mercredi 15 janvier 2020

L'instruction intégrale par Michel Bakounine Partie 3





III.


L’instruction à tous les degrés doit être égale pour tous, par conséquent elle doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle doit préparer chaque enfant des deux sexes aussi bien à la vie de la pensée qu’à celle du travail, afin que tous puissent également devenir des hommes complets.
La philosophie positive, ayant détrôné dans les esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique, nous permet d’entrevoir déjà quelle doit être, dansl’avenir,l’instruction scientifique. Elle aura la connaissance de la nature pour base et la sociologie pour couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le violateur de la vie, comme il l’est toujours dans tous les systèmes métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un rêve, il deviendra lui-même une réalité.
Aucun esprit, quelque puissant qu’il soit, n’étant capable d’embrasser dans leur spécialité toutes les sciences, et comme, d’un autre côté, une connaissance générale de toutes les sciences est absolument nécessaire pour le développement complet de l’esprit, l’enseignement se divisera naturellement en deux parties : la partie générale, qui donnera les éléments principaux de toutes les sciences sans aucune exception, aussi bien que la connaissance, non superficielle, mais bien réelle, de leur ensemble; et la partie spéciale, nécessairement divisée en plusieurs groupes ou facultés, dont chacune embrassera dans toute leur spécialité un certain nombre de sciences qui, par leur nature même, sont particulièrement appelés à se compléter.
La première partie, la partie générale, sera obligatoirement pour tous les enfants; elle constituera, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation humaine de leur esprit, remplaçant complètement la métaphysique et la théologie, et plaçant en même temps les enfants à un point de vue assez élevé pour qu’une fois parvenus à l’âge de l’adolescence, ils puissent choisir en pleine connaissance de cause la faculté spéciale qui conviendra [le] mieux à leurs dispositions individuelles,àleurgoût.
Il arrivera sans doute qu’en choisissant leur spécialité scientifique, les adolescents, influencés par quelque cause secondaire, soit extérieure, soit même intérieure, se tromperont quelquefois et qu’ils pourront opter d’abord pour une faculté ou une carrière qui ne seront pas précisément celles qui conviendraient le mieux à leurs aptitudes. Mais comme nous sommes, nous, les partisans non hypocrites mais sincères de la liberté individuelle; comme, au nom de cette liberté, nous détestons de tout notre cœur le principe de l’autorité ainsi que toutes les manifestations possibles de ce principe divin, anti-humain; comme nous détestons et condamnons, de toute la profondeur de notre amour pour la liberté, l’autorité paternelle aussi bien que celle du maître d’école; comme nous les trouvons également démoralisantes et funestes, et que l’expérience de chaque jour nous prouve que le père de famille et le maître d’école, malgré leur sagesse obligée et proverbiale, et à cause même de cette sagesse, se trompent sur les capacités de leurs enfants encore plus facilement que les enfants eux-mêmes, et que, d’après cette loi tout humaine, loi incontestable, fatale, que tout homme qui domine ne manque jamais d’abuser, les maîtres d’école et les pères de famille, en déterminant arbitrairement l’avenir de leurs enfants, interrogent beaucoup plus leurs propres goûts quel est en dances naturelles des enfants; comme enfin les fautes commises par le despotisme sont toujours plus funestes et moins réparables que celles qui sont commises par la liberté, nous maintenons, pleine et entière, contre tous les tuteurs officiels, officieux, paternels et pédants du monde, la liberté des enfants de choisir et de déterminer leur propre carrière. S’ils se trompent, l’erreur même qu’ils auront commise leur servira d’enseignement efficace pour l’avenir, et l’instruction générale qu’ils auront reçue servant de lumière, ils pourront facilement revenir dans la voie qui leur est indiquée par leur propre nature.
Les enfants, comme les hommes mûrs, ne deviennent sages que par les expériencesqu’ilsfonteux-mêmes,jamaisparcellesd’autrui.
Dans l’instruction intégrale, à côté de l’enseignement scientifique ou théorique, il doit y avoir nécessairement l’enseignement industriel ou pratique. C’est ainsi seulement que se formera l’homme complet : le travailleur qui comprend et qui sait.
L’enseignement industriel, parallèlement avec l’enseignement scientifique, se partagera comme lui en deux parties: l’enseignement général, celui qui doit donner aux enfants l’idée générale et la première connaissance pratique de toutes les industries, sans en excepter aucune, aussi bien que l’idée de leur ensemble, qui constitue la civilisation en tant que matérielle, la totalité du travail humain; et la partie spéciale, divisée en groupes d’industries plus spécialement liées entre elles.
L’enseignement général doit préparer les adolescents à choisir librement le groupe spécial d’industries, et parmi ces dernières, l’industrie touteparticulière, pour lesquels ils se sentiront plus de goût. Une fois entrés dans cette seconde phase de l’enseignement industriel, ils feront, sous la direction de leurs professeurs, les premiers apprentissages du travail sérieux.
À côté de l’enseignement scientifique et industriel, il y aura nécessairement aussi l’enseignement pratique, ou plutôt une série successive d’expériences de la morale non divine, mais humaine. La morale divine est fondée sur ces deux principes immoraux : le respect de l’autorité et le mépris de l’humanité. La morale humaine, au contraire, ne se fonde que sur le mépris de l’autorité et sur le respect de la liberté et de l’humanité. La morale divine considère le travail comme une dégradation et comme un châtiment; la morale humaine voit en lui la condition suprême du bonheur humain et de l’humaine dignité. La morale divine, par une conséquence nécessaire, aboutit à une politique qui ne reconnaît de droits qu’à ceux qui, par leur position économiquement privilégiée, peuvent vivre sans travailler. La morale humaine n’en accorde qu’à ceux qui vivent en travaillant; elle reconnaît que par le travail seul, l’homme devient homme.
L’éducation des enfants, prenant pour point de départ l’autorité, doit successivement aboutir à la plus entière liberté. Nous entendons par liberté, au point de vue positif, le plein développement de toutes les facultés qui se trouvent en l’homme; et, au point de vue négatif, l’entière indépendance de la volonté de chacun vis-à-vis de celle d’autrui.
L’homme n’est point et ne sera jamais libre vis-à-vis des lois naturelles, vis-àvis des lois sociales; les lois, qu’on divise en deux catégories pour la plus grande connaissance de la science, n’appartiennent en réalité qu’à une seule et même catégorie, car elles sont toutes également des lois naturelles, des lois fatales et qui constituent la base et la condition même de toute existence, de sorte qu’aucun être vivant ne saurait se révolter contre elle sans se suicider.
Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses, criminelles et civiles, que les classes privilégiées ont établi dans l’histoire, toujours dans l’intérêt de l’exploitation du travail des masses ouvrières, à cette seule fin de museler la liberté de ces masses, et qui, sous le prétexte d’une moralité fictive, ont toujours été la source de la plus profonde immoralité. Ainsi, obéissance involontaire et fatale à toutes les lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même de la nature et de la société; mais indépendance aussi absolue que possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de commandement, vis-à-vis de toutes les volontés humaines, tant collectives qu’individuelles, qui voudraient lui imposer, non leur influence naturelle, mais leur loi.
Quant à l’influence naturelle que les hommes exercent les uns sur les autres, c’est encore une de ces conditions de la vie sociale contre lesquelles la révolte serait aussi inutile qu’impossible. Cette influence est la base même, matérielle, intellectuelle et morale, de l’humaine solidarité. L’individu humain, produit de la solidarité ou de la société, tout en restant soumis à ses lois naturelles, peut bien, sous l’influence de sentiments venus du dehors, et notamment d’une société étrangère, réagir contre elle jusqu’à un certain degré, mais il ne saurait en sortit sans se placer aussitôt dans un autre milieu solidaire et sans y subir aussitôt de nouvelles influences. Car, pour l’homme, la vie en dehors de toute société et de toutes influences humaines, l’isolement absolu, c’est la mort intellectuelle, morale et matérielle aussi. La solidarité est non le produit, mais la mère de l’individualité, et la personnalité humaine ne peut naître et se développer que dans l’humainesociété.
La somme des influences sociales dominantes, exprimée par la conscience solidaire ou générale d’un groupe humain plus ou moins étendu, s’appelle l’opinion publique. Et qui ne sait l’action toute-puissante exercée par l’opinion publique sur tous les individus? L’action des lois restrictives les plus draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C’est donc elle qui est par excellence l’éducateur des hommes; d’où il résulte que, pour moraliser les individus, il faut moraliser avant tout la société elle-même, il faut humaniser son opinion ou sa conscience publique.

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