Intérêt
commun aux habitants d'une même localité, aux hommes vivant dans un
même pays. Telle paraît être, de prime abord, la définition de
l'intérêt général. Il importe cependant, avant tout, de s'assurer
s'il y a bien, autour de nous, un intérêt ayant ce caractère, de
se rendre compte si rien ne s'oppose, en réalité, à son existence.
Cette recherche est d'autant plus nécessaire que des sociologues ont
cru pouvoir édifier tout un système social, établir et répandre
une doctrine dont l'intérêt général forme la base. Voyons donc
si, oui ou non, il y a autour de nous un intérêt général et s'il
convient d'accepter ou de repousser cette conception, commune
aujourd'hui aux démocrates bourgeois et ouvriers qui préconisent
comme moyen d'évolution la collaboration des classes. Certes, il est
tout à fait évident que si tous les hommes qui habitent un même
pays avaient un intérêt commun, c'est-à-dire collectif, ils
s'entendraient facilement sur la base même de cet intérêt. Rien ne
serait plus commode, pour eux, que de se doter d'un ordre social qui,
interprétant cet intérêt, leur donnerait satisfaction. Il est non
moins évident que nul antagonisme ne pourrait exister entre les
individus et que, dans ces conditions, parler de classes serait une
hérésie. Il n'y aurait bien, en vérité, qu'une seule classe
sociale. Rien ne s'opposerait donc à ce que le progrès
s'accomplisse sans entrave dans tous les domaines et il est tout à
fait certain que, l'évolution étant normale, ce serait une folie
que de vouloir accélérer le rythme de ce progrès, mécaniquement
et violemment, par des révolutions parfaitement inutiles. Mais en
est-il ainsi et, dans la négative, pourquoi en est-il autrement? Je
déclare tout de suite qu'il n'y a pas, qu'il ne peut pas y avoir
d'intérêt général en régime capitaliste. En fait, il y a deux
catégories, deux portions opposées d' « intérêt général »
(si, ainsi limité, je puis encore me servir de ce nom) et leur
confrontation est la meilleure preuve de l'inexistence du n intérêt
véritablement général. Il y a, en effet, l'intérêt général des
possédants : des exploiteurs, et celui des non-possédants : des
exploités. Entre ces deux formes d'intérêt général, dont l'une
est bien la négation de l'autre, toute conciliation est impossible.
Leur opposition est telle, qu'elle est constante, permanente,
systématique. Elle ne prendra fin que par la disparition de
l'intérêt général capitaliste, par l'abolition de la propriété
privée, base du système social actuel. La vie de chaque jour
enseigne, avec une brutalité d'expression inouïe, qu'il n'y a
réellement aucun intérêt commun, général, entre le patron et
l'ouvrier, entre le commerçant et le consommateur, entre le
propriétaire et le locataire, entre l'exploitant et l'usager, etc.
L'intérêt
général du patron l'oblige à faire travailler le plus longtemps
possible pour le salaire le moins élevé, sans se soucier des
conditions d'hygiène. Il ne rétribue l'effort humain que d’une
façon strictement minimum. Il n'est pas besoin de dire que l'intérêt
de l'ouvrier est diamétralement opposé. Il en est de même pour le
commerçant, qui a intérêt à vendre le plus cher possible, sans se
soucier de la condition sociale du consommateur et de ses moyens
d'existence. Nul doute que, là encore, l'intérêt du consommateur
soit en opposition avec celui du commerçant, surtout à notre
époque, où le dernier prétend faire fortune en quelques années.
Qui oserait soutenir que le propriétaire - le plus avantagé de tous
les rentiers, au moins actuellement - ne cherche pas constamment à
augmenter le prix de ses loyers, sans se préoccuper si le locataire,
exploité par le patron, volé par le commerçant, peut réellement
payer les prix de location qu'il veut imposer! Qui pourrait affirmer
que l'exploitant d'un service public à caractère de monopole de
fait, comme les Compagnies de transport terrestres, maritimes ou
fluviales, se préoccupe de l'intérêt des usagers, lorsqu'il
établit ses tarifs? Non, il n'a d’autre souci que de rétribuer le
capital engagé par un intérêt élevé, d'amortir dans dix ans, ou
moins, le prix d'un matériel qui roulera ou servira vingt ou trente
ans. En ce qui concerne le caractère de la production elle-même, il
n'y a aucun souci d'intérêt général chez ceux qui la dirigent. Le
capitalisme industriel ne construit pas, ne fabrique pas pour
satisfaire des besoins mais pour réaliser des profits. Il en est de
même pour le commerçant, qui ne tend nullement à remplir un rôle
utile, mais uniquement à faire fortune dans un minimum de temps. La
Bourse des Valeurs, celle de Commerce, qui devraient être les
régulateurs des actions et des prix, qui devraient déterminer la
valeur exacte d'une affaire quelconque ou le prix d'une denrée telle
que le blé, par exemple, ne visent, au contraire, qu'à fixer
arbitrairement, pour le seul profit de quelques-uns, le prix de
celle-ci, la valeur de celle-là, sans tenir aucun compte du
caractère de l'affaire, de l'abondance ou de la pénurie de la
denrée. Ces opérations, qu'on décore du nom de spéculations,
mériteraient mieux le nom de vols organisés. Boursiers de valeurs
et boursiers de commerce n'ont rien de commun avec les travailleurs
qui édifient ou assurent la marche des entreprises, ni avec les
producteurs réels du blé. Que dire des intermédiaires, possédants
fictifs, qui brassent des millions et vivent comme des poux sur le
corps social, sur le producteur et le consommateur? Y a-t-il entre
ceux-là et ceux-ci un intérêt commun? Enfin, pour en finir avec
ces comparaisons, y a-t-il concordance d'intérêt entre les
consommateurs et les mandataires aux Halles qui jettent au ruisseau
d'excellentes marchandises plutôt que d'en diminuer le prix, alors
que des milliers et des milliers de pauvres gens ne peuvent les
acquérir parce que les cours sont trop élevés pour leur bourse?
Lorsque,
pour éviter, par l'abondance, l'avilissement des prix, les sociétés
de pêcheries font rejeter, après une pêche trop fructueuse, des
milliers de poissons capturés souvent, par les travailleurs de la
mer, au péril de leur vie, lorsque - pour les mêmes raisons ou par
suite de tarifs de transport prohibitifs - on laisse pourrir en tas
dans les régions de production, des denrées précieuses : pommes de
terre, choux-fleurs, blé même, et que la masse des consommateurs
est ainsi privée (pour la sauvegarde et l'entretien d'intérêts
particuliers) des avantages des récoltes généreuses, « l'intérêt
général » apparaît comme délibérément sacrifié... Ces
exemples suffisent, je crois, à démontrer qu'il n'y a pas,
aujourd'hui, d'intérêt général et que, seuls, des individus
placés sur le même plan social peuvent avoir et ont un intérêt
commun. Et cependant, malgré tout ce que la vie démontre
quotidiennement, les économistes bourgeois, qui ont charge d'âmes,
affirment l'existence de l'intérêt général. Ils se gardent bien
de le définir. Ils se contentent de le proclamer. C'est plus facile,
mais beaucoup moins convaincant. L'intérêt général? Il a sans
doute existé lorsque l'homme naquit libre sur la terre libre, mais
depuis... Il est vrai qu'au début de l'humanité, la propriété
individuelle était inconnue ; que, partout, l'homme était chez lui
et l'égal de son semblable. A ce moment-là, il y avait des
individus qui s'étaient groupés pour défendre leur existence
contre les animaux et les éléments et assurer leur vie, mais il n'y
avait pas de classes, pas de hiérarchie, pas de castes, pas de
tyrans, pas de prêtres, pas de religions. Il y avait vraiment un
intérêt général : celui de tous les associés socialement égaux,
instinctivement unis. Cet intérêt général cessa d'exister lorsque
certains hommes ; les forts, ceux qui furent choisis par leurs
semblables pour les guider réussirent à tromper ceux-ci, à imposer
leur domination, leur autorité, à leurs mandants, qui n'avaient pas
su contrôleur leurs actes. L'autorité était née et avec elle la
propriété. Non contents de commander aux hommes, les chefs
voulurent - et c'était normal - posséder les choses. C'est ainsi
qu'ils décrétèrent que telle ou telle étendue de terrain, enclose
ou non, avec tout ce qu'elle contenait : hommes, animaux, maisons,
arbres, cours d'eau, etc., etc., était leur propriété. Pour faire
fructifier cette étendue de terrain, pour en tirer revenu, les
chefs, devenus des maîtres, exploitèrent leurs semblables ; pour la
défendre contre les entreprises des autres chefs, aussi ambitieux et
aussi peu scrupuleux qu'eux-mêmes, ils levèrent des bandes, puis
des armées ; pour maintenir les esclaves et les soldats dans
l'obéissance et l'humilité, ils inventèrent les religions et les
morales. La ruse, sous le visage des prêtres, devint l'auxiliaire de
la force. S'il y eut un moment conflit entre la force et la ruse,
entre les chefs et les prêtres, les uns et les autres, comme les
capitalistes d'aujourd'hui, comprirent vite qu'ils devaient s'allier
et non se combattre. Cette alliance persiste encore. Elle durera
aussi longtemps que le capitalisme lui-même. Puis, le temps a passé.
Les chefs sont devenus des seigneurs, des rois, des empereurs. Ils
possèdent des territoires immenses peuplés par des dizaines, des
centaines de millions d'hommes qui leur obéissent et travaillent à
leur enrichissement, à celui des privilégiés groupés autour du
pouvoir. Les polices assurent la sécurité intérieure des Etats ;
empires, royaumes ou républiques ; les armées sont toujours prêtes
à en accroître l'étendue, à porter la civilisation chez les
peuples « arriérés » ; les prêtres de toutes les religions
enseignent l'obéissance et la résignation ; les juges frappent sans
pitié, au nom de la morale, les iconoclastes, les révoltés, les
rebelles, les conscients qui discutent le dogme et l'Ecriture, qui
revendiquent leurs droits. Plus tard, les trônes fléchiront,
s'écrouleront. Sous la poussée des révoltes populaires les rois,
les empereurs disparaîtront, pour faire place aux républiques ; les
régimes absolus cèderont le pas aux démocraties, les privilèges
passeront des mains du clergé et de la noblesse dans celles des
mercantis, des industriels, des financiers ; le suffrage universel
remplacera le vote censitaire. Les Parlements même économiques -
surgiront pour exprimer, soi-disant, la volonté populaire. Malgré
tout cela, rien ne sera changé. Les castes et les classes
subsisteront. L'exploitation de l'homme par l'homme demeurera. Et il
en sera ainsi aussi longtemps que la propriété individuelle, mère
des Etats, existera. On peut, certes, dire sans crainte d'erreur, que
la situation générale des ouvriers et des paysans est supérieure à
celle des esclaves antiques, grâce à leur action incessante, mais
on peut affirmer, avec la même certitude, que les maîtres
d'aujourd'hui, industriels et financiers, par le chômage, les bas
salaires, les mauvais traitements, les logements insalubres imposés
aux ouvriers et paysans, sont aussi odieux, aussi brutaux, aussi
cupides aussi vindicatifs que ceux des premiers âges qui avaient, au
moins partiellement, l'ignorance pour excuse! Telles sont les raisons
historiques et de fait pour lesquelles il ne peut y avoir, il n'y a
pas d'intérêt général. Elles suffisent largement pour me
permettre de le nier, pour déclarer que tout le système auquel il a
donné naissance n'est qu'une fiction. Lorsque nous serons revenus au
principe de l'égalité sociale, il sera logique de parler d'intérêt
général. Pas avant! Qu'on fasse disparaître les castes, les
classes, la propriété, tout ce qui fait que les hommes sont encore
des maîtres ou des esclaves! Jusque-là l’intérêt général ne
cessera d'être un mythe et la « collaboration des classes » une
duperie.
- Pierre
BESNARD.
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