lundi 13 janvier 2020

L'instruction intégrale par Michel Bakounine Partie 2




II.

Nous avons démontré que, tant qu’il y aura deux ou plusieurs degrés d’instruction pour les différentes couches de la société, il y aura nécessairement des classes,c’est-à-dire des privilèges économiques et politiques pour un petit nombre d’heureux, et l’esclavage et la misère pour le grand nombre.
Membres de l’Association internationale des Travailleurs, nous voulons l’Égalité et, parce que nous la voulons, nous devons vouloir aussi l’instruction intégrale, égale pour tout le monde.
Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler? demande-t-on. Notre réponse est simple : tout le monde doit travailler et tout le monde doit être instruit. A ceci on répond fort souvent que ce mélange du travail industriel avec le travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre : les travailleurs feront de mauvais savants et les savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la société actuelle, où le travail manuel aussi bien que le travail de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout artificiel auquel on les a condamnés tous les deux. Mais nous sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit appuyer, élargir et renforcer l’autre; la science du savant deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel,et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant.
D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait plus ni ouvriers ni s avants,mais seulement des hommes.
Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde, cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la classe privilégiée dont ils fonteux-mêmes partie,-que ces hommes, une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi nécessairement les découvertes et les applications de la science à l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement et à l’ennoblissement du travail, cette base, la seule légitime et la seule réelle,de l’humaine société.

Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel; comme il est indubitable aussi que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements de la vie, devra disparaître de la société pour longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde, que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur? Ce qu’elle peut perdre en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura infiniment moins d’ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d’hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront humainement su la terre; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc plus de place ni pour la divinisation ni pour le mépris. Tous se donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la science que dans la vie.
Loin donc de redouter cette éclipse, d’ailleurs tout à fait momentanée, de la science, nous l’appelons au contraire de tous nos vœux, puisqu’elle aura pour effet d’humaniser les savants et les travailleurs à la fois, de réconcilier la science et la vie. Et nous sommes convaincus qu’une fois cette base nouvelle conquise, les progrès de l’humanité, tant dans la science que dans la vie, dépasseront bien vite tout ce que nous avons vu et tout ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.
Mais ici se présente une autre question : Tous les individus sont-ils également capables de s’élever au même degré d’instruction? Imaginons-nous une société organisée selon le mode le plus égalitaire et dans laquelle tous les enfants auront dès leur naissance le même point de départ, tant sous le rapport politique, qu’économique et social, c’est-à-dire absolument le même entretien, la même éducation, la même instruction; n’y aurait-il pas, parmi ces millions de petits individus, des différences infinies d’énergie, de tendances naturelles, d’aptitudes?
Voici le grand argument de nos adversaires bourgeois purs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrésistible.Tâchons donc de leur prouver le contraire. D’abord, de quel droit se fondent-ils sur le principe des capacités individuelles? Y a-t-il place pour le développement de ces capacités dans la société telle qu’elle est? Peut-il y avoir une place pour leur développement dans une société qui continuera d’avoir pour base économique le droit d’héritage? Évidemment non, car, du moment qu’il y aura héritage, la carrière des enfants ne sera jamais le résultat de leurs capacités et de leur énergie individuelle; elle sera avant tout celui de l’état de fortune, de la richesse ou de la misère de leurs familles. Les héritiers riches, mais sots, recevront une instruction supérieure; les enfants les plus intelligents du prolétariat continueront à recevoir en héritage l’ignorance, tout à fait comme cela se pratique maintenant. N’est-ce donc pas une hypocrisie que de parler non seulement dans la présente société, mais même en vue d’une société réformée, qui continuerait seulement d’avoir pour bases la propriété individuelle et le droit d’héritage, n’est-ce pas une infâme tromperie que d’y parler de droits individuels fondés sur des capacités individuelles?
On parle tant de liberté individuelle aujourd’hui, et pourtant ce qui domine, c n’est pas du tout l’individu humain, l’individu pris en général, c’est l’individu privilégié par sa position sociale, c’est donc la position, c’est la classe. Qu’un individu intelligent de la bourgeoisie ose seulement s’élever contre les privilèges économiques de cette classe respectable, et l’on verra combien ces bons bourgeois, qui n’ont à la bouche à cette heure que la liberté individuelle, respecteront la sienne! Que nous parle-t-on de capacités individuelles! Ne voyons-nous pas chaque jour les plus grandes capacités ouvrières et bourgeoises forcées de céder le pas et même de courber le front devant la stupidité des héritiers du veau d’or? La liberté individuelle, non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine égalité. Quand il y aura l’égalité du point de départ pour tous les hommes sur la terre, alors seulement - en sauvegardant toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et qui restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses sociales : intelligence humaine et biens matériels-alors on pourra dire, avec bien plus de raison qu’aujourd’hui, que tout individu est le fils de ses œuvres. D’où nous concluons que, pour que les capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges individuels, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire toutes les classes, soient abolis.- Il faut la disparition de la propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le triomphe économique, politique et social de l’Égalité.
Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie, n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les degrés d’énergie des différents individus? Il y en aura, pas autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui probablement ne cessera jamais d’être une vérité : qu’il n’y a pas sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité", loin d’être un mal, est, au contraire,comme l’a fort bien observé le philosophe allemand Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous; de sorte que cette diversité infinie des individus est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité.
Au fond, même dans la société actuelle, si l’on excepte deux catégories d’hommes, les hommes de génie et les idiots, si l’on fait abstraction des différences créées artificiellement par l’influence de mille causes sociales, telle qu’éducation, instruction, position économique et politique, qui diffèrent non seulement dans chaque couche de la société, mais presque dans chaque famille, on reconnaîtra qu’au point de vue des capacités intellectuelles et de l’énergie morale, l’immense majorité des hommes se ressemble beaucoup ou qu’au moins ils se valent, la faiblesse de chacun sous un rapport étant presque toujours compensée par une force équivalente sous un autre rapport, de sorte qu’il devient impossible de dire qu’un homme pris dans cette masse soit beaucoup au-dessus ou au-dessous de l’autre. L’immense majorité des hommes ne sont pas identiques, mais équivalents et par conséquent égaux. Il ne reste donc, pour l’argumentation de nos adversaires, que les hommes de génie et les idiots.
L’idiotisme est, on le sait, une maladie psychologique et sociale. Il doit donc être traité, non dans les écoles, mais dans les hôpitaux, et l’on a droit d’espérer que l’introduction d’une hygiène sociale plus rationnelle et surtout plus soucieuse de la santé physique et morale des individus que celle d’aujourd’hui, et l’organisation égalitaire de la nouvelle société, finiront par faire complètement disparaître de la surface de la terre cette maladies humiliante pour l’espèce humaine. Quant aux hommes de génie, il faut d’abord observer qu’heureusement ou malheureusement, comme on veut, ils n’ont jamais apparu dans l’histoire que comme de très rares exceptions à toutes les règles connues, et on n’organise pas les exceptions. Espérons toutefois que la société à venir trouvera dans l’organisation réellement démocratique et populaire de sa force collective, l moyen de rendre ces grands génies moins nécessaires, moins écrasants et plus réellement bienfaisants pour tout le monde. Car il ne faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : «Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que les plus grands génies, c’est tout lemonde .» Il ne s’agit donc plus que d’organiser ce tout le monde par la plus grande liberté fondée sur la plus complète égalité, économique, politique et sociale, pour qu’il n’y ait plus rien à craindre des velléités dictatoriales et de l’ambition despotique des hommes de génie.

Quant à produire des hommes de génie par l’éducation, il ne faut pas y penser. D’ailleurs, de tous les hommes de génie connus, aucun ou presque aucun ne s’est manifesté comme tel dans son enfance, ni dans son adolescence, ni même dans sa première jeunesse. Ils ne se sont montrés tels que dans la maturité de leur âge, et plusieurs n’ont été reconnus qu’après leur mort, tandis que beaucoup de grands hommes manqués, qui avaient été proclamés pendant leur jeunesse pour des hommes supérieurs, ont fini leur carrière dans la plus complète nullité. Ce n’est donc jamais dans l’enfance, ni même dans l’adolescence, qu’on peut déterminer les supériorités et les infériorités relatives des hommes, ni le degré de leurs capacités, ni leurs penchants naturels. Toutes ces choses ne se manifestent et ne se déterminent que par le développement des individus, et, comme il y a des natures précoces et d’autre fort lent, quoique nullement inférieures et même souvent supérieures, il soit évident qu’aucun professeur, aucun maître d’école ne pourra jamais préciser d’avance la carrière et le genre d’occupations que les enfants choisiront lorsqu’ils seront arrivés à l’âge de la liberté.
D’où il résulte que la société, sans aucune considération pour la différence réelle ou fictive des penchants et des capacités, et n’ayant aucun moyen de déterminer, ni aucun droit de fixer la carrière future des enfants, doit à tous, sans exception, une éducation et une instruction absolument égales.

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