L'intérêt,
que l'on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant
le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l'insouciante
moisson de joies que préconisa l'hédonisme. « Cueille le moment
qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation
d'avenir », dit ce dernier ; « repousse les plaisirs dangereux,
accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du
lendemain plus que du jour actuel. « Pourquoi assombrir le présent,
puisque, maître de l'instant qui s'écoule, tu ne l'es plus de la
minute qui suivra, reprend l'hédonisme : imite l'oiseau qui chante,
les mois d'été, sans penser au sombre hiver ». Et l'intérêt de
répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à
l'animal stupide ne l'est pas à l'homme intelligent. Malgré son
goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort?
Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la
santé? » De ce désir d'accroître la somme totale de nos joies,
par un judicieux calcul de la raison, naquit l'éthique utilitaire.
Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure
conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s'il écarte les
plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses,
c'est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s'il préfère
les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c'est
qu'ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage,
qu'une tradition séculaire qualifie de dissolu, s'en tenait à la
seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins
artificiels, comme l'amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi
les croyants, qui volontiers l'injurient, combien admettraient
qu'avec un pain d'orge et de l'eau ils puissent atteindre au bonheur
parfait ; c'était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il
attachait un prix incalculable à l'amitié, source de joies saines
et fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains
pour montrer qu'un accord nécessaire relie l'intérêt des individus
à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius,
d'Holbach, Volney placent également la suprême norme de l'activité
humaine dans l'intérêt personnel. Bentham mérite qu'on examine ses
idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit
être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité,
pureté, conséquences, etc.; et l'on traduit en chiffres la valeur
positive ou négative qui correspond à chacun d'eux. Une simple
addition permet ensuite d'apprécier les plaisirs en eux-mêmes,
comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur
ensemble. A la lumière d'un tel calcul, l'ivrognerie apparaît
désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus
sur l'étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du
bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s'en
trouve mieux. Aussi veut-il que l'éducateur revienne souvent sur
l'identité de l'intérêt individuel et de l'intérêt collectif ;
dans l'espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes
altruistes. Stuart Mill introduit une autre distinction entre les
plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de
l'esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être
mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures
infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus
fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme
malheureux qu'un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu'un
imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments
désintéressés, Stuart Mill l'explique par la loi, si importante
dans son système de l'association des idées. De bonne heure
l'enfant s'aperçoit qu'il doit tenir compte de ses semblables ;
adulte il comprendra mieux encore qu'il a besoin d'autrui. Pour
s'éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se
montrera donc agréable avec ceux qui l'entourent ; puis il oubliera
les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée.
Ainsi l'avare, en amassant de l'or, songe d'abord aux biens qu'il
procure, avant de l'aimer pour lui-même. Spencer, à qui n'échappe
pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l'altruisme
une acquisition non de l'individu mais de l'espèce ; acquisition que
fortifie, de plus en plus, l'adaptation au milieu et que transmet
l'hérédité. Au début de l'humanité régnait l'égoïsme pur,
chacun ne songeait qu'à soi-même, indifférent au bonheur d'autrui.
Mais les exigences de la vie en société, les répercussions
fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns,
la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent
les individus à s'occuper de leurs semblables. Des habitudes,
transmises héréditairement, ont surgi dans l'espèce : habitudes
qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu'elles supposent une
indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne
sont pas encore complètement désintéressées puisqu'elles ne vont
pas jusqu'à l'oubli de soi. D'où une époque égo-altruiste, la
nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l'égoïsme éliminé
laissera maitre le seul altruisme : ce sera l'âge d'or sur notre
planète. Selon Spencer, l'égoïste, mal adapté à la vie sociale,
doit en effet disparaître en vertu des lois générales de
l'évolution. Ainsi s'achèverait l'identification entre l'intérêt
des individus et celui des collectivités. Malheureusement ce qui
s'avère certain, dans nos sociétés, ce n'est pas l'accord de
l'intérêt général avec l'intérêt particulier, mais leur
opposition. Ce qu'on dénomme intérêt général n'est que l'intérêt
des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe
parasite qu'on appelle, en style académique, l'élite dirigeante.
Contre lui le travailleur, l'homme libre, ne s'élèveront jamais
avec trop d'énergie ; affublé d'oripeaux religieux, nationalistes,
voire républicains, il sert de prétexte à l'exploitation du bétail
humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme
et domination seraient choses inconnues, l'accord existerait entre le
bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont
des besoins communs et l'identité d'origine comme de destinée
finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l'heure
actuelle l'intérêt général se ramène, pour l'exploité, à la
solidarité qui l'unit à ses compagnons de malheur. Des
insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les
éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière
d'incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent
âprement s'en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits
dans l'amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l'enfer
pousse seule en réalité. Ils colorent d'apparences désintéressées
un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus
sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité
de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut
s'en satisfaire! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant
au curé! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs
principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre
leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients
mordent à l'appât. S'il n'apparaît sous l'aspect du bonheur, le
bien laisse l'homme indifférent ; preuve du rôle joué par l'utile,
même quand on prétend s'en passer. Remarquons, par ailleurs, que
l'intérêt devient une source d'erreurs innombrables, lorsqu'il
s'agit de découvrir la vérité. On sait combien l'individu
s'illusionne d'ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités
dans sa propre personne, alors qu'il observe surtout les défauts
chez le voisin. Même aveuglément dans l'amour, sorte de
métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les
défauts se transforment en vertus, les vices en qualités.
L'affection partie, force sera de reconnaître que la prude était
acariâtre, que le bon garçon manquait d'énergie. Si la
bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises
aujourd'hui, c'est qu'elle compte sur le prêtre pour défendre ses
coffres-forts. Si les membres de l'Institut et les professeurs de
Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c'est pour
ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons
mondains. Et la croyance à l'au-delà vient, pour une large part, du
désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les
personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun
l'admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d'être,
les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas
sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances,
l'immortalité concrétise l'instinct de conservation. En politique,
même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ;
avant le vote on promet des miracles à l'électeur médusé, après,
mille excuses permettent d'expliquer pourquoi l'on n'a rien pu faire.
Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à
compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des
mensonges de l'intérêt, comme des illusions de l'amour-propre ; si
pénible que puisse être la vérité à l'égard de lui-même, il
l'accueille toujours en amie.
- L.
BARBEDETTE.
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