mercredi 15 janvier 2020

L'instruction intégrale par Michel Bakounine Partie 4





IV


Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut moraliser le milieu social.
Le socialisme, fondé sur la science positive, repousse absolument la doctrine du libre arbitre; il reconnaît que tout ce qu’on appelle vices et vertus des hommes sont absolument le produit de l’action combinée de la nature proprement dite et de la société. La nature, en tant qu’action ethnographique, physiologique et pathologique, crée les facultés et dispositions qu’on appelle naturelles, et l’organisation sociale les développe, ou en arrête ou en fausse le développement. Tous les individus, sans aucune exception, sont à tous les moments de leur vie ce que la nature et la société les ont faits.
Ce n’est que grâce à cette fatalité naturelle et sociale que la science statistique est possible. Cette science ne se contente pas de constater et d’énumérer seulement les faits sociaux, elle en cherche l’enchaînement et la corrélation avec l’organisation de la société. La statistique criminelle, par exemple, constate que dans une période de 10,de 20,de 30ans et quelque fois davantage,si aucune crise politique et sociale n’est venue changer les dispositions de la société, le même crime ou le même délit se reproduit chaque année, à peu de choses près, dans la même proportion; et ce qui est encore plus remarquable, c’est que le mode de leur perpétration se renouvelle presque autant de fois dans une année que dans l’autre; par exemple, le nombre des empoisonnements, des homicides par le fer ou par les armes à feu, aussi bien que le nombre des suicides par tel ou tel moyen, sont presque toujours les mêmes. Ce qui fait dire au célèbre statisticien belge, M.Quételet, ces paroles mémorables : «La société prépare les crimes et les individus ne font que les exécuter.»
Ce retour périodique des mêmes faits sociaux n’aurait pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et morales des hommes, aussi bien que les actes de leur volonté, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien ce mot de libre arbitre n’a pas de sens, ou bien il signifie que l’individu humain se détermine spontanément, par lui-même, en dehors de toute influence extérieure, soit naturelle, soit sociale. Mais s’il en était ainsi, tous les hommes ne procédant que d’eux-mêmes, il y aurait dans le monde la plus grande anarchie; toute solidarité deviendrait entre eux impossible, et tous ces millions de volontés, absolument indépendantes les unes des autres et se heurtant les unes contre les autres, tendraient nécessairement à s’entre-détruire et finiraient même par le faire, s’il n’y avait au-dessus d’elles la despotique volonté de la divine providence, qui les «mènerait pendant qu’elles s’agitent», et qui, les anéantissant toutes à la fois, imposerait à cette humaine confusionl’ordredivin.
Aussi voyons-nous tous les adhérents du principe du libre arbitre poussés fatalement par la logique à reconnaître l’existence et l’action de la divine providence. C’est la base même de toutes les doctrines théologiques et métaphysiques, un système magnifique qui a longtemps réjoui la conscience humaine, et qui, au point de vue de la réflexion abstraite ou de l’imagination religieuse et poétique, vu de loin, semble en effet pleine d’harmonie et de grandeur. Il est malheureux seulement que la société historique qui a correspondu à ce système ait toujours été affreuse,etquelesystèmelui-même ne puisse supporter la critique scientifique.
En effet, nous savons que tant que le droit divin a régné sur la terre, l’immense majorité des hommes a été brutalement et impitoyablement exploitée, tourmentée, opprimée, décimée; nous savons qu’encore aujourd’hui, c’est toujours au nom de la divinité théologique ou métaphysique qu’on s’efforce de retenir les masses populaires dans l’esclavage; et il n’en peut être autrement, car, du moment qu’il est une divine volonté qui gouverne le monde, aussi bien la nature que l’humaine société, la liberté humaine est absolument annulée. La volonté de l’homme est nécessairement impuissante en présence de la divine volonté. Qu’en résultet-il? C’est qu’en voulant défendre la liberté métaphysique abstraite ou fictive des hommes, le libre arbitre, on est forcé de nier leur liberté réelle. En présence de la toute-puissance et de l’omniprésence divines, l’homme est esclave. La liberté de l’homme en général étant détruite par la providence divine, il ne reste plus que le privilège, c’est-à-dire les droits spéciaux accordés par la grâce divine à tel individu, à telle hiérarchie, à telle dynastie, à telle classe.
De même, la providence divine rend toute science impossible, ce qui veut dire qu’elle est tout simplement la négation de l’humaine raison, ou bien que, pour la reconnaître, il faille renoncer à son propre bon sens. Du moment que le monde est gouverné par la volonté divine, il ne faut plus y chercher d’enchaînement naturel des faits, mais une série de manifestations de cette volonté suprême, dont, comme dit la sainte Écriture, les décrets sont et doivent rester toujours impénétrables pour la raison humaine, sous peine de perdre leur caractère divin. La divine providence n’est pas seulement la négation de toute logique humaine, mais encore de la logique en général, car toute logique implique une nécessité naturelle, et cette nécessité serait contraire à la divine liberté; c’est, au point de vue humain, le triomphe du non-sens. Ceux qui veulent croire doivent donc renoncer aussi bien à la liberté qu’à la science, et, en se laissant exploiter, bâtonner par les privilégiés du bon Dieu, répéter avec Tertullien :«Je crois en ce qui est absurde», en y ajoutant cet autre mot, aussi logique que le premier: «Et je veux l’iniquité».
Quant à nous, qui renonçons volontairement aux félicités d’un autre monde, et qui revendiquons le triomphe complet de l’humanité sur cette terre, nous avouons humblement que nous ne comprenons rien à la logique divine, et que nous nous contenterons de la logique humaine fondée sur l’expérience et sur la connaissance de l’enchaînement des faits, tant naturels que sociaux.
Cette expérience accumulée, coordonnée et réfléchie que nous appelons la science, nous démontre que le libre arbitre est une fiction impossible, contraire à la nature même des choses; que ce qu’on appelle la volonté n’est rien que le produit de l’exercice d’une faculté nerveuse, comme notre force physique n’est rien aussi que le produit de l’exercice de nos muscles, et que par conséquent l’une et l’autre sont également des produits de la vie naturelle et sociale, c’est-à-dire des conditions physiques et sociales au milieu desquelles chaque individu est né, et dans lesquelles il continue de se développer; et nous répétons que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de l’action combinée de la nature et de la société, d’où il résulte clairement la vérité de ce que nous avons énoncé dans notre précédent numéro : que pour moraliser les hommes, il faut moraliser leur milieu social.
Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen, c’est d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète liberté de chacun, dans la plus parfaite égalité de tous. L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres disparaîtront.
Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui veut dire la même chose, à se laisser égaliser, nous craignons bien que ce triomphe de la justice ne puisse s’effectuer que par la révolution sociale. Nous n’avons pas à en parler aujourd’hui, nous nous bornerons cette fois à proclamer une vérité, d’ailleurs si évidente, que tant que le milieu social ne se moralisera pas, la moralité des individus sera impossible.
Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses : une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale, accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.
Ce milieu existe-t-il? Non. Donc, il faut le fonder.Si dans le milieu qui existe,on parvenait même à fonder des écoles qui donneraient à leurs élèves l’instruction et l’éducation aussi parfaites que nous pouvons nous les imaginer, parviendraient elles à créer des hommes justes, libres, moraux? Non, car, en sortant de l’école, ils se trouveraient au milieu d’une société qui est dirigée par des principes tout contraires, et, comme la société est toujours plus forte que les individus, elle ne tarderait pas à les dominer, c’est-à-dire à les démoraliser. Ce qui est plus, c’est que la fondation même de telles écoles est impossible dans le milieu social actuel. Car la vie sociale embrasse tout, elle envahit les écoles aussi bien que la vie des familles et de tous les individus qui en font partie.
Les instituteurs, les professeurs, les parents sont tous membres de cette société, tous plus ou moins abêtis ou démoralisés par elle. Comment donneraient-ils aux élèves ce qui leur manque à eux-mêmes? On ne prêche bien la morale que par l’exemple, et, la morale socialiste étant toute contraire à la morale actuelle, les maîtres, nécessairement dominés plus ou moins par cette dernière, feraient devant leurs élèves tout le contraire de ce qu’ils leur prêcheraient. Donc, l’éducation socialiste est impossible dans les écoles, ainsi que dans les familles actuelles.

Mais l’instruction intégrale y est également impossible : les bourgeois n’entendent nullement que leurs enfants deviennent des travailleurs, et les travailleurs sont privés de tous les moyens de donner à leurs enfants l’instruction scientifique.
J’aime beaucoup ces bons socialistes bourgeois qui crient toujours : «Instruisons d’abord le peuple, et puis émancipons-le». Nous disons au contraire : Qu’il s’émancipe d’abord, et il s’instruira de lui-même. Qui instruira le peuple? Est-ce vous? Mais vous ne l’instruisez pas, vous l’empoisonnez en cherchant à lui inculquer tous ces préjugés religieux, historiques, politiques, juridiques et économiques, qui garantissent votre existence contre lui, qui, en même temps, tuent son intelligence, énervent son indignation légitime et sa volonté. Vous le laissez assommer par son travail quotidien et par sa misère, et vous lui dites:«Instruisezvous!» Nous aimerions bien vous voir tous, avec vos enfants, vous instruire après 13, 14, 16 heures de travail abrutissant, avec la misère et l’incertitude du lendemain pour toute récompense.
Non, Messieurs, malgré tout notre respect pour la grande question de l’instruction intégrale, nous déclarons que ce n’est point là aujourd’hui la grande question pour le peuple. La première question, c’est celle de son émancipation économique, qui engendre nécessairement aussitôt et en même temps son émancipation politique et morale.
En conséquence, nous adoptons pleinement la résolution votée par le Congrès de Bruxelles:
«Reconnaissant qu’il est pour le moment impossible d’organiser un enseignement rationnel, le Congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement. Il est bien entendu que la réduction des heures de travail est considérée comme une condition préalable indispensable.»
Oui, sans doute, les ouvriers feront tout leur possible pour se donner toute l’instruction qu’ils pourront, dans les conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent présentement. Mais, sans se laisser détourner par les voix de sirène des bourgeois et des socialistes bourgeois, ils concentreront avant tout leurs efforts sur cette grande question de leur émancipation économique, qui doit être la mère de toutes leurs autres émancipations.

Michel Bakounine

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