lundi 23 septembre 2019

Ravachol "Mémoires" partie 2

"Apprenti teinturier Ma mère m'embaucha alors comme apprenti teinturier chez Puteau et Richard à Saint-Chamond. J'ai dû faire trois ans d'apprentissage et un apprentissage pour ainsi dire nul, puisque l'on cachait le secret des opérations, et il fallait pour en savoir quelques mots, surprendre les ouvriers pendant le travail et questionner les camarades pendant que les contremaîtres n'étaient pas là. On ne voulait pas que les apprentis mettent la main à la pâte; pour apprendre ils devaient seulement regarder quand ils avaient le temps, car on ne voulait pas sacrifier une pièce de soie pour les apprendre et il fallait qu'ils produisent d'une autre manière. Je me souviens que nous profitions de l'heure des repas des contremaîtres pour nous exercer et nous perfectionner. La première année je touchais 1,50 F par jour, la deuxième 2 F, la troisième, pendant six mois 2,45 F, et les six autres mois 2,50 F. Nous faisions assez souvent sans augmentation de salaire douze à treize heures de travail. On exigeait de nous un travail au-dessus de nos forces, et on nous faisait soulever des poids que des hommes maniaient difficilement. Les dimanches, jusqu'à l'âge de seize ans, le soir, j'allais de temps en temps avec des camarades au bal, la seule distraction de Saint-Chamond. Je ne suis allé que très rarement au café, parfois on se réunissait quelques camarades pour aller faire un tour à la campagne, ou on allait chez l'un ou chez l'autre pour apprendre à danser. Ce fut à peu près ma vie pendant mes dernières années d'apprentissage, je dépensais à peu près 15 sous par dimanche. Ma mère avait repris son travail avec plus d'ardeur lorsqu'elle eut placé mon frère aux enfants assistés, n'ayant conservé que ma sœur auprès d'elle, mais, comme mon frère se plaignait des Frères qui le gardaient, ma mère le reprit lorsque je fus ouvrier; j'avais alors dix-neuf ans. Ouvrier et militant Je suis resté six mois ouvrier dans la maison où j'ai fait mon apprentissage aux appointements de 3,75 F au lieu de 4 F comme l'indiquait le règlement de la maison, mais sachant que je n'étais pas expérimenté dans la partie je n'osais quitter la maison, et il a fallu qu'on me renvoie pour perte de temps causée par notre bavardage et nos ris entre camarades. De là, je suis allé au Creux commune d'Izieux, à la maison Journoux, mais comme je n'étais pas très fort ouvrier, il me donnait 3,90 F au lieu de 4 F; j'y suis resté une dizaine de mois, jusqu'à la grève. J'assistais à toutes les réunions des grévistes qui n'eurent pas gain de cause; la grève dura environ trois semaines. Pendant ce temps je vécus sur mes économies; dès le début de la grève je fus renvoyé avec tous mes camarades. Je partis un soir à 9 heures, pour Lyon, et cela pédestrement, avec un camarade, Jouany, natif de Saint-Chamond. A deux heures du matin, éreintés par la marche, nous nous sommes couchés sous un arbre, mais nous nous sommes réveillés vers 4 heures du matin à cause du froid et avons poussé jusqu'à Givors, pensant trouver un train, mais comme c'était trop bonne heure, nous avons marché jusqu'à Grigny, là dans un café nous avons cassé la croûte en attendant le train, c'est moi qui ai réglé les dépenses. Après le repas, nous avons pris le premier train pour Lyon, nous nous sommes embauchés tous les deux dans une teinturerie de soie, en noir (à la montée de la butte), nous y sommes restés quelque temps, et quand la grève de Saint-Chamond a été terminée, beaucoup de nos camarades y sont rentrés, bien qu'ils n'aient pas eu gain de cause.
Ne voulant céder à la volonté des patrons, je suis resté à Lyon et suis rentré dans un autre atelier où on gagnait 4,50 F par jour, c'est-à-dire 0,50 F de plus (maison Coron, rue Godefroy, teinturerie en couleurs). Je n'y suis pas resté longtemps, le travail ayant baissé, et mon camarade ayant été renvoyé avant moi. Chômeur Je me suis trouvé sans travail pendant un mois, car n'étant ouvrier qu'en noir, je m'embauchais difficilement. Voyant que je ne trouvais pas d'embauche, je suis retourné chez ma mère car je n'avais plus qu'une trentaine de francs en poche. J'avais fait connaissance d'une jeune fille avant de partir de Saint-Chamond, que j'aimais beaucoup et qui m'écrivait souvent, pendant mon séjour à Lyon, de revenir auprès d'elle, mais je retardais toujours pensant pouvoir faire quelques économies pour m'habiller convenablement . Elle est même venue me voir à Lyon, et j'ai eu le plaisir de passer une nuit auprès d'elle. Je m'étais permis, avant de connaître cette jeune fille, de faire quelques fredaines en sortant du bal, mais ce ne fut que des amours d'un jour. À Saint-Chamond, le travail marchait peu, je restai donc sans travail encore quelque temps, et par conséquent à la charge de ma mère. Un jour je rencontre un ouvrier de connaissance qui travaillait dans une usine métallurgique, chez les Potin; il m'invita à aller avec lui. J'acceptai avec empressement. Arrivés au portail de l'usine, il fallut attendre que l'on vienne choisir les hommes qui plaisaient. À ce moment, on rentrait un cylindre. Comme le chemin était en pente, on avait mis des hommes derrière la voiture pour retenir en cas d'accident; j'ai profité de l'occasion et me suis mis avec ceux qui faisaient la corvée, et une fois dans l'atelier, je me suis présenté au contremaître ou directeur, Mr. Pernod, et j'ai été de suite accepté avec un autre du pays, mais pas celui qui m'avait suggéré l'idée d'aller à cet atelier, car lui, étant resté à la porte, n'avait pas été embauché. J'ai travaillé comme manœuvre à plusieurs machines entre autres la cisaille, à raison de 3 F par jour. Bagarreur Le cinquième jour que je m'y trouvais, c'était je crois le jour de l'an, dans un moment de repos, et pendant que je dormais, un garçon de four sortant des dragons, vient pour me jeter un seau d'eau à la figure. Je l'entendis; aussitôt je me levai sur mon séant et l'ai interpellé. Alors voulant boxer avec moi, je lui envoyai un coup de poing par la figure jusqu'à ce qu'il fut content de la distribution, et comme mon père s'était rendu célèbre par les volées qu'il avait données à plusieurs et au contremaître Humbert, tous les ouvriers voulurent voir le fils de l'allemand, comme on l'appelait, après la scène que je venais d'avoir. J'ai oublié de dire qu'une pareille affaire m'était arrivée à Saint-Chamond et que j'avais eu aussi gain de cause; c'est de là que ma réputation d'homme à redouter en cas de dispute se fit. À mon retour à Saint-Chamond, je reliai connaissance avec la jeune fille dont j'ai parlé, et je ne l'ai abandonnée qu'avec beaucoup de peine lorsqu'elle m'apprit que nos relations ne pouvaient plus continuer, puisqu'elle était courtisée en vue du mariage, par le fils de son patron. Je suis resté dans cette usine cinq mois environ et en suis sorti volontairement pour m'embaucher chez Pichon teinturier à Saint-Chamond. Je perds la foi. J'avais commencé à lire le Juif errant d'Eugène Sue chez Journoux, lorsque j'avais dix-huit ans. La lecture de ce volume avait commencé à me montrer odieuse la conduite des prêtres : je plaignais amèrement les deux jeunes filles et leur compagnon Dagobert. Or un jour une conférence fut faite à Saint-Chamond par Mme Paule Minck, collectiviste. Elle traita des idées religieuses, les combattit, en un mot elle fit une conférence anticléricale. D'après elle, pas de Dieu, pas de religion, du matérialisme complet. Elle disait que saint Gabriel était un joli garçon qui faisait la cour à celle que l'on appelle la Vierge, et que saint Joseph n'était que son époux pur et simple. J'ai été très frappé de ses discours, et déjà poussé par le Juif errant contre la religion, je n'ai plus eu confiance, et j'ai à peu près complètement perdu les idées religieuses. Dans un cercle d'études sociales Quelque temps après, Léonie Rouzade, collectiviste, et Chabert de même parti, c'est-à-dire le Parti ouvrier, firent une conférence à Saint-Chamond à laquelle j'ai assisté. Le sujet de la femme était anticlérical, et l'homme traita la question sociale. Tous ces discours m'ébranlèrent, et à la sortie de cette réunion, j'ai demandé à mon ami Nautas s'il y avait des écrits qui traitaient ces matières. Il me répondit que oui, que le journal Le Prolétariat imprimé à Paris me mettrait au courant de toutes ces questions. Sur ces entrefaites, je fis connaissance d'un autre camarade qui avait eu une discussion énergique avec le maire de Saint-Chamond, M. Chavannes, qui a été député. Je trouvais étrange qu'un ouvrier discutât aussi vertement avec un maire, car ces deux personnages sortaient de la conférence avec moi. Cet ouvrier s'appelait Père. J'ai cherché à causer avec cet homme qui avait pris la parole pour notre grève des teinturiers. Je parvins à le voir, et il m'apprit qu'un cercle d'études sociales était en formation. Je lui demandai si je pourrais en faire partie, il me répondit affirmativement et me donna quelques explications. Depuis lors j'en fis partie. Ce qui m'avait tant poussé à continuer l'étude des problèmes sociaux, c'était aussi la première lecture du Prolétaire qui parlait en faisant l'apologie de la Commune de 1871, et des victimes du nihilisme russe. Je l'avais tellement lu et relu, que je le savais presque par coeur. J'avais alors vingt à vingt et un ans. Je lisais aussi un journal quotidien collectiviste Le Citoyen de Paris . Dès le début, je comprenais difficilement leurs idées, mais en persévérant je suis parvenu à voir qu'elles étaient bonnes.
Je deviens anarchiste Dans le cercle dont je faisais partie, il venait souvent des orateurs anarchistes qui, prenant la parole, m'éclairaient sur les points que je ne comprenais pas. Bordat, Régis Faure, m'ouvrirent un autre genre d'idées. De prime abord je trouvai leurs théories impossibles, je ne voulais pas les admettre, mais à force de lire les brochures collectivistes et anarchistes, et avoir entendu maintes conférences, j'optai pour l'anarchie sans toutefois être complètement convaincu sur toutes leurs idées. Ce ne fut que deux ou trois ans après que je devins complètement de l'avis de l'anarchie. Premiers démêlés avec la justice Je suis resté chez Pichon, à peu près deux ans et demi, j'ai été renvoyé de cette maison parce que j'ai eu quelques minutes de retard à la rentrée du travail du matin, et j'ai répondu au contremaître qui m'en faisait l'observation qu'il ne comptait pas les jours où je restais après l'heure. C'est à cause de ces paroles qu'il me donna mes trois jours pour me retirer. C'est après cette affaire que je fis maison sur maison à cause du manque de travail, chez Vindrey, chez Balme, chez Cuteau et Richard. Je suis retourné trois fois chez Vindrey, j'ai travaillé sur ces entrefaites chez Coron à Saint-Étienne, pendant un mois. C'est chez Vindrey que je suis resté le plus longtemps.
Je fréquentais alors les cours du soir, primaires et de chimie, et j'ai même fait une demande pour être admis à suivre les cours de jour pendant les jours de chômage, autorisation qui m'a été refusée parce que j'étais trop vieux. J'apprenais difficilement et ne comprenais qu'après que l'on m'eût expliqué plusieurs fois. C'est là que j'appris un peu de calcul. Étant chez Vindrey, j'étais anarchiste, je commençais à faire des explosifs, mais je n'arrivais pas à fabriquer des engins convenables, n'ayant que de mauvaises matières entre les mains; je cherchais à faire de la dynamite. Un de mes amis, qui avait acheté dans une vente de l'acide sulfurique ne put le garder chez lui, car un de ses enfants avait failli se brûler avec, il me le donna. Un jour, une fille qui avait été trompée par son amant, vint me trouver sachant que j'avais à ma disposition du vitriol, ou pour mieux dire acide sulfurique, et m'en demanda pour brûler un cor qu'elle avait. Je me défiais, et je lui demandai comment elle l'employait. Elle me répondit qu'elle en prenait une goutte avec une paille, et le mettait sur le cor, que ce procédé lui avait déjà réussi. Alors je lui en ai donné très peu dans un grand récipient, mais elle s'en est servi en y ajoutant un peu d'eau, pour le jeter à la face de son amant. Cette femme fut arrêtée et on lui demanda où elle avait eu cet acide, elle dit que c'était moi qui lui avais donné. Je fus donc appelé auprès du Commissaire de Police; là, l'affaire s'expliqua et je fus relâché après avoir été entendu. La police a dû sans doute aller prendre des renseignements à ce sujet sur moi chez mon patron M. Vindrey, car dès qu'il eût appris que j'étais anarchiste, il renvoya d'abord mon frère et ensuite moi, et cela immédiatement. J'eus beau lui demander des explications il ne me répondit pas, mais à force d'injures et d'insultes, je lui arrachai cet aveu : que s'il m'avait connu il y aurait déjà longtemps qu'il m'aurait mis à la porte. 

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