début).
La « domination », dis-tu, ne pèse à personne dès lors que tous la
désirent. Ma « sensure » est au fond l’un des moyens qui assure sa
pénétration. Car elle est pénétrante mais au gré d’une contamination
imperceptible.
Le capitalisme peut tirer
profit du ressentiment, tirer profit de la honte : il est « totalitaire »
et lui seul pour la raison qu’il peut même tirer profit de ce mot et le rendre
honorable. Car son totalitarisme est finalement plus innocent que tout ce qui
peut lui être comparé.
Il y a une transsubstantiation
à l’œuvre dans tous les domaines : elle aboutit à garder le « sens »
tout en ayant changé le sens du sens, si je puis dire. Il manque peut-être à
ton livre d’analyser ce qu’il en est du langage dans cette opération, mais tu
analyses si bien l’opération que le lecteur a tout en tête pour y réfléchir. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire