I.
La première question que nous avons à considérer
aujourd’hui est celle-ci : L’émancipation des masses ouvrières
pourra-t-elle être complète, tant que l’instruction que ces
masses recevront sera inférieure à celle qui sera donnée aux
bourgeois, ou tant qu’il y aura en général une classe quelconque,
nombreuse ou non, mais qui, par sa naissance, sera appelée aux
privilèges d’une éducation supérieure et d’une éducation
(sic:instruction) plus complète? Poser cette question, n’est-ce
pas la résoudre? N’est-il pas évident qu’entre deux hommes,
doués d’une intelligence naturelle à peu près égale, celui qui
saura davantage, dont l’esprit se sera plus élargi par la science,
et qui, ayant mieux compris l’enchaînement des faits naturels et
sociaux,ou ce que l’on appelle les lois de la nature et de la
société, saisira plus facilement et plus largement le caractère du
milieu dans lequel il se trouve, que celui-ci, disons-nous, s’y
sentira plus libre et plus puissant que l’autre? Celui qui sait
davantage dominera naturellement celui qui saura moins; et
n’existât-il d’abord entre deux classes que cette seule
différence d’instruction et d’éducation, cette différence
produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se
retrouverait à son point actuel, c’est-à-dire qu’il serait
divisé de nouveau en une masse d’esclaves et un petit nombre de
dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd’hui pour les
derniers.
On comprend maintenant pourquoi les socialistes
bourgeois ne demandent que de l’instruction pour le peuple, un peu
plus qu’il n’en a maintenant et que nous, démocrates-socialistes,
nous demandons pour lui l’instruction intégrale, toute
l’instruction, aussi complète que la comporte la puissance
intellectuelle du siècle, afin qu’au-dessus des masses ouvrières,
il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir
davantage, et qui, précisément parce qu’elle en saura davantage,
puisse les dominer et les exploiter. Les socialistes bourgeois
veulent le maintien des classes, chacune devant représenter, selon
eux, une différente fonction sociale, l’une, par exemple, la
science et l’autre le travail manuel; et nous voulons au contraire
l’abolition définitive et complète des classes, l’unification
de la société, et l’égalisation économique et sociale de tous
les individus humains sur la terre. Ils voudraient, tout en les
conservant, amoindrir, adoucir et enjolivé l’inégalité et
l’injustice, ces bases historiques de la société actuelle, et
nous, nous voulons les détruire. D’où il résulte clairement
qu’aucune entente, ni conciliation entre les socialistes bourgeois
et nous n’est possible.
Mais, dira-t-on, et c’est l’argument qu’on nous
oppose le plus souvent et que Messieurs les doctrinaires de toutes
les couleurs considèrent comme un argument irrésistible, mais il
est impossible que l’humanité tout entière s’adonne à la
science; elle mourrait de faim. Il faut donc que, pendant que les uns
étudient, les autres travaillent, afin de produire les objets
nécessaires à la vie, pour eux-mêmes d’abord, et ensuite pour
les hommes qui se sont voués exclusivement aux travaux de
l’intelligence; car les hommes ne travaillent pas seulement pour
eux-mêmes; leurs découvertes scientifiques, outre qu’elles
élargissent l’esprit humain, s’appliquent à l’industrie et à
l’agriculture, et, en général, à la vie politique et sociale,
n’améliorent-elles pas la condition de tous les êtres humains,
sans aucune exception?Les créations artistiques n’ennoblissent-elles
pas la vie de tout le monde?
Mais non, pas du tout. Et le plus grand reproche que
nous ayons à adresser à la science et aux arts, c’est précisément
de ne répandre leurs bienfaits et de n’exercer une influence
salutaire que sur une portion très minime de la société, à
l’exclusion, et par conséquent aussi au détriment, de l’immense
majorité. On peut dire aujourd’hui des progrès de la science et
des arts ce qu’on a dit déjà avec tant de raison du développement
prodigieux de l’industrie, du commerce, du crédit, de la richesse
sociale en un mot, dans les pays les plus civilisés du monde
moderne. Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour à le
devenir davantage, en se concentrant toujours entre un plus petit
nombre de mains et en rejetant les couches inférieures de la classe
moyenne, la petite-bourgeoisie, dans le prolétariat, de sorte que le
développement [de cette richesse] est en raison directe de la misère
croissante des masses ouvrières. D’où il résulte que l’abîme
qui déjà sépare a minorité heureuse et privilégiée des millions
de travailleurs qui la font vivre du travail de leurs bras, s’ouvre
toujours davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du
travail populaire, sont heureux, plus les travailleurs deviennent
malheureux. Qu’on mette seulement en présence de l’opulence
fabuleuse du grand monde aristocratique, financier, commercial et
industriel de l’Angleterre, la situation misérable des ouvriers de
ce même pays; qu’on relise la lettre si naïve et si déchirante
écrite tout dernièrement par un intelligent et honnête orfèvre de
Londres, Walter Dungan, qui vient de s’empoisonner volontairement
avec sa femme et ses six enfants, seulement pour échapper aux
humiliations de l misère et aux tortures de la faim, et on sera bien
forcé d’avouer que cette civilisation tant vantée n’est, au
point de vue matériel, rien qu’oppression et ruine pour le peuple.
Il en est de même des progrès modernes de la science
et des arts. Ces progrès sont immenses! Oui, c’est vrai. Mais plus
ils sont immenses, et plus ils deviennent une cause d’esclavage
intellectuel, et par conséquent aussi matériel, une cause de misère
et d’infériorité pour le peuple; car ils élargissent toujours
davantage l’abîme qui sépare déjà l’intelligence populaire de
celle des classes privilégiées. La première, au point de vue de la
capacité naturelle, est aujourd’hui évidemment moins blasée,
moins usée, moins sophistiquée et moins corrompue par la nécessité
de défendre des intérêts injustes, et par conséquent elle est
naturellement plus puissante que l’intelligence bourgeoise; mais,
par contre, cette dernière a pour elle toutes les armes de la
science, et ces armes sont formidables. Il arrive très souvent qu’un
ouvrier fort intelligent est forcé de se taire devant un sot savant
qui le bat, non par l’esprit qu’il n’a pas, mais par
l’instruction, dont l’ouvrier est privé, et qu’il a pu
recevoir, lui, parce que, pendant que sa sottise se développait
scientifiquement dans les écoles, le travail de l’ouvrier
l’habillait, le logeait, le nourrissait et lui fournissaient toutes
les choses, maîtres et livres, nécessaires à son instruction.
Le degré de science réparti à chacun n’est point
égal, même dans la classe bourgeoise, nous le savons fort bien. Là
aussi il y a une échelle, déterminée non par la capacité des
individus, mais par le plus ou moins de richesse de la couche sociale
dans laquelle ils ont pris naissance; par exemple, l’instruction
que reçoivent les enfants de la très petite bourgeoisie, très peu
supérieure à celle que les ouvriers parviennent à se donner
eux-mêmes, est presque nulle en comparaison de celle que la société
répartit largement à la haute et moyenne bourgeoisie. Aussi, que
voyons-nous? La petite-bourgeoisie, qui n’est actuellement
rattachée à la classe moyenne que par une vanité ridicule d’un
côté, et, de l’autre, par la dépendance dans laquelle elle se
trouve vis-à-vis des gros capitalistes, se trouve pour la plupart du
temps dans une situation plus misérable et bien plus humiliante
encore que le prolétariat. Aussi, quand nous parlons des classes
privilégiées, n’entendons-nous jamais cette pauvre
petite-bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plus d’esprit et de
cœur, ne tarderait pas à se joindre à nous, pour combattre la
grande et moyenne bourgeoisie [qui] ne l’écrase pas moins
aujourd’hui qu’elle écrase le prolétariat. Et si le
développement économique de la société allait continuer dans
cette direction encore une dizaine d’années, ce qui nous paraît
d’ailleurs impossible, nous verrions encore la plus grande partie
de la bourgeoisie moyenne tomber dans la situation de la
petite-bourgeoisie d’abord, pour aller se perdre un peu plus tard
dans le prolétariat, toujours grâce à cette concentration fatale
de [la richesse en un] nombre de mains de plus en plus restreint; ce
qui aurait pour résultat infaillible de partager le monde social
définitivement en une petite minorité excessivement opulente,
savante, dominante, et une immense majorité de prolétaires
misérables, ignorants et esclaves.
Il est un fait qui doit frapper tous les esprits
consciencieux, c’est-à-dire tous ceux qui ont à cœur la dignité
humaine, la justice, c’est-à-dire la liberté de chacun dans
l’égalité et par l’égalité de tous. C’est que toutes les
inventions de l’intelligence, toutes les grandes applications de la
science à l’industrie, au commerce et généralement à la vie
sociale, n’ont profité jusqu’à présent qu’aux classes
privilégiées, aussi bien qu’à la puissance des États, ces
protecteurs éternels de toutes les iniquités politiques et
sociales, jamais aux masses populaires. Nous n’avons qu’à nommer
les machines, pour que chaque ouvrier et chaque partisan sincère de
l’émancipation du travail nous donne raison. Par quelle force les
classes privilégiées se maintiennent encore aujourd’hui, avec
tout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances iniques,
contre l’indignation si légitime des masses populaires? Est-ce par
une force qui leur serait inhérente à elles-mêmes? Non, c’est
uniquement par la force de l’État, dans lequel d’ailleurs leurs
enfants remplissent aujourd’hui, comme il l’ont fait toujours,
toutes les fonctions dominantes,et même toutes les fonctions
moyennes et inférieures, moins celle des travailleurs et des
soldats. Et qu’est-ce qui constitue aujourd’hui principalement
toute la puissance des États? C’est la science.
Oui, c’est la science. science de gouvernement,
d’administration et science financière; science de tondre les
troupeaux populaires sans trop les faire crier, et quand ils
commencent à crier, science de leur imposer le silence, la patience
et l’obéissance par une force scientifiquement organisée;
science de tromper et de diviser les masses populaires, afin de les
maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin qu’elles ne
puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts,
créer une puissance capable de les renverser; science militaire
avant tout, avec toutes ses armes perfectionnées, et ces formidables
instruments de destruction qui «font merveille»; science du génie
enfin, celle qui a créé les bateaux à vapeur, les chemins de fer
et les télégraphes; les chemins de fer qui, utilisés par la
stratégie militaire, décuplent la puissance défensive et offensive
des États; et les télégraphes, qui, en transformant chaque
gouvernement en un Briarée à cent, à mille bras, lui donnent la
possibilité d’être présent, d’agir et de saisir partout,
créent les centralisations politiques les plus formidables qui aient
jamais existé aumonde.
Qui peut donc nier que tous les progrès de la science
sans aucune exception, n’aient tourné jusqu’ici qu’à
l’augmentation de la richesse des classes privilégiées et de la
puissance des États, au détriment du bien-être et de la liberté
des masses populaires, du prolétariat? Mais, objectera-t-on, est-ce
que les masses ouvrières n’en profitent pas aussi? Ne sont-elles
pas beaucoup plus civilisées qu’elles ne l’étaient dans les
siècles passés?
A ceci nous répondrons par une observation de Lassalle,
le célèbre socialiste allemand. Pour juger des progrès des masses
ouvrières, au point de vue de leur émancipation politique et
sociale, il ne faut point comparer leur état intellectuel dans le
siècle présent avec leur état intellectuel dans les siècles
passés. Il faut considérer si, à partir d’une époque donnée,
la différence qui avait existé alors entre elles et les classes
privilégiées ayant été constatée, elles ont progressé dans la
même mesure que ces dernières. Car s’il y a eu égalité dans les
deux progrès respectifs, la distance intellectuelle qui les sépare
aujourd’hui du monde privilégié sera la même; si le prolétariat
progresse plus vite davantage et plus vite que les privilégiés,
cette distance est devenue nécessairement plus petite; mais si au
contraire le progrès de l’ouvrier est plus lent et par conséquent
moindre que celui des classes dominantes, dans le même espace de
temps, cette distance s’agrandira; l’abîme qui les avait séparé
est devenu plus large, l’homme privilégié est devenu plus
puissant, l’ouvrier est devenu plus dépendant, plus esclave qu’à
l’époque qui a été prise pour point de départ. Si nous quittons
tous les deux, à la même heure, deux points différents, et que
vous ayez eu 100 pas d’avance sur moi, vous faisant 60, et moi
seulement 30 pas par minute, au bout d’une heure, la distance qui
nous séparera ne sera plus de 100, mais de 280[1900]pas.
Cet exemple donne une idée tout à fait juste des
progrès respectifs de la bourgeoisie et du prolétariat jusqu’ici.
Les bourgeois ont marché plus vite dans la voie de la civilisation
que les prolétaires, non parce que leur intelligence ait été
naturellement plus puissante que celle de ces derniers , -
aujourd’hui à bon droit on pourrait dire tout le contraire, - mais
parce que l’organisation économique et politique de lasociété a
été telle, jusqu’ici, que les bourgeois seuls ont pu s’instruire,
que la science n’a existé que pour eux, que le prolétariat s’est
trouvé condamné à une ignorance forcée, de sorte que si même il
avance-et ses progrès sont indubitables-, ce n’est pas grâce à
elle, mais bien malgré elle.
Nous nous résumons. Dans l’organisation actuelle de
la société, les progrès de
la science ont été la cause de l’ignorance relative du prolétariat, aussi bien que les
progrès de l’industrie et du commerce ont été la cause de sa
misère relative. Progrès intellectuels et progrès matériels ont
donc également contribué à augmenter son esclavage. Qu’en
résulte-t-il? C’est que nous devons rejeter et combattre cette
science bourgeoise, de même que nous devons rejeter et combattre la
richesse bourgeoise. Les combattre et les rejeter dans ce sens que,
détruisant l’ordre social qui[en] fait le patrimoine d’une ou de
plusieurs classes, nous devons les revendiquer comme le bien commun
de tout le monde.
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