lundi 23 septembre 2019

Ravachol "Mémoires" Partie 3

"Je ne pouvais laisser mourir de faim ma mère... A ce moment ma sœur venait d'avoir un enfant avec son amant. Nous étions sans travail, mon frère et moi et sans un sou d'avance. Nous n'avions que le pain que le boulanger voulait bien nous donner. Ne trouvant de travail nulle part, je fus obligé d'aller en quête de nourriture. Je prenais un pistolet et j'allais à la campagne à la chasse aux poulets avec un panier à la main pour les mettre, je faisais semblant de ramasser des pissenlits. Mon frère allait voler des sacs de charbon. Un jour même il faillit se blesser en sautant un mur avec un sac, étant poursuivi. Ce charbon on le prenait parmi les déchets. Il m'était pénible d'aller prendre la volaille à de malheureux paysans, qui peut-être n'avaient que cela pour vivre, mais je ne savais pas ceux qui étaient riches et je ne pouvais pas laisser mourir de faim ma mère, ma soeur et son enfant, mon frère et moi. J'ai bien cherché à travailler, mais partout on me renvoyait, ma mère et ma sœur ignoraient d'où provenait la volaille que j'apportais, je leur disais que j'avais donné un coup de main à des paysans et qu'ils m'avaient donné une poule en paiement. Je fus obligé d'agir ainsi durant à peu près un mois, c'est-à-dire jusqu'au mois de mai, où je suis parti pour Saint-Etienne. Une fois du travail à peu près assuré, mon frère s'est aussi embauché et ma mère vint me rejoindre. Mon frère gagnait beaucoup plus que moi mais dépensait davantage, il ne rapportait presque rien à la maison. Un jour je lui en fis le reproche et même plusieurs fois, en lui disant : « Que ferions-nous à la maison, si j'en faisais autant que toi; demain nous n'aurions qu'à regarder la table » et je lui fis la morale. Il se mit à pleurer sentant le reproche juste, mais cela ne le corrigeait pas, qu'il gagne peu ou beaucoup. J'avais appris à jouer de l'accordéon, et le dimanche quand j'en trouvais l'occasion, j'allais faire danser, cela me permettait d'avoir quelques sous devant moi, pour pourvoir à mes dépenses personnelles, car je remettais toute ma paie entre les mains de ma mère pour laquelle j'avais alors beaucoup d'affection, affection qu'elle perdit plus tard à cause de son bavardage et de ses cancans au sujet d'une maîtresse que je fis par la suite. Contrebandier Au bout de deux ans que j'étais à Saint-Étienne, je me mis à faire de la contrebande pour les alcools, car mon travail ne pouvait me suffire à cause des jours trop nombreux de chômage. Au moyen d'appareils en caoutchouc qui s'adaptaient à la conformation du corps, je passais les liquides soit en tramway soit à pied. Je portais sur moi des fioles d'odeur de manière que les personnes qui m'approchaient sentissent le goût des parfums au lieu de celui des émanations de l'alcool. Cette idée m'avait été suggérée par un camarade qui m'avait fourni l'argent et les indications nécessaires. Quelque temps après je fis connaissance d'une femme mariée, par l'intermédiaire de ma mère. Celle-ci, qui allait aux conférences des protestants, parla à cette femme beaucoup en ma faveur, comme du reste toutes les mères font. Ma mère avait fait cela croyant parler à une demoiselle. Or, un dimanche, elle l'invita à venir chez nous. J'étais endimanché et prêt à sortir. En voyant cette petite brune aux grands yeux noirs, je compris que c'était la personne dont ma mère m'avait parlé, et je fus galant avec elle, autant que ma faible éducation me le permettait. Il nous resta à cette dame et à moi, une bonne impression de notre entrevue; j'appris qu'elle était mariée avec un ouvrier passementier âgé de vingt ans de plus qu'elle. Les relations commencèrent, d'abord amicales et ensuite intimes. Elle avait deux enfants, un garçon de douze ans et un autre de sept ans, qui était estropié. Je compris que cette femme était malheureuse avec son mari qui jamais ne lui causait, et dont, à cause de la différence d'âge, le caractère était bien contraire, lui était renfermé et grossier, elle expansive et affectueuse. Je conçus l'idée de lier pour toujours ma vie avec cette femme; je lui exposai ces idées et mes théories, c'est-à-dire qu'il lui était permis comme à moi de céder, lorsqu'elle le voudrait, à un penchant d'amour. Je lui autorisais même à recevoir chez nous ceux pour lesquels elle avait un penchant. Il en aurait été de même pour moi, sans que cette conduite détruisît notre union; seulement, nous devions agir par respect l'un pour l'autre, avec discernement, en tenant secrets les rapports étrangers à la maison, de telle sorte que l'on ne fasse pas naître dans le cœur de l'un ou de l'autre la jalousie, fille de la peine spontanée du cœur. Cette femme s'appelait Bénédicte. Comme sa situation était très précaire, je lui donnais de l'argent dans la mesure du possible. J'étais donc obligé pour ainsi dire par l'affection que je lui portais, à continuer la contrebande pour lui venir en aide et avoir quelque argent devers moi. Elle ne sut que très tard que je faisais la contrebande car je ne pouvais pas toujours lui dissimuler ce que je faisais d'autant plus qu'elle se trouvait souvent dans la chambre où je retirais mes appareils. Ma mère apprit bientôt cette relation, et excitée par les voisines et sachant cette femme mariée, elle fit tout son possible pour briser cette union de cœur. Elle l'insultait plus bas que terre en pleine rue, et accompagnait ses paroles de menaces. Ceci m'indisposa fort contre ma mère et malgré toutes les conciliations possibles que je fis auprès d'elle, elle ne faisait que continuer de plus belle. C'est alors que mon amour filial se changea en haine, et que je m'attachai de jour en jour avec plus de force à ma maîtresse.
Faux-monnayeur Voyant que la contrebande ne produisait plus beaucoup et que le travail ne marchait pas, je résolus de faire de la fausse monnaie, car je me rappelais qu'un de mes amis en avait fait et que cela avait réussi; cet ami se nommait Charrère. Je commençai à faire des pièces de 1 F et de 2 F, quelques-unes de 5 F, et de 0,50 F. J'en ai écoulé quelque peu; je trouvai trop méticuleux la fabrication et trop difficile l'écoulement. Pourtant, je voulais faire le bonheur de ma maîtresse et le mien, nous mettre pour l'avenir à l'abri de toute misère. L'idée du vol en grand me vint à l'esprit. Je me disais qu'ici-bas nous étions tous égaux et nous devions avoir les mêmes moyens pour se procurer le bonheur. Profanateur Abandonné de toutes ressources, dénué de tout et sachant qu'il y avait actuellement assez de choses de produites pour satisfaire à tous les besoins d'un chacun, je cherchais quelle était la chose qui pouvait me procurer le bien-être. Or, je ne voyais que l'argent, je ne désirais en posséder que pour mes moyens d'existence de chaque jour, et non pour le bonheur d'être dans l'opulence et regorger d'or. Je me mis donc en quête de savoir où je pourrais frapper, ne pouvant me résigner à crever de faim à côté de gens qui étaient dans le superflu. J'appris qu'à Notre-Dame-de-Grâce il y avait un vieillard qui vivait dans la solitude et qui recevait beaucoup d'aumônes. Sa vie était très sobre, et naturellement il devait amasser un trésor. Je partis une nuit me rendre compte de la véracité de ce que l'on m'avait dit, explorer la maison et être en état de me présenter de manière à ne pas échouer dans mon entreprise. Avant d'avoir pris ces dispositions, j'appris par des camarades que l'on avait enterré une baronne, Mme de Rochetaillée, et qu'on avait dû la parer de ses bijoux. J'ai pensé que je pourrais facilement violer son tombeau et me procurer toutes les choses de valeur. J'allai donc au cimetière de Saint-Jean-Bonnefonds (Loire) où était son caveau. Vers 11 heures du soir, j'escaladai le mur du cimetière. En y allant, j'ai profité de l'occasion pour écouler deux pièces de 2 F. Je pus en faire passer une chez un marchand de vins, et l'autre chez un boulanger, car je ne voulais pas être sans argent dans ma poche. Une fois le mur escaladé, j'ai cherché l'endroit de la sépulture, que j'ai trouvé facilement. La pierre tombale était située devant la chapelle mortuaire. A l'aide d'une pince-monseigneur prise, je crois, dans un chantier, je parvins difficilement à soulever la pierre, puis j'ai rentré dans le caveau. Dans le caveau, il y avait plusieurs cases fermées par des plaques en marbre, j'ai cherché celle où il y avait une indication me donnant l'endroit où reposait la baronne. J'ai enfoncé ma pince dans un interstice et en secouant de droite à gauche, je fis tomber la plaque en marbre qui fermait l'entrée de la case. Cette plaque en tombant produisit un bruit sonore, car il y avait beaucoup d'écho dans ce caveau. Aussitôt je suis remonté pour voir si ce bruit n'avait pas attiré l'attention de quelqu'un. Voyant que je n'avais rien à craindre, je suis redescendu dans le caveau et j'ai retiré avec beaucoup de peine le cercueil de sa case qui était la deuxième et placée à 1,20 m de hauteur, mais n'ayant pu maintenir le cercueil je le laissai tomber. Un bruit sourd, plus fort que le premier se fit entendre. Je suis remonté comme la première fois me rendre compte de l'effet produit. Voyant que je pouvais continuer mon œuvre tranquillement, je suis redescendu et j'ai commencé à faire sauter les cercles qui entouraient le cercueil, et toujours à l'aide de ma pince. Je parvins à briser le couvercle, je rencontrai alors un deuxième cercueil en plomb que je n'eus pas trop de mal à défoncer. J'avais avec moi une lanterne sourde qui s'éteignit avant la fin de l'opération. Je remontai pour aller chercher des fleurs desséchées et des couronnes fanées que j'allumai dans le caveau afin de m'éclairer.
Le cadavre commençait à être en état de décomposition, je ne parvenais pas à trouver les bras, alors j'ai essayé de débarrasser le cadavre et j'ai trouvé sur le ventre une quantité de petits paquets que j'enlevai et jetai par terre. Il y en avait de tous les côtés, et ce travail fait, j'examinai les mains, les bras et le cou, mais je ne vis pas de bijoux. Ne trouvant rien, et commençant à être asphyxié par la fumée que produiraient les fleurs et les couronnes en brûlant, je suis sorti du caveau et me suis en allé par la porte du cimetière qui ne s'ouvrait qu'intérieurement. Je repris le chemin de Saint-Étienne, et j'avais mis une fausse barbe. En route j'ai rencontré un homme qui me demanda d'un peu loin le chemin de la gare. J'avais sur moi un revolver. Cet homme, ne comprenant pas bien ce que je lui disais, s'approcha de moi et me fit la remarque que j'avais une fausse barbe, réflexion qui me fit sourire. J'arrivai à Saint-Étienne vers 2 heures du matin."

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