IV
Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut
moraliser le milieu social.
Le socialisme, fondé sur la science positive, repousse
absolument la doctrine du libre arbitre; il reconnaît que tout ce
qu’on appelle vices et vertus des hommes sont absolument le produit
de l’action combinée de la nature proprement dite et de la
société. La nature, en tant qu’action ethnographique,
physiologique et pathologique, crée les facultés et dispositions
qu’on appelle naturelles, et l’organisation sociale les
développe, ou en arrête ou en fausse le développement. Tous les
individus, sans aucune exception, sont à tous les moments de leur
vie ce que la nature et la société les ont faits.
Ce n’est que grâce à cette fatalité naturelle et
sociale que la science statistique est possible. Cette science ne se
contente pas de constater et d’énumérer seulement les faits
sociaux, elle en cherche l’enchaînement et la corrélation avec
l’organisation de la société. La statistique criminelle, par
exemple, constate que dans une période de 10,de 20,de 30ans et
quelque fois davantage,si aucune crise politique et sociale n’est
venue changer les dispositions de la société, le même crime ou le
même délit se reproduit chaque année, à peu de choses près, dans
la même proportion; et ce qui est encore plus remarquable, c’est
que le mode de leur perpétration se renouvelle presque autant de
fois dans une année que dans l’autre; par exemple, le nombre des
empoisonnements, des homicides par le fer ou par les armes à feu,
aussi bien que le nombre des suicides par tel ou tel moyen, sont
presque toujours les mêmes. Ce qui fait dire au célèbre
statisticien belge, M.Quételet, ces paroles mémorables : «La
société prépare les crimes et les individus ne font que les
exécuter.»
Ce retour périodique des mêmes faits sociaux n’aurait
pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et morales des
hommes, aussi bien que les actes de leur volonté, avaient pour
source le libre arbitre. Ou bien ce mot de libre arbitre n’a pas de
sens, ou bien il signifie que l’individu humain se détermine
spontanément, par lui-même, en dehors de toute influence
extérieure, soit naturelle, soit sociale. Mais s’il en était
ainsi, tous les hommes ne procédant que d’eux-mêmes, il y aurait
dans le monde la plus grande anarchie; toute solidarité deviendrait
entre eux impossible, et tous ces millions de volontés, absolument
indépendantes les unes des autres et se heurtant les unes contre les
autres, tendraient nécessairement à s’entre-détruire et
finiraient même par le faire, s’il n’y avait au-dessus d’elles
la despotique volonté de la divine providence, qui les «mènerait
pendant qu’elles s’agitent», et qui, les anéantissant toutes à
la fois, imposerait à cette humaine confusionl’ordredivin.
Aussi voyons-nous tous les adhérents du principe du
libre arbitre poussés fatalement par la logique à reconnaître
l’existence et l’action de la divine providence. C’est la base
même de toutes les doctrines théologiques et métaphysiques, un
système magnifique qui a longtemps réjoui la conscience humaine,
et qui, au point de vue de la réflexion abstraite ou de
l’imagination religieuse et poétique, vu de loin, semble en effet
pleine d’harmonie et de grandeur. Il est malheureux seulement que
la société historique qui a correspondu à ce système ait toujours
été affreuse,etquelesystèmelui-même ne puisse supporter la
critique scientifique.
En effet, nous savons que tant que le droit divin a
régné sur la terre, l’immense majorité des hommes a été
brutalement et impitoyablement exploitée, tourmentée, opprimée,
décimée; nous savons qu’encore aujourd’hui, c’est toujours au
nom de la divinité théologique ou métaphysique qu’on s’efforce
de retenir les masses populaires dans l’esclavage; et il n’en
peut être autrement, car, du moment qu’il est une divine volonté
qui gouverne le monde, aussi bien la nature que l’humaine société,
la liberté humaine est absolument annulée. La volonté de l’homme
est nécessairement impuissante en présence de la divine volonté.
Qu’en résultet-il? C’est qu’en voulant défendre la liberté
métaphysique abstraite ou fictive des hommes, le libre arbitre, on
est forcé de nier leur liberté réelle. En présence de la
toute-puissance et de l’omniprésence divines, l’homme est
esclave. La liberté de l’homme en général étant détruite par
la providence divine, il ne reste plus que le privilège,
c’est-à-dire les droits spéciaux accordés par la grâce divine à
tel individu, à telle hiérarchie, à telle dynastie, à telle
classe.
De même, la providence divine rend toute science
impossible, ce qui veut dire qu’elle est tout simplement la
négation de l’humaine raison, ou bien que, pour la reconnaître,
il faille renoncer à son propre bon sens. Du moment que le monde est
gouverné par la volonté divine, il ne faut plus y chercher
d’enchaînement naturel des faits, mais une série de
manifestations de cette volonté suprême, dont, comme dit la sainte
Écriture, les décrets sont et doivent rester toujours impénétrables
pour la raison humaine, sous peine de perdre leur caractère divin.
La divine providence n’est pas seulement la négation de toute
logique humaine, mais encore de la logique en général, car toute
logique implique une nécessité naturelle, et cette nécessité
serait contraire à la divine liberté; c’est, au point de vue
humain, le triomphe du non-sens. Ceux qui veulent croire doivent donc
renoncer aussi bien à la liberté qu’à la science, et, en se
laissant exploiter, bâtonner par les privilégiés du bon Dieu,
répéter avec Tertullien :«Je crois en ce qui est absurde», en y
ajoutant cet autre mot, aussi logique que le premier: «Et je veux
l’iniquité».
Quant à nous, qui renonçons volontairement aux
félicités d’un autre monde, et qui revendiquons le triomphe
complet de l’humanité sur cette terre, nous avouons humblement que
nous ne comprenons rien à la logique divine, et que nous nous
contenterons de la logique humaine fondée sur l’expérience et sur
la connaissance de l’enchaînement des faits, tant naturels que
sociaux.
Cette expérience accumulée, coordonnée et réfléchie
que nous appelons la science, nous démontre que le libre arbitre est
une fiction impossible, contraire à la nature même des choses; que
ce qu’on appelle la volonté n’est rien que le produit de
l’exercice d’une faculté nerveuse, comme notre force physique
n’est rien aussi que le produit de l’exercice de nos muscles, et
que par conséquent l’une et l’autre sont également des produits
de la vie naturelle et sociale, c’est-à-dire des conditions
physiques et sociales au milieu desquelles chaque individu est né,
et dans lesquelles il continue de se développer; et nous répétons
que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de
l’action combinée de la nature et de la société, d’où il
résulte clairement la vérité de ce que nous avons énoncé dans
notre précédent numéro : que pour moraliser les hommes, il faut
moraliser leur milieu social.
Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen, c’est
d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète
liberté de chacun, dans la plus parfaite égalité de tous.
L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de
liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà
la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les
iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres
disparaîtront.
Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les
hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui
veut dire la même chose, à se laisser égaliser, nous craignons
bien que ce triomphe de la justice ne puisse s’effectuer que par la
révolution sociale. Nous n’avons pas à en parler aujourd’hui,
nous nous bornerons cette fois à proclamer une vérité, d’ailleurs
si évidente, que tant que le milieu social ne se moralisera pas, la
moralité des individus sera impossible.
Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des
hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses :
une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale,
accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de
la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où
chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait
réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.
Ce milieu existe-t-il? Non. Donc, il faut le fonder.Si
dans le milieu qui existe,on parvenait même à fonder des écoles
qui donneraient à leurs élèves l’instruction et l’éducation
aussi parfaites que nous pouvons nous les imaginer, parviendraient
elles à créer des hommes justes, libres, moraux? Non, car, en
sortant de l’école, ils se trouveraient au milieu d’une société
qui est dirigée par des principes tout contraires, et, comme la
société est toujours plus forte que les individus, elle ne
tarderait pas à les dominer, c’est-à-dire à les démoraliser. Ce
qui est plus, c’est que la fondation même de telles écoles est
impossible dans le milieu social actuel. Car la vie sociale embrasse
tout, elle envahit les écoles aussi bien que la vie des familles et
de tous les individus qui en font partie.
Les instituteurs, les professeurs, les parents sont tous
membres de cette société, tous plus ou moins abêtis ou démoralisés
par elle. Comment donneraient-ils aux élèves ce qui leur manque à
eux-mêmes? On ne prêche bien la morale que par l’exemple, et, la
morale socialiste étant toute contraire à la morale actuelle, les
maîtres, nécessairement dominés plus ou moins par cette dernière,
feraient devant leurs élèves tout le contraire de ce qu’ils leur
prêcheraient. Donc, l’éducation socialiste est impossible dans
les écoles, ainsi que dans les familles actuelles.
Mais l’instruction intégrale y est également
impossible : les bourgeois n’entendent nullement que leurs enfants
deviennent des travailleurs, et les travailleurs sont privés de tous
les moyens de donner à leurs enfants l’instruction scientifique.
J’aime beaucoup ces bons socialistes bourgeois qui
crient toujours : «Instruisons d’abord le peuple, et puis
émancipons-le». Nous disons au contraire : Qu’il s’émancipe
d’abord, et il s’instruira de lui-même. Qui instruira le peuple?
Est-ce vous? Mais vous ne l’instruisez pas, vous l’empoisonnez en
cherchant à lui inculquer tous ces préjugés religieux,
historiques, politiques, juridiques et économiques, qui garantissent
votre existence contre lui, qui, en même temps, tuent son
intelligence, énervent son indignation légitime et sa volonté.
Vous le laissez assommer par son travail quotidien et par sa misère,
et vous lui dites:«Instruisezvous!» Nous aimerions bien vous voir
tous, avec vos enfants, vous instruire après 13, 14, 16 heures de
travail abrutissant, avec la misère et l’incertitude du lendemain
pour toute récompense.
Non, Messieurs, malgré tout notre respect pour la
grande question de l’instruction intégrale, nous déclarons que ce
n’est point là aujourd’hui la grande question pour le peuple. La
première question, c’est celle de son émancipation économique,
qui engendre nécessairement aussitôt et en même temps son
émancipation politique et morale.
En conséquence, nous adoptons pleinement la résolution
votée par le Congrès de Bruxelles:
«Reconnaissant qu’il est pour le moment impossible
d’organiser un enseignement rationnel, le Congrès invite les
différentes sections à établir des cours publics suivant un
programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif,
c’est-à-dire enseignement intégral, pour remédier autant que
possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers
reçoivent actuellement. Il est bien entendu que la réduction des
heures de travail est considérée comme une condition préalable
indispensable.»
Oui, sans doute, les ouvriers feront tout leur possible
pour se donner toute l’instruction qu’ils pourront, dans les
conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent présentement.
Mais, sans se laisser détourner par les voix de sirène des
bourgeois et des socialistes bourgeois, ils concentreront avant tout
leurs efforts sur cette grande question de leur émancipation
économique, qui doit être la mère de toutes leurs autres
émancipations.
Michel Bakounine
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