II.
Nous avons démontré que, tant qu’il y aura deux ou
plusieurs degrés d’instruction pour les différentes couches de la
société, il y aura nécessairement des classes,c’est-à-dire des
privilèges économiques et politiques pour un petit nombre
d’heureux, et l’esclavage et la misère pour le grand nombre.
Membres de l’Association internationale des
Travailleurs, nous voulons l’Égalité et, parce que nous la
voulons, nous devons vouloir aussi l’instruction intégrale, égale
pour tout le monde.
Mais si tout le monde est instruit, qui voudra
travailler? demande-t-on. Notre réponse est simple : tout le monde
doit travailler et tout le monde doit être instruit. A ceci on
répond fort souvent que ce mélange du travail industriel avec le
travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un
et de l’autre : les travailleurs feront de mauvais savants et les
savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la
société actuelle, où le travail manuel aussi bien que le travail
de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout
artificiel auquel on les a condamnés tous les deux. Mais nous
sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de
ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également
développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit
appuyer, élargir et renforcer l’autre; la science du savant
deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant
n’ignorera plus le travail manuel,et le travail de l’ouvrier
instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que
celui de l’ouvrier ignorant.
D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail
aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait
plus ni ouvriers ni s avants,mais seulement des hommes.
Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur
intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le
monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde,
cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font
tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la
classe privilégiée dont ils fonteux-mêmes partie,-que ces hommes,
une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le
monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais
dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi
nécessairement les découvertes et les applications de la science à
l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement et
à l’ennoblissement du travail, cette base, la seule légitime et
la seule réelle,de l’humaine société.
Il est possible et même très probable qu’à l’époque
de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la
grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont
considérablement au-dessous de leur niveau actuel; comme il est
indubitable aussi que le luxe, et tout ce qui constitue les
raffinements de la vie, devra disparaître de la société pour
longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance
exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde,
que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le
monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure
sera-t-elle un si grand malheur? Ce qu’elle peut perdre en
élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa
base? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même
temps il y aura infiniment moins d’ignorants. Il n’y aura plus
ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des
millions d’hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront
humainement su la terre; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les
demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en
descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc
plus de place ni pour la divinisation ni pour le mépris. Tous se
donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un
entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la
science que dans la vie.
Loin donc de redouter cette éclipse, d’ailleurs tout
à fait momentanée, de la science, nous l’appelons au contraire de
tous nos vœux, puisqu’elle aura pour effet d’humaniser les
savants et les travailleurs à la fois, de réconcilier la science et
la vie. Et nous sommes convaincus qu’une fois cette base nouvelle
conquise, les progrès de l’humanité, tant dans la science que
dans la vie, dépasseront bien vite tout ce que nous avons vu et tout
ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.
Mais ici se présente une autre question : Tous les
individus sont-ils également capables de s’élever au même degré
d’instruction? Imaginons-nous une société organisée selon le
mode le plus égalitaire et dans laquelle tous les enfants auront dès
leur naissance le même point de départ, tant sous le rapport
politique, qu’économique et social, c’est-à-dire absolument le
même entretien, la même éducation, la même instruction; n’y
aurait-il pas, parmi ces millions de petits individus, des
différences infinies d’énergie, de tendances naturelles,
d’aptitudes?
Voici le grand argument de nos adversaires bourgeois
purs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrésistible.Tâchons
donc de leur prouver le contraire. D’abord, de quel droit se
fondent-ils sur le principe des capacités individuelles? Y a-t-il
place pour le développement de ces capacités dans la société
telle qu’elle est? Peut-il y avoir une place pour leur
développement dans une société qui continuera d’avoir pour base
économique le droit d’héritage? Évidemment non, car, du moment
qu’il y aura héritage, la carrière des enfants ne sera jamais le
résultat de leurs capacités et de leur énergie individuelle; elle
sera avant tout celui de l’état de fortune, de la richesse ou de
la misère de leurs familles. Les héritiers riches, mais sots,
recevront une instruction supérieure; les enfants les plus
intelligents du prolétariat continueront à recevoir en héritage
l’ignorance, tout à fait comme cela se pratique maintenant.
N’est-ce donc pas une hypocrisie que de parler non seulement dans
la présente société, mais même en vue d’une société réformée,
qui continuerait seulement d’avoir pour bases la propriété
individuelle et le droit d’héritage, n’est-ce pas une infâme
tromperie que d’y parler de droits individuels fondés sur des
capacités individuelles?
On parle tant de liberté individuelle aujourd’hui, et
pourtant ce qui domine, c n’est pas du tout l’individu humain,
l’individu pris en général, c’est l’individu privilégié par
sa position sociale, c’est donc la position, c’est la classe.
Qu’un individu intelligent de la bourgeoisie ose seulement s’élever
contre les privilèges économiques de cette classe respectable, et
l’on verra combien ces bons bourgeois, qui n’ont à la bouche à
cette heure que la liberté individuelle, respecteront la sienne! Que
nous parle-t-on de capacités individuelles! Ne voyons-nous pas
chaque jour les plus grandes capacités ouvrières et bourgeoises
forcées de céder le pas et même de courber le front devant la
stupidité des héritiers du veau d’or? La liberté individuelle,
non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus
ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine
égalité. Quand il y aura l’égalité du point de départ pour
tous les hommes sur la terre, alors seulement - en sauvegardant
toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et qui
restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses
sociales : intelligence humaine et biens matériels-alors on pourra
dire, avec bien plus de raison qu’aujourd’hui, que tout individu
est le fils de ses œuvres. D’où nous concluons que, pour que les
capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de
porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges
individuels, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire
toutes les classes, soient abolis.- Il faut la disparition de la
propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le
triomphe économique, politique et social de l’Égalité.
Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie,
n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les
degrés d’énergie des différents individus? Il y en aura, pas
autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura
toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui
probablement ne cessera jamais d’être une vérité : qu’il n’y
a pas sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus
forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes
étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais
cette diversité", loin d’être un mal, est, au
contraire,comme l’a fort bien observé le philosophe allemand
Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité
est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin
de tous; de sorte que cette diversité infinie des individus est la
cause même, la base principale de leur solidarité, un argument
tout-puissant en faveur de l’égalité.
Au fond, même dans la société actuelle, si l’on
excepte deux catégories d’hommes, les hommes de génie et les
idiots, si l’on fait abstraction des différences créées
artificiellement par l’influence de mille causes sociales, telle
qu’éducation, instruction, position économique et politique, qui
diffèrent non seulement dans chaque couche de la société, mais
presque dans chaque famille, on reconnaîtra qu’au
point de vue des capacités intellectuelles et de l’énergie morale, l’immense majorité
des hommes se ressemble beaucoup ou qu’au moins ils se valent, la
faiblesse de chacun sous un rapport étant presque toujours compensée
par une force équivalente sous un autre rapport, de sorte qu’il
devient impossible de dire qu’un homme pris dans cette masse soit
beaucoup au-dessus ou au-dessous de l’autre. L’immense majorité
des hommes ne sont pas identiques, mais équivalents et par
conséquent égaux. Il ne reste donc, pour l’argumentation de nos
adversaires, que les hommes de génie et les idiots.
L’idiotisme est, on le sait, une maladie psychologique
et sociale. Il doit donc être traité, non dans les écoles, mais
dans les hôpitaux, et l’on a droit d’espérer que l’introduction
d’une hygiène sociale plus rationnelle et surtout plus soucieuse
de la santé physique et morale des individus que celle
d’aujourd’hui, et l’organisation égalitaire de la nouvelle
société, finiront par faire complètement disparaître de la
surface de la terre cette maladies humiliante pour l’espèce
humaine. Quant aux hommes de génie, il faut d’abord observer
qu’heureusement ou malheureusement, comme on veut, ils n’ont
jamais apparu dans l’histoire que comme de très rares exceptions à
toutes les règles connues, et on n’organise pas les exceptions.
Espérons toutefois que la société à venir trouvera dans
l’organisation réellement démocratique et populaire de sa force
collective, l moyen de rendre ces grands génies moins nécessaires,
moins écrasants et plus réellement bienfaisants pour tout le monde.
Car il ne faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : «Il y a
quelqu’un qui a plus d’esprit que les plus grands génies, c’est
tout lemonde .» Il ne s’agit donc plus que d’organiser ce tout
le monde par la plus grande liberté fondée sur la plus complète
égalité, économique, politique et sociale, pour qu’il n’y ait
plus rien à craindre des velléités dictatoriales et de l’ambition
despotique des hommes de génie.
Quant à produire des hommes de génie par l’éducation,
il ne faut pas y penser. D’ailleurs, de tous les hommes de génie
connus, aucun ou presque aucun ne s’est manifesté comme tel dans
son enfance, ni dans son adolescence, ni même dans sa première
jeunesse. Ils ne se sont montrés tels que dans la maturité de leur
âge, et plusieurs n’ont été reconnus qu’après leur mort,
tandis que beaucoup de grands hommes manqués, qui avaient été
proclamés pendant leur jeunesse pour des hommes supérieurs, ont fini
leur carrière dans la plus complète nullité. Ce n’est donc
jamais dans l’enfance, ni même dans l’adolescence, qu’on peut
déterminer les supériorités et les infériorités relatives des
hommes, ni le degré de leurs capacités, ni leurs penchants
naturels. Toutes ces choses ne se manifestent et ne se déterminent
que par le développement des individus, et, comme il y a des natures
précoces et d’autre fort lent, quoique nullement inférieures et
même souvent supérieures, il soit évident qu’aucun professeur,
aucun maître d’école ne pourra jamais préciser d’avance la
carrière et le genre d’occupations que les enfants choisiront
lorsqu’ils seront arrivés à l’âge de la liberté.
D’où il résulte que la société, sans aucune
considération pour la différence réelle ou fictive des penchants
et des capacités, et n’ayant aucun moyen de déterminer, ni aucun
droit de fixer la carrière future des enfants, doit à tous, sans
exception, une éducation et une instruction absolument égales.
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