III.
L’instruction à tous les degrés doit être égale
pour tous, par conséquent elle doit être intégrale, c’est-à-dire
qu’elle doit préparer chaque enfant des deux sexes aussi bien à
la vie de la pensée qu’à celle du travail, afin que tous
puissent également devenir des hommes complets.
La philosophie positive, ayant détrôné dans les
esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique,
nous permet d’entrevoir déjà quelle doit être,
dansl’avenir,l’instruction scientifique. Elle aura la
connaissance de la nature pour base et la sociologie pour
couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le
violateur de la vie, comme il l’est toujours dans tous les systèmes
métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière
et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un
rêve, il deviendra lui-même une réalité.
Aucun esprit, quelque puissant qu’il soit, n’étant
capable d’embrasser dans leur spécialité toutes les sciences, et
comme, d’un autre côté, une connaissance générale de toutes les
sciences est absolument nécessaire pour le développement complet de
l’esprit, l’enseignement se divisera naturellement en deux
parties : la partie générale, qui donnera les éléments principaux
de toutes les sciences sans aucune exception, aussi bien que la
connaissance, non superficielle, mais bien réelle, de leur
ensemble; et la partie spéciale, nécessairement divisée en
plusieurs groupes ou facultés, dont chacune embrassera dans toute
leur spécialité un certain nombre de sciences qui, par leur nature
même, sont particulièrement appelés à se compléter.
La première partie, la partie générale, sera
obligatoirement pour tous les enfants; elle constituera, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation humaine de leur esprit,
remplaçant complètement la métaphysique et la théologie, et
plaçant en même temps les enfants à un point de vue assez élevé
pour qu’une fois parvenus à l’âge de l’adolescence, ils
puissent choisir en pleine connaissance de cause la faculté spéciale
qui conviendra [le] mieux à leurs dispositions
individuelles,àleurgoût.
Il arrivera sans doute qu’en choisissant leur
spécialité scientifique, les adolescents, influencés par quelque
cause secondaire, soit extérieure, soit même intérieure, se
tromperont quelquefois et qu’ils pourront opter d’abord pour une
faculté ou une carrière qui ne seront pas précisément celles qui
conviendraient le mieux à leurs aptitudes. Mais comme nous sommes,
nous, les partisans non hypocrites mais sincères de la liberté
individuelle; comme, au nom de cette liberté, nous détestons de
tout notre cœur le principe de l’autorité ainsi que toutes les
manifestations possibles de ce principe divin, anti-humain; comme
nous détestons et condamnons, de toute la profondeur de notre amour
pour la liberté, l’autorité paternelle aussi bien que celle du
maître d’école; comme nous les trouvons également démoralisantes
et funestes, et que l’expérience de chaque jour nous prouve que le
père de famille et le maître d’école, malgré leur sagesse
obligée et proverbiale, et à cause même de cette sagesse, se
trompent sur les capacités de leurs enfants encore plus facilement
que les enfants eux-mêmes, et que, d’après cette loi tout
humaine, loi incontestable, fatale, que tout homme qui domine ne
manque jamais d’abuser, les maîtres d’école et les pères de
famille, en déterminant arbitrairement l’avenir de leurs enfants,
interrogent beaucoup plus leurs propres goûts quel est en dances
naturelles des enfants; comme enfin les fautes commises par le
despotisme sont toujours plus funestes et moins réparables que
celles qui sont commises par la liberté, nous maintenons, pleine et
entière, contre tous les tuteurs officiels, officieux, paternels
et pédants du monde, la liberté des enfants de choisir et de
déterminer leur propre carrière. S’ils se trompent, l’erreur
même qu’ils auront commise leur servira d’enseignement efficace
pour l’avenir, et l’instruction générale qu’ils auront
reçue servant de lumière, ils pourront facilement revenir dans la
voie qui leur est indiquée par leur propre nature.
Les enfants, comme les hommes mûrs, ne deviennent sages
que par les expériencesqu’ilsfonteux-mêmes,jamaisparcellesd’autrui.
Dans l’instruction intégrale, à côté de
l’enseignement scientifique ou théorique, il doit y avoir
nécessairement l’enseignement industriel ou pratique. C’est
ainsi seulement que se formera l’homme complet : le travailleur qui
comprend et qui sait.
L’enseignement industriel, parallèlement avec
l’enseignement scientifique, se partagera comme lui en deux
parties: l’enseignement général, celui qui doit donner aux
enfants l’idée générale et la première connaissance pratique de
toutes les industries, sans en excepter aucune, aussi bien que l’idée
de leur ensemble, qui constitue la civilisation en tant que
matérielle, la totalité du travail humain; et la partie spéciale,
divisée en groupes d’industries plus spécialement liées entre
elles.
L’enseignement général doit préparer les
adolescents à choisir librement le groupe spécial d’industries,
et parmi ces dernières, l’industrie touteparticulière, pour
lesquels ils se sentiront plus de goût. Une fois entrés dans cette
seconde phase de l’enseignement industriel, ils feront, sous la
direction de leurs professeurs, les premiers apprentissages du
travail sérieux.
À côté de l’enseignement scientifique et
industriel, il y aura nécessairement aussi l’enseignement
pratique, ou plutôt une série successive d’expériences de la
morale non divine, mais humaine. La morale divine est fondée sur ces
deux principes immoraux : le respect de l’autorité et le mépris
de l’humanité. La morale humaine, au contraire, ne se fonde que
sur le mépris de l’autorité et sur le respect de la liberté et
de l’humanité. La morale divine considère le travail comme une
dégradation et comme un châtiment; la morale humaine voit en lui la
condition suprême du bonheur humain et de l’humaine dignité. La
morale divine, par une conséquence nécessaire, aboutit à une
politique qui ne reconnaît de droits qu’à ceux qui, par leur
position économiquement privilégiée, peuvent vivre sans
travailler. La morale humaine n’en accorde qu’à ceux qui vivent
en travaillant; elle reconnaît que par le travail seul, l’homme
devient homme.
L’éducation des enfants, prenant pour point de départ
l’autorité, doit successivement aboutir à la plus entière
liberté. Nous entendons par liberté, au point de vue positif, le
plein développement de toutes les facultés qui se trouvent en
l’homme; et, au point de vue négatif, l’entière indépendance
de la volonté de chacun vis-à-vis de celle d’autrui.
L’homme n’est point et ne sera jamais libre
vis-à-vis des lois naturelles, vis-àvis des lois sociales; les
lois, qu’on divise en deux catégories pour la plus grande
connaissance de la science, n’appartiennent en réalité qu’à
une seule et même catégorie, car elles sont toutes également des
lois naturelles, des lois fatales et qui constituent la base et la
condition même de toute existence, de sorte qu’aucun être vivant
ne saurait se révolter contre elle sans se suicider.
Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des
lois autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses, criminelles
et civiles, que les classes privilégiées ont établi dans
l’histoire, toujours dans l’intérêt de l’exploitation du
travail des masses ouvrières, à cette seule fin de museler la
liberté de ces masses, et qui, sous le prétexte d’une moralité
fictive, ont toujours été la source de la plus profonde
immoralité. Ainsi, obéissance involontaire et fatale à toutes les
lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même
de la nature et de la société; mais indépendance aussi absolue que
possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de
commandement, vis-à-vis de toutes les volontés humaines, tant
collectives qu’individuelles, qui voudraient lui imposer, non leur
influence naturelle, mais leur loi.
Quant à l’influence naturelle que les hommes
exercent les uns sur les autres, c’est encore une de ces conditions
de la vie sociale contre lesquelles la révolte serait aussi inutile
qu’impossible. Cette influence est la base même, matérielle,
intellectuelle et morale, de l’humaine solidarité. L’individu
humain, produit de la solidarité ou de la société, tout en restant
soumis à ses lois naturelles, peut bien, sous l’influence de
sentiments venus du dehors, et notamment d’une société étrangère,
réagir contre elle jusqu’à un certain degré, mais il ne saurait
en sortit sans se placer aussitôt dans un autre milieu solidaire et
sans y subir aussitôt de nouvelles influences. Car, pour l’homme,
la vie en dehors de toute société et de toutes influences
humaines, l’isolement absolu, c’est la mort intellectuelle,
morale et matérielle aussi. La solidarité est non le produit, mais
la mère de l’individualité, et la personnalité humaine ne peut
naître et se développer que dans l’humainesociété.
La somme des influences sociales dominantes, exprimée
par la conscience solidaire ou générale d’un groupe humain plus
ou moins étendu, s’appelle l’opinion publique. Et qui ne sait
l’action toute-puissante exercée par l’opinion publique sur tous
les individus? L’action des lois restrictives les plus
draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C’est donc elle
qui est par excellence l’éducateur des hommes; d’où il résulte
que, pour moraliser les individus, il faut moraliser avant tout la
société elle-même, il faut humaniser son opinion ou sa conscience
publique.
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