
Johann Most
est une figure oubliée du mouvement ouvrier. A peine se souvient-on
de lui par la querelle qu’il eut avec Emma Goldman. Celle-ci laissa
de lui un portrait plutôt négatif et de mauvaise foi [1]. S’en
tenir là serait oublier l’oeuvre de ce propagandiste qui contribua
à développer l’anarchisme en Europe et en Amérique du nord. Il
est né le 5 février 1846 à Augsbourg, petite ville de Bavière. Le
jeune Most fait preuve très tôt d’indiscipline. Il organise une
révolte dans son école et refuse d’assister aux messes. A la
suite d’un terrible accident, il doit subir l’ablation d’une
partie de la mâchoire. Cette opération le laisse affreusement
défiguré. Après ses études, Most mène une existence vagabonde.
Souvent, on lui refuse du travail à cause de son physique. En 1867,
il séjourne dans le Jura suisse et prend contact avec la section de
l’Association internationale des travailleurs. Il se joint à la
lutte et perd son travail. Aussi, en 1868, il part pour l’Autriche
où il trouve un mouvement ouvrier embryonnaire, très faible en
raison de la répression. Most s’impose très vite comme le leader
de la contestation. En mai 1869, il prend la parole devant 10 000
travailleurs, ce qui lui vaut la prison. Le gouvernement autrichien
décide dans le même temps de promulguer des lois anti-socialistes
particulièrement dures. Mais chaque fois que Most retourne en
prison, il gagne en popularité. Lorsqu’il rentre en Allemagne en
1871, près d’un millier d’ouvriers autrichiens l’accompagnent
à la gare. Établi dans la ville allemande de Chemnitz, il lance un
journal et mène une grève locale. Il est remis en prison. En 1873,
il met à profit son incarcération en écrivant Kapital und Arbeit,
une explication du Capital de Marx qu’il jugeait illisible. Ce
sacrilège provoque l’indignation de Marx et de ses disciples. Par
contre, un philosophe de tendance proudhonienne, Ernest Dühring,
prend la défense de Most. Dühring déclare qu’il est inutile de
lire un seul livre de Marx après un si bon résumé ! Marx et Engels
leur répondront par la haine. En 1873, Most travaille au journal
Suddentschen Volkstimne, à Mainz. Il est élu député au Reichstag
sans se faire d’illusions sur le parlementarisme. Son mandat est
invalidé car il a célébré en public l’anniversaire de la
Commune de Paris. Comme à l’accoutumée, la prison lui permet
d’écrire des textes. Ce sera Die Bastille am Plotzensee, où il
dénonce le système carcéral prussien. A sa libération, Most
s’oppose aux leaders sociaux-démocrates comme Wilhelm Liebknecht.
Dans le journal socialiste Frie Presse, Most fait paraître des
textes de Dühring. En effet, il admire ce philosophe. Sur l’ordre
d’Engels, Liebknecht oppose un refus. Most passe outre et se heurte
à Engels, qui rédige aussitôt un pamphlet : L’Anti-Dühring.
Dans le même temps la répression s’abat. Les journaux sont
saisis, des lois limitent la liberté d’expression. Most s’exile
à Londres. Il y lance Freiheit, un journal pour la communauté
allemande (et distribué au pays), où il critique le réformisme de
la social-démocratie. En réponse, celle-ci organise une campagne de
calomnies. En 1881, la rupture est officialisée, une étape a été
franchie. Most est devenu anarchiste. Il contribue à l’essor du
mouvement en Allemagne et en Angleterre. Mais la police anglaise
l’emprisonne, le persécute. Finalement il émigre aux États-Unis,
où des militants l’ont invité comme conférencier. Quand il
débarque à New York, en décembre 1882, il reçoit un accueil
triomphal des travailleurs allemands. Il se met à la tâche avec
enthousiasme sillonnant les villes : Boston, Baltimore, Kansas City,
etc. Freiheit reparaît, et Most tente d’unifier les forces
révolutionnaires. Avec Albert Parsons et August Spies, il crée
l’International Working Peoples Association, dont les statuts
réclament l’égalité économique et le fédéralisme. Après
l’attentat de Haymarket contre des policiers (le 4 mai 1886) des
militants innocents sont pendus, dont Parsons et Spies. La presse
s’acharne contre Most, promu « ennemi public n°1 ». Emma Goldman
écrit à ce sujet : «BDe temps en temps il m’envoyait quelques
lignes : il faisait des commentaires spirituels et caustiques des
gens qu’il avait rencontrés, ou bien il dénonçait un journaliste
qui, après l’avoir interviewé, avait écrit sur lui un article
infamant. Parfois il glissait dans une lettre sa caricature parue
dans un journal et ajoutait en marge : “Attention : tueur de dames
!” ou “Voici l’ogre qui dévore les enfants !” Je n’avais
jamais vu de caricatures aussi brutales et cruelles.B»\[2] Most ne
faisait rien pour les atténuer il est vrai. Ainsi il édite un
manuel : Révolutionäre Kriegswissenschaft (science de la guerre
révolutionnaire). C’est un guide pour le bon usage des explosifs !
Cet ouvrage connaît un succès certain à replacer dans son
contexte. Les révolutionnaires étaient lynchés et massacrés par
les tueurs du patronat américain. Malgré sa violence verbale, Most
privilégie l’organisation ouvrière. Il condamne certains
attentats individuels. En 1892 le compagnon d’Emma Goldman,
Alexandre Berckman, tire sur le patron de l’acier Frick. Most
désavoue l’acte, Emma Goldman ne lui pardonnera jamais. Depuis
quelques années, Most affinait ses idées. Dans une brochure de
1890, Our position in the labour movement, il prône une méthode de
lutte qui annonce l’anarcho-syndicalisme. Il soutient d’ailleurs
les efforts de la CGT française, de même il approuve la création
du syndicat américain IWW (Industrial Workers of the World). Outre
son activité à Freiheit et ses conférences, Most écrit plusieurs
livres, fonde une troupe de théâtre Free Stage, écrivant des
pièces. Il joue même dans l’une d’elles\: Strike. Vers
1899-1901, Freiheit connaît de graves difficultés financières, en
partie résolues par l’acharnement de Most. Quand il n’a pas
l’argent nécessaire, il incendie ses locaux pour toucher l’argent
de l’assurance, et relance ensuite son périodique\! Malgré son
épuisement physique, il se lance dans une tournée de conférences.
C’est le succès. Entre Pittsburg et Cincinatti, il s’effondre et
meurt le 17 mars 1906. On doit garder de lui le souvenir d’un
lutteur infatigable, porté par un enthousiasme créatif. Pourtant
ses livres ne sont pas traduits en France. Il n’existe aucune
biographie. Un travail important reste donc à faire pour lui rendre
sa place historique. Reste La peste religieuse, son texte contre la
religion. Et quel texte ! Par ses bouffées de colère, Most
ressemble aux grands imprécateurs comme Sade ou Panizza. S’en
tenir là serait prêter le flanc aux accusations. Most
l’anticlérical n’est pas primaire, il n’est pas négatif. Bien
au contraire, il exhorte à se libérer de toute entrave : «BLoin de
nous tous ceux qui, avec leur démence sainte, sont les entraves du
bonheur et de la liberté !B» Une telle phrase mérite-t-elle le
bûcher ?
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