LA
REVOLUTION ECLATE
Quand
en automne 1918 s'écroula le front allemand, les soldats désertèrent
par milliers; mais les officier de la "otte voulant livrer une
dernière bataille aux Anglais, les marins allemands crurent, à tort
ou à raison, que tous ils trouveraient la mort dans une telle
entreprise, et sur l'un des navires de combat ils refusèrent de
servir. Le premier pas étant ainsi fait, les marins ne pouvaient
plus rebrousser chemin et ils étaient obligés de généraliser leur
lutte, pour éviter que le vaisseau en mutinerie ne fut coulé. Ils
hissèrent donc le drapeau rouge, ce qui amena une insurrection sur
les autres vaisseaux.
Le
geste libérateur était accompli. Les événements se déterminaient
rigoureusement l'un l'autre. Les marins ne pouvant rester isolés à
bord, débarquèrent et marchèrent sur Hambourg. Comment
seraient-ils accueillis par l'armée?
Celle-ci
ne fit aucune résistance et les travailleurs de Hambourg les
accueillirent avec enthousiasme. Par centaines de milliers soldats et
ouvriers se solidarisaient avec les marins. Ceci devenait un point de
départ possible pour une révolution allemande.
L'extraordinaire
est que les ouvriers des centres industriels et les soldats
étendirent un vaste réseau de Conseils Ouvriers et de Soldats sur
toute l'Allemagne, bien que cette forme d'organisation leur fut
jusque là inconnue. Ils étaient privés par la censure militaire
des expériences de la Révolution Russe ; et aucun parti, aucune
organisation n'avait jamais propagé cette nouvelle forme de lutte.
PRECURSEURS
DES CONSEILS
Les
Conseils Ouvriers avaient eu pourtant leurs antécédents. Déjà
pendant la guerre cette manière spontanée de lutter était en germe
dans les usines. Comme on le sait existent dans les syndicats
allemands des «hommes de confiance» chargés de menues fonctions,
et assurant un lien entre les syndiqués et leur direction. Les
«hommes de confiance» faisaient connaître à la direction des
Syndicats les divers griefs des ouvriers. Ces griefs, durant la
guerre, étaient nombreux (les principaux portaient sur
l'intensification du travail et l’augmentation des prix). Mais
comme les Syndicats avaient fait front unique avec le gouvernement
impérial pour gagner la guerre, les «hommes de confiance»
frappaient à la mauvaise porte. Un ouvrier «fâcheux» ne tardait
jamais à être appelé aux armées, et vis-à-vis de la direction
syndicale, il apparut vite meilleur de n'avoir aucun grief.
Les
«hommes de confiance» cessèrent de conseiller la direction de
leurs Syndicats, mais délibérèrent secrètement dans les usines et
devinrent ce qu'on peut considérer comme des pôles d'attraction
pour les aspirations de tous les travailleurs. En 1917, brusquement,
un flot de grèves sauvages déferla sur le pays. En apparence, ces
mouvements «spontanés» n'étaient virtuellement pas organisés :
mais ils étaient précédés de discussions et d'accords communs
entre usines, au cours desquelles les «hommes de confiance» avaient
servi de lien.
Dans
de tels mouvements les conceptions particulières des ouvriers,
social-démocrate, anarchiste, libérale, religieuse, etc... devaient
s'effacer devant la nécessité du moment. La masse en tant que
classe était obligée d'agir sous sa propre direction, sur la base
organisationnelle de l'usine, rejetant toutes les organisations de
différentes «couleurs».
Dans
les centres industriels importants les Conseils Ouvriers prenaient le
pouvoir à Berlin, à Hambourg, dans la Rhur et le centre de
l'Allemagne, en Saxe. Quel usage ont-ils fait de ce pouvoir ?
FACILITE
DE LA VICTOIRE
Les
résultats étaient pauvres. Les masses n'avaient pas une conscience
suffisante des relations sociales. La cause de cette carence était à
chercher dans la facilité avec laquelle se formèrent les Conseils
Ouvriers. L'ancien régime n'était pas supprimé par une lutte
sévère, mais l'appareil de l'État avait perdu toute autorité et
s'écroulait de lui-même faute d'appui. La victoire était trop
facile, ce n'était virtuellement pas une victoire, mais plutôt la
situation faite au mouvement par le manque de résistance adverse La
paix, voeu de toute la population, suivait immédiatement la
«révolution». Importante différence d'avec la Révolution Russe
de 1917. En Russie, la 1ère Révolution, en mars, balayait le régime
tzariste, mais la guerre continuait et le gouvernement Kérensky ne
voulait pas d'une paix séparée.
La
question restait brûlante dans son indécision ; la révolution
trouvait souvent dans ces obstacles des condition déterminantes pour
son développement. Tandis qu'avec 1'effondrement de l'empire
allemand l'aspiration première de la population, c'est à dire la
paix, était comblée. L'Allemagne, transformée en République,
serait rebatie sur des assises
nouvelles.
Lesquelles?
Avant
la guerre, il n'était pas question de divergence sur ce point parmi
les travailleurs. La politique ouvrière, en pratique comme en
théorie, était faîte par le parti social-démocrate et les
syndicats, reconnus et approuvés par la majorité des travailleurs.
Pour les tenants de ce mouvement socialiste, épanoui dans la lutte
pour la démocratie parlementaire et les réformes sociales, l'Etat
démocratique bourgeois devait être le levier du Socialisme. Il
suffisait, pour
les
ouvriers, d'assurer une majorité socialiste dans le Parlement, et
les ministres socialistes prendraient soin de nationaliser la vie
économique pas à pas, pour réaliser ainsi le Socialisme.
Il
y avait aussi, à la vérité, un courant révolutionnaire, dont par
exemple K.Liebknecht et R.Luxemburg étaient des représentants
connus, mais qui ne développèrent jamais des conceptions propres
destinées à combattre l'idée d'un Socialisme d'État. On comprend
par là qu'ils n'aient plus été qu'une «opposition» au sein de la
social-démocratie même.
NOUVELLES
CONCEPTIONS
Pourtant
de nouvelles conceptions virent le jour pendant les grands mouvements
de masses de 1918-1923. Elles n'étaient pas le fait d'une
«avant-garde», mais bien celui des masses elles-mêmes. Sur le
terrain pratique, l'activité indépendante des ouvriers et des
soldats avait reçu sa forme organisationnelle : ces nouveaux organes
agissaient dans un sens de classe. Et parce qu'il y a une liaison
étroite entre les formes de la lutte de classe et les conceptions de
l'avenir, il va sans dire que çà et là les vieilles conceptions
commençaient de s'ébranler. De même que les ouvriers dirigeaient
leur propre lutte, dans l'appareil du Parti ou du Syndicat, de même
en ce qui concerne la vie sociale, l'idée prenait corps selon
laquelle les masses devaient y exercer une influence directe par le
moyen des Conseils. Cela devait être une "dictature du
prolétariat" exécutée non par un parti mais par l'unité de
toute la population travailleuse. Il est certain qu'une telle
organisation sociale ne devait pas être démocratique dans le sens
bourgeois du mot, puisque la partie de la population qui ne
participait pas de la nouvelle organisation de la vie sociale
n'aurait pas voix dans les discussions ni dans les décisions.
Nous
disions que les vieilles conceptions commençaient à s'ébranler.
Mais il devint vite évident que les traditions parlementaires et
syndicales étaient trop enracinées dans les masses pour être
extirpées à bref délai. La bourgeoisie, le parti social-démocrate
et les syndicats appelèrent très habilement à ces traditions pour
faire du tort à la nouvelle conception d'organisation indépendante.
Le parti social-démocrate, en particulier, se félicitait en paroles
de cette nouvelle façon que les masses avaient eue de s'imposer dans
la vie sociale. Il allait jusqu'à exiger que cette forme de pouvoir
directe soit approuvée et conservée par une loi qui serait votée à
bref délai dans un nouveau parlement. Mais en même temps qu'il leur
témoignait de «l'amour», l'ancien mouvement ouvrier reprochait aux
Conseils un manque total des usages démocratiques, tout en les
excusant partiellement par leur formation spontanée. C'est à dire
qu'il leur reprochait le fait que les organisations de l'ancien
mouvement ouvrier comme telles n'y étaient pas représentées. Ces
organisations considéraient comme une exigence de la démocratie
ouvrière que tous les courants du mouvement ouvrier eussent leurs
députés dans les Conseils proportionnellement à leur importance
respective.
LE
PIEGE TENDU
La
majorité des travailleurs était incapable de réfuter cet argument.
Dans ces conditions les Conseils se composaient de représentants du
parti social-démocrate, des syndicats, des social-démocrates de
gauche, des communistes, des coopératives de consommation ainsi que
des délégués d'usines. Il est évident que de tels Conseils
n'étaient plus les organes des équipes d'usines réunies, mais une
formation issue de l'ancien mouvement ouvrier oeuvrant à la
réinstauration du capitalisme sur la base du Capitalisme d'État
démocratique.
C'était
la ruine de la force ouvrière. Les dirigeants des Conseils ne
recevaient plus leurs directives de la masse, mais de leurs
différentes organisations. Ils adjuraient les travailleurs d'assurer
«l'ordre», et proclamaient que «dans le désordre pas de
socialisme». Dans de telles conditions, les Conseils perdirent
rapidement toute signi#cation réelle pour la classe ouvrière, les
institutions législatives bourgeoises fonctionnèrent en se passant
de l'avis des Conseils : là était précisément le but de l’ancien
mouvement ouvrier.
Malgré
cette «révolution échouée», on ne peut dire que la victoire des
pouvoirs conservateurs ait été simple. Cette nouvelle orientation
des esprits était tout de même assez accusée pour que des
centaines de milliers d'ouvriers luttent avec acharnement a#n de
garder aux Conseils leur caractère de nouvelles unités de classe.
Il fallut cinq ans de gros efforts, et le massacre de 35.000 ouvriers
révolutionnaires, pour que le mouvement des Conseils fut
définitivement battu par le front unique de la bourgeoisie, l'ancien
mouvement ouvrier et les gardes blanches des hoberaux prussiens.
COURANTS
POLITIQUES
Dans
cette mêlée se heurtaient en général du côté ouvrier 4 courants
politiques:
1-
Les Sociaux-Démocrates voulaient nationaliser les grandes industries
pas à pas et par voies parlementaires. Et tendaient à ne conserver
que les syndicats comme intermédiaires entre les travailleurs et le
capital d'État.
2-
Le courant Communiste, s'inspirant plus ou moins de l'exemple russe
exigeait une expropriation directe des capitaux par les masses. Il
était selon lui du devoir des ouvriers révolutionnaires de
«conquérir» les syndicats et les rendre révolutionnaires.
3-
Le courant Anarcho-Syndicaliste s'opposait à la conquête du pouvoir
politique et tout État. Élargissement des syndicats, jusqu'à telle
ampleur qu'ils soient capables de reprendre à leur compte la vie
économique : tel était l'essentiel de leur pensée. En 1920, le
syndicaliste révolutionnaire connu R.Rocker écrivait dans sa
Déclaration des principes du Syndicalisme-révolutionnaireque les
syndicats ne sont pas à considérer comme des produits passagers du
capitalisme, mais comme les germes d'une organisation socialiste
ultérieure. Il sembla d'abord, en 1919, que la chance de ce
mouvement fut venue. Dès l'écroulement de l'Empire, des masses
révolutionnaires affluaient dans ces syndicats. Pour l'année 1920,
on comptait 200 à 300 000 adhérents.
4-
Toutefois, les syndicalistes-révolutionnaires virent avec étonnement
le mouvement syndical tomber en décomposition en 1920. Des masses
d'adhérents quittaient les syndicats pour une autre forme
d'organisation, mieux adaptée aux conditions de lutte:
l'organisation révolutionnaire d'usine.
Chaque
usine avait sa propre organisation, agissant indépendamment des
autres et qui même tout d'abord n'était pas reliée aux autres.
Chaque usine faisait figure de «République indépendante» repliée
sur elle-même. Bien que des organismes d'usines fussent une
acquisition du mouvement de masses, il faut tout de même remarquer
qu'ils n'étaient que le fruit d'une révolution échouée ou au
moins une révolution stagnante. Il s'avéra vite impossible aux
ouvriers de conquérir le pouvoir économique et politique par le
moyen des Conseils, et qu'il y aurait tout d'abord à soutenir une
lutte difficile contre les forces qui s'opposaient aux Conseils.
Ainsi les ouvriers révolutionnaires commençaient à rassembler
leurs forces dans toutes les usines pour maintenir un pouvoir direct
sur la vie sociale. Par leur propagande, ils éveillaient les
ouvriers, les persuadaient de quitter les syndicats et d'adhérer à
l'organisation révolutionnaire d'usine, pour diriger eux-mêmes leur
propre lutte, et conquérir le pouvoir économique et politique sur
toute la société.
En
apparence la classe ouvrière faisait un grand pas en arrière sur le
terrain du pouvoir organisé. Tandis qu'auparavant le pouvoir des
ouvriers était concentré dans quelques puissantes organisations
centrales, maintenant il se désagrégeait en centaines de petites
organisations, groupant quelques centaines ou quelques milliers
d'adhérents, selon l'importance de l'usine. Mais en réalité il
apparaissait que cette forme était la seule où put se déployer un
véritable pouvoir ouvrier, de sorte que ces organisations étaient
la terreur de la bourgeoisie, de la social-démocratie et des
syndicats.
CONSOLIDATION
DES ORGANISATIONS D'USINE
Cependant
cette séparation de toutes ces organisations d'usine n'était pas
une question de principe; ces organisations étaient nées isolément.
On tenta de les rassembler dans une organisation générale a#n
d'opposer un front serré à la bourgeoisie et à ses acolytes.
L'initiative partit de Hambourg, et en avril 1920, le premier
rassemblement pour toute l'Allemagne eut lieu secrètement à
Hanovre. Il y avait des délégués de Hambourg, Brême, Bremerhafen,
Hanovre, Berlin, l'Allemagne centrale, la Silésie et la Rhur.
Malheureusement, la police de la «République la plus démocratique
du monde» "airait ce Congrès et le dispersa. Elle venait tout
de même trop tard, car l'organisation générale était déjà
fondée, et les plus importants de ses principes provisoires
concernant l'organisation, l'action et la politique, étaient
arrêtés.
Cette
union se nommait A.A.U.D. (Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands) ou
Union Générale des Travailleurs d'Allemagne. Les principes
prévoyaient la lutte contre les syndicats et les Conseils d'usine
légaux et le refus du parlementarisme. L'indépendance et la
mobilité de chacune des organisations participantes étaient
assurées au maximum.
Dès
ce moment, il apparut impossible de rassembler toutes les
organisations d'usine existantes. Certaines préféraient
l'isolement, d’autres se liaient aux syndicats révolutionnaires et
d'autres à l'internationale Syndicale Rouge (Moscou). Au total la
nouvelle forme d'organisation comptait environ un demi-million
d'adhérents. Tout d'abord l'A.A.U.D. Ne rassembla que 80 000
travailleurs (avril 1920). Sa croissance fut rapide, et à la #n de
1920 ce nombre passa à 300.000.
Mais
dès décembre 1920, des divergences politiques provoquèrent une
grande scission au sein de l'organisation et la moitié des adhérents
la quittait pour former une autre organisation l'A.A.U.D.E. ( Nous
reviendrons sur ces divergences dans la suite de notre exposé).
Après cette rupture l’A.A.U.D. ne compta plus que 200 000
adhérents au moment de son 4ème Congrès de juin 21.
LE
PARTI COMMUNISTE ALLEMAND (K.P.D.).
Avant
d'examiner les diverses scissions dans le mouvement des organisations
d' usines, il est nécessaire de parler du nouveau Parti Communiste
(K.P.D.) fondé en novembre 18. C'est à dire sitôt après
l'effondrement de l’Empire. Pendant la guerre, le parti
social-démocrate resta #dèle à la bourgeoisie allemande, à
l'exception de quelques uns de ses membres, comme Luxemburg et
Liebknecht. Ces derniers s'opposaient à la guerre et faisaient
propagande pour une insurrection socialiste contre les massacreurs.
Naturellement il s'agissait d'une opposition illégale, animant
quelques groupes, dont le «Spartacusbund», les «Internationalistes»
de Dresden et les «Radicaux de Gauche» de Hambourg, pour citer les
plus connus. Ces groupes, de l'école social-démocrate, s'unifièrent
en novembre 1918 en K.P.D. s'orientant sur la Révolution Russe. Ce
parti devint immédiatement lieu de rassemblement pour nombre
d'ouvriers révolutionnaires, qui exigeaient «Tout le pouvoir pour
les Conseils Ouvriers».
Il
est important de remarquer que les fondateurs du K.P.D., vieux
militants de l'école social-démocrate, constituaient par «droit de
naissance» les cadres du parti. Mais les masses d'ouvriers qui y
affluèrent, et que préoccupaient en pratique de nouvelles formes de
lutte, se laissèrent influencer par mainte perception désuète. Car
le nom d'«organisation d'usine» n'est qu'un mot, et peut se
prononcer sans ré"exion. De plus ce mot est trompeur, dans la
mesure ou il incline à penser qu'il ne s'agit que d'un problème
uniquement organisationnel. En réalité, il s'agit d''un ensemble
tout différent de conceptions sociales.
Le
mot «organisation d'usine» renferme une révolution dans les
conceptions de :
1)
l'unité de la classe ouvrière
2)
la tactique de lutte
3)
la relation des masses et sa direction
4)
la dictature du prolétariat
5)
la relation de l'État et de la Société
6)
le communisme en tant que système économico-politique.
Face
à ces problèmes, les ouvriers en lutte sentaient le besoin de
nombreux renouvellements idéologiques. En effet ces problèmes se
posaient conséquemment à leur lutte pratique, la nécessité se
faisant jour d'un renouvellement du prolétariat d'usine,
renouvellement dont l'idée sembla suspecte aux vieux militants des
cadres syndicalistes et parlementaristes grisonnants. Il va sans
dire, d'ailleurs, que ces renouvellements n'apparurent pas subitement
comme objectifs d'un système déjà achevé, ces idées naissantes
côtoyaient ou se mêlaient à des acquis du vieux monde idéologique.
Ainsi les travailleurs du K.P.D. ne s'opposaient pas de façon
massive et déterminée aux «internationalistes» de la direction,
mais ils étaient faibles et divisés sur bien des questions.
LE
PARLEMENTARISME
Dès
la fondation du K.P.D, l'ensemble des conceptions que nous comprenons
sous l'expression d'«organisation d'usine» y devint le sujet de
discorde.
Le
gouvernement provisoire, dirigé par le social-démocrate Ebert avait
annoncé des élections pour une Constituante. Le jeune K.P.D.
devait-il participer à ces élections en les combattant? Cette
question provoqua des heurts violents. La grande majorité des
ouvriers exigeaient qu'on se dresse contre les élections, au
contraire de la direction du Parti, Luxemburg et Liebknecht compris,
qui avait décidé d'y participer. Les discussions virent la défaite
de la direction. Il faut dire qu'à l'époque le KPD était un parti
antiparlementaire. Cet antiparlementarisme s'appuyait sur une
conviction, que la Constituante n'avait d’autre sens que de
consolider, en lui donnant une assise «légale», le pouvoir de la
bourgeoisie. Mais la situation donnait à réfléchir : Conseils
d'usine et Conseils d'Ouvriers généraux surgissaient de toutes
parts dans les régions industrielles, et l'élément prolétarien du
K.P.D. tenait à montrer la différence de la démocratie
parlementaire et la démocratie ouvrière par le mot d'ordre «Tout
le pouvoir aux Conseils Ouvriers».
Mais
la direction du KPD voyait dans cet antiparlementarisme non un
renouvellement, mais une régression vers les conceptions
syndicalistes et anarchistes telles qu'elles se firent jour au début
du capitalisme industriel. En réalité l'antiparlementarisme du
nouveau courant n'avait rien à faire avec le
«syndicalisme-révolutionnaire» et l'«anarchisme» et représentait
même virtuellement sa contradiction. Tandis que
l'anti-parlementarisme des libertaires s'appuyait sur le refus du
pouvoir politique, et en particulier de la dictature du prolétariat,
le nouveau courant considérait l'antiparlementarisme comme une
condition nécessaire à la prise du pouvoir politique dans la
société. Comme tel il s'agissait d'un anti-parlementarisme
«marxiste».
LES
SYNDICATS
La
direction du KPD naturellement, avait aussi, quant au problème des
syndicats, une façon de voir différente de celle du courant
«organisation d'usine», et cela donna lieu à des discussions, peu
de temps après. Nous savons que les propagandistes des Conseils
mettaient en avant le mot d'ordre «Quittez les syndicats — Adhérez
aux Organisations d'usine — Formez des Conseils Ouvriers».
Mais
la direction du KPD proclamait «Adhérez aux syndicats». Elle ne
croyait pas, il est vrai, «conquérir» les Centrales des syndicats,
mais elle croyait possible de «conquérir» la direction dans
quelques branches locales. Cette tactique ayant abouti, ces branches
devaient alors se détacher de la Centrale des Syndicats, et se
réunir en Centrale Syndicale Révolutionnaire.
Là
encore la direction du KPD essuya une défaite. La plupart des
membres se retirèrent hostiles cette tactique syndicale qui était
en contradiction avec le mot d'ordre «Tout le pouvoir aux Conseils
Ouvriers !»
LE
CONGRES DE HEIDELBERG
Mais
la direction, soutenue par la Russie, avait décidé de maintenir ses
conceptions, fût-ce au prix de l'exclusion de la plupart des
adhérents.
Cette
opération se fit en 1919 au congrès de Heidelberg, de malheureuse
et suspecte mémoire. Cet exposé n'a guère de raisons pour retracer
les machinations organisationnelles qui rendirent possible
«démocratiquement» l'exclusion de 50% des adhérents. Du point de
vue des roublards politiques, ce fut sans doute un travail
intelligent : pour nous, cette procédure a été la plus basse
manœuvre du vieux parti social-démocrate allemand. Seul le résultat
nous intéresse: ce fut l'exclusion des révolutionnaires qui permit
au KPD de mener sa politique réformiste russe, parlementariste et
syndicale, et par la suite, de s’unir avec les social-démocrates
de gauche, les soi-disants «Indépendants».
LE
K.A.P.D.
Quelque
temps après, les exclus formèrent un nouveau parti nommé KAPD
(Kommunistiche Arbeiter Partei Deutschlands avec comme mots d'ordre :
«Quittez les syndicats — Tout le pouvoir aux Conseils». Et il
était en relation étroite avec l'A.A.U.D. Dans les mouvements de
masses qui eurent lieu les années suivantes le K.A.P.D. fut une
force qui compta. On redoutait autant sa volonté et sa pratique
d'actions directes et violentes que sa critique des partis et des
syndicats et de la politique étrangère russe. Le journal du
K.A.P.D. appartenait à la meilleure littérature marxiste à cette
époque de décadence du mouvement ouvrier marxiste, et ceci bien
qu'il s'embarrassât de vieilles traditions.
LE
K.A.P.D. ET LA DISCORDE AU SEIN DE l'A.A.U.D.
Quittons
maintenant les partis et revenons au mouvement des «organisations
d'usine». Ce jeune mouvement indiquait que d'importants changements
idéologiques s'étaient produits dans la conscience du monde
ouvrier. Mais ces transformations avaient eu des résultats variés,
et différents courants de pensée apparaissaient distinctement au
sein de l'A.A.U.D. Tout le monde s'accordait sur les points suivants
:
1)
la nouvelle organisation devait croître jusqu'à compter quelques
millions d'adhérents.
2)
la structure devait être conçue de façon à éviter l'apparition
possible d'une nouvelle «clique de dirigeants».
- Cette organisation (AAUD) devait réaliser la dictature du prolétariat.
Mais
deux points provoquaient des antinomies insurmontables :
1)
la nécessité d'un parti politique aux cotés de l'AAUD
2)
la gestion de la vie économique et sociale.
Au
début, l'AAUD. n'ayant aucun rapport avec le K.P.D., ces divergences
n'avaient pas de portée pratique. Mais dès la fondation du KAPD, le
problème devint urgent.
L'AAUD.
coopéra très étroitement avec le KAPD., et ceci contre la volonté
de la moitié de ses adhérents. Les adversaires du KAPD. dénoncèrent
la formation d'«une nouvelle clique de dirigeants» et en décembre
1920, ils quittèrent l'AAUD. pour constituer une organisation
indépendante de tout parti politique, l'AAUDE
(Einheîte-organisation: organisation unitaire) ce qui signi#ait
qu'on était contre la séparation d'une partie du prolétariat dans
une organisation spéciale, dans un parti politique.
On
peut mesurer l'envergure de la nouvelle organisation au nombre de ses
adhérents, et à ses publications. Elle comptait 212 000 membres en
1922, et se déclarait déjà capable de gérer 6% des usines. Elle
publiait alors: Die Einheitsfrontà Berlin, Der Weltkampfen Saxe, Der
Unionistà Hambourg, Die Revolutionten Saxe orientale, Die Aktionà
Berlin.
DieAktion,important
hebdomadaire dirigé par M.Pfemfert, défendait les points de vue de
l'AAUDE., bien qu'étant indépendant de l'organisation.
LES
ARGUMENTS
Quels
étaient les arguments des deux courants en présence? Ceux de l'AAUD
sont mis bien en évidence dans trois brochures de H. Gorter:
Organisation des Klassenkamps, Lettre ouverte au camarade Lénine,
Allgemeine Arbeiter Union.
Dans
la Lettre Ouverteil déclare: «Parce que la Révolution s'avère
difficile dans l'Europe de l'ouest, et par conséquent très lente,
une longue période de transition se prépare, dans laquelle les
syndicats n'auront plus d'utilité et les Conseils n'existeront pas
encore. Durant cette période de transition, il y aura lieu de lutter
contre les syndicats, de les changer, de les remplacer par de
meilleures organisations. Ne craignez rien nous avons tout le temps
voulu». «Une fois de plus, cela n'arrivera pas parce que nous
autres de la gauche le voulons, mais parce que la Révolution exige
cette nouvelle organisation. Sans elle la Révolution ne peut
triompher» Et dans Organisation des Klassenkampsnous lisons ceci:
«Une organisation groupant des millions et des millions de
communistes conscients est nécessaire. Sans elle, nous ne pourrons
vaincre.»
Donc
cette organisation destinée compter «des millions et des millions»
de membres devait se construire tout en luttant. Et une fois parvenue
à embrasser la plus grande partie des ouvriers, elle serait l'organe
de la dictature du prolétariat. Cette dictature soutenue par une
telle majorité aurait un véritable caractère de classe. Toutefois
dans l'AAUD. et le KAPD., on pensait que les organisations d'usine
avaient avant tout autre but celui de la lutte pratique, de la grève
et de l'insurrection, et malheureusement la force des travailleurs
résidait beaucoup plus dans leur volonté révolutionnaire que dans
leur connaissance de la vie sociale. Un travail d'enseignement
soutenu était nécessaire. Gorter déclare dans l'Organisation de la
lutte des classes: «La plupart des prolétaires sont dans
l'ignorance. Ils ont de faibles notions d'économie et de politique,
ne savent pas grand chose des événements nationaux et
internationaux, de leur connexion et de leur influence sur la
révolution. Ils agissent quand ils ne devraient pas, n'agissent pas
quand ils devraient. Ils se tromperont très souvent».
C'est
pourquoi ce courant estimait nécessaire que le révolutionnaire
conscient s'organisait de deux côtés la fois : dans le parti
politique KAPD et dans l'organisation d'usine AAUD. Voici comment
Gorter essayait de donner une idée de ce parti: «On pourrait dire:
il est le cerveau du prolétariat, son oeil, son pilote. Mais ce
n'est pas tout à fait exact, car de cette façon le parti ne serait
qu'une partie d'un tout. Il ne l'est pas et ne veut pas l'être. En
Europe occidentale et en Amérique du Nord, il veut imbiber le
prolétariat, le pénétrer comme un levain, Il tend à être le
prolétariat lui-même, à être la totalité. Il veut devenir
l'unité par sa jonction avec les organisations d'usines et le
pro1étariat. (Organisation, p.16) On voit que les deux organismes se
conjugueraient pour réaliser la Révolution. Après la victoire ces
2 organismes devraient exercer de concert la dictature du
prolétariat, se partageant le pouvoir à égalité. «Il est évident
que l'organisation d'usine ne peut triompher d'elle-même. Le parti à
lui seul ne le peut pas non plus. Mais les deux ensemble le peuvent.
Les organisations d'usine et le parti, c'est le prolétariat.... Le
parti détiendra-t-il la plus grande part du pouvoir, ou bien les
organisations d'usine seront-elles devenues si solides que la
suprématie leur revienne ? Nous ne le savons pas. Cela dépend du
cours de la Révolution.» (Organisat., p98)
LES
ARGUMENTS DE L'A.A.U.D.E.
Selon
les adversaires du parti politique séparé des organisations
d'usine, l’AAUDE voulait bâtir une grande organisation pour la
lutte pratique directe et pour la gestion future de la vie
économique. Le caractère en serait économico-politique. A cet
égard, cette conception différait du vieux
«syndicalisme-révolutionnaire» qui s'affirmait hostile au pouvoir
politique et à la dictature du prolétariat. Pourquoi une
organisation politique séparée ? Il est vrai que le prolétariat
est faible et ignorant, et qu'un enseignement continu est nécessaire.
Mais
cela n'est-il pas possible dans les organisations d'usine puisque la
liberté de parole y est assurée. L'opinion que le parti est le
«cerveau» ou le «pilote» du prolétariat nous amène à envisager
la mise en tutelle du prolétariat, à provoquer une dictature sur le
prolétariat par une nouvelle clique de dirigeants. C'est pourquoi le
parti séparé est plus un frein qu'un stimulant pour le
développement de la classe ouvrière. Quand le prolétariat est trop
faible ou trop aveugle lors d'une résolution à prendre pour la
lutte, ces défauts ne seront pas supprimés par une décision de
parti. Personne ne peut reprendre la tache du prolétariat, et il
doit lui-même surmonter ses propres défauts. La double organisation
est une conception désuète héritière de la vieille tradition:
parti politique et syndicat.
QUI
AVAIT RAISON?
Tels
étaient donc les deux courants issus du développement de la lutte
de classe au sein du mouvement d'«organisation d'usine». Qui avait
raison? Se trompait-on des deux côtés? En d'autres termes, en quoi
cette épreuve a-t-elle enrichi notre connaissance de la lutte pour
le pouvoir ouvrier?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire