dimanche 19 janvier 2020

INTERET encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure




L'intérêt, que l'on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l'insouciante moisson de joies que préconisa l'hédonisme. « Cueille le moment qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation d'avenir », dit ce dernier ; « repousse les plaisirs dangereux, accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du lendemain plus que du jour actuel. « Pourquoi assombrir le présent, puisque, maître de l'instant qui s'écoule, tu ne l'es plus de la minute qui suivra, reprend l'hédonisme : imite l'oiseau qui chante, les mois d'été, sans penser au sombre hiver ». Et l'intérêt de répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à l'animal stupide ne l'est pas à l'homme intelligent. Malgré son goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort? Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la santé? » De ce désir d'accroître la somme totale de nos joies, par un judicieux calcul de la raison, naquit l'éthique utilitaire. Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s'il écarte les plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses, c'est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s'il préfère les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c'est qu'ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage, qu'une tradition séculaire qualifie de dissolu, s'en tenait à la seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins artificiels, comme l'amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi les croyants, qui volontiers l'injurient, combien admettraient qu'avec un pain d'orge et de l'eau ils puissent atteindre au bonheur parfait ; c'était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il attachait un prix incalculable à l'amitié, source de joies saines et fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains pour montrer qu'un accord nécessaire relie l'intérêt des individus à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius, d'Holbach, Volney placent également la suprême norme de l'activité humaine dans l'intérêt personnel. Bentham mérite qu'on examine ses idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité, pureté, conséquences, etc.; et l'on traduit en chiffres la valeur positive ou négative qui correspond à chacun d'eux. Une simple addition permet ensuite d'apprécier les plaisirs en eux-mêmes, comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur ensemble. A la lumière d'un tel calcul, l'ivrognerie apparaît désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus sur l'étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s'en trouve mieux. Aussi veut-il que l'éducateur revienne souvent sur l'identité de l'intérêt individuel et de l'intérêt collectif ; dans l'espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes altruistes. Stuart Mill introduit une autre distinction entre les plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de l'esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme malheureux qu'un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu'un imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments désintéressés, Stuart Mill l'explique par la loi, si importante dans son système de l'association des idées. De bonne heure l'enfant s'aperçoit qu'il doit tenir compte de ses semblables ; adulte il comprendra mieux encore qu'il a besoin d'autrui. Pour s'éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se montrera donc agréable avec ceux qui l'entourent ; puis il oubliera les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée. Ainsi l'avare, en amassant de l'or, songe d'abord aux biens qu'il procure, avant de l'aimer pour lui-même. Spencer, à qui n'échappe pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l'altruisme une acquisition non de l'individu mais de l'espèce ; acquisition que fortifie, de plus en plus, l'adaptation au milieu et que transmet l'hérédité. Au début de l'humanité régnait l'égoïsme pur, chacun ne songeait qu'à soi-même, indifférent au bonheur d'autrui. Mais les exigences de la vie en société, les répercussions fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns, la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent les individus à s'occuper de leurs semblables. Des habitudes, transmises héréditairement, ont surgi dans l'espèce : habitudes qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu'elles supposent une indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne sont pas encore complètement désintéressées puisqu'elles ne vont pas jusqu'à l'oubli de soi. D'où une époque égo-altruiste, la nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l'égoïsme éliminé laissera maitre le seul altruisme : ce sera l'âge d'or sur notre planète. Selon Spencer, l'égoïste, mal adapté à la vie sociale, doit en effet disparaître en vertu des lois générales de l'évolution. Ainsi s'achèverait l'identification entre l'intérêt des individus et celui des collectivités. Malheureusement ce qui s'avère certain, dans nos sociétés, ce n'est pas l'accord de l'intérêt général avec l'intérêt particulier, mais leur opposition. Ce qu'on dénomme intérêt général n'est que l'intérêt des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe parasite qu'on appelle, en style académique, l'élite dirigeante. Contre lui le travailleur, l'homme libre, ne s'élèveront jamais avec trop d'énergie ; affublé d'oripeaux religieux, nationalistes, voire républicains, il sert de prétexte à l'exploitation du bétail humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme et domination seraient choses inconnues, l'accord existerait entre le bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont des besoins communs et l'identité d'origine comme de destinée finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l'heure actuelle l'intérêt général se ramène, pour l'exploité, à la solidarité qui l'unit à ses compagnons de malheur. Des insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière d'incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent âprement s'en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits dans l'amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l'enfer pousse seule en réalité. Ils colorent d'apparences désintéressées un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut s'en satisfaire! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant au curé! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients mordent à l'appât. S'il n'apparaît sous l'aspect du bonheur, le bien laisse l'homme indifférent ; preuve du rôle joué par l'utile, même quand on prétend s'en passer. Remarquons, par ailleurs, que l'intérêt devient une source d'erreurs innombrables, lorsqu'il s'agit de découvrir la vérité. On sait combien l'individu s'illusionne d'ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités dans sa propre personne, alors qu'il observe surtout les défauts chez le voisin. Même aveuglément dans l'amour, sorte de métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les défauts se transforment en vertus, les vices en qualités. L'affection partie, force sera de reconnaître que la prude était acariâtre, que le bon garçon manquait d'énergie. Si la bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises aujourd'hui, c'est qu'elle compte sur le prêtre pour défendre ses coffres-forts. Si les membres de l'Institut et les professeurs de Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c'est pour ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons mondains. Et la croyance à l'au-delà vient, pour une large part, du désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun l'admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d'être, les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances, l'immortalité concrétise l'instinct de conservation. En politique, même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ; avant le vote on promet des miracles à l'électeur médusé, après, mille excuses permettent d'expliquer pourquoi l'on n'a rien pu faire. Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des mensonges de l'intérêt, comme des illusions de l'amour-propre ; si pénible que puisse être la vérité à l'égard de lui-même, il l'accueille toujours en amie.
- L. BARBEDETTE.

Aucun commentaire: