Venons-en
immédiatement à ces rôles du gouvernement qui font que tous ceux
qui ne sont pas anarchistes l'estiment vraiment
indispensable : assurer la défense interne et externe d'une société,
autrement dit la guerre, la police et la justice.
Quand
les gouvernements seront abolis et que la richesse sociale sera mise
à la disposition de tous, tous les antagonismes entre les différents
peuples disparaîtront rapidement et la guerre n'aura plus de raison
d'être. Ajoutons que le monde étant ce qu'il est aujourd'hui, si la
révolution se fait et qu'elle n'éveille pas un écho immédiat,
elle suscitera certainement partout assez de sympathie pour qu'aucun
gouvernement étranger à ce pays n'ose faire marcher ses troupes
contre elle, au risque de se retrouver avec une révolution chez lui.
Admettons cependant que les gouvernements de pays non encore
émancipés veuillent et puissent tenter de rejeter dans l'esclavage
un peuple libre : est-ce que ce peuple libre aura besoin d'un
gouvernement pour le défendre ? Pour faire la guerre il faut des
hommes qui aient les connaissances géographiques et techniques
nécessaires et, surtout, des masses qui veuillent se battre. Un
gouvernement ne peut ni augmenter les capacités des premiers, ni la
volonté et le
courage
des autres. L'expérience historique montre qu'un peuple qui veut
vraiment défendre son propre pays est invincible ; et en Italie,
tout le monde sait bien comment, devant les corps de volontaires
(formation anarchiste), des trônes se sont écroulés et les armées
régulières, composées d'hommes enrôlés de force ou soudoyés,
s'évanouissent.
Et
la police ? Et la justice ? Beaucoup s'imaginent que
s'il n'y avait pas de carabiniers, de policiers, de juges, chacun
serait libre de tuer, de violer, de nuire aux autres, à sa fantaisie
; et ils s'imaginent aussi que, au nom de leurs principes, les
anarchistes voudraient voir respecter cette étrange liberté qui
viole et détruit la liberté et la vie des autres. Ils vont presque
jusqu'à s'imaginer qu'une fois abattus le gouvernement et la
propriété individuelle, nous les laisserons tranquillement se
reconstituer, l'un comme l'autre, pour respecter la liberté de
ceux qui ressentiraient le besoin d'être des gouvernants et des
propriétaires. Bizarre façon, vraiment, de comprendre nos idées!...
Il est vrai que cela permet plus facilement de s'épargner la peine
de les réfuter : un haussement d'épaules y suffit. La liberté que
nous voulons, pour nous et pour les autres, ce n'est pas la liberté
absolue, abstraite, métaphysique qui, dans la pratique, se traduit
fatalement par l'oppression du plus faible. C'est la liberté réelle,
la liberté qui est possible : celle qui est la communauté
consciente des intérêts, la solidarité volontaire. Si nous
proclamons cette maxime : FAIS CE QUE TU VEUX, et si nous résumons
en elle tout notre programme, c'est parce que nous estimons que, dans
une société harmonique, une société sans gouvernement et sans
propriété, chacun VOUDRA CE QU'IL DEVRA VOULOIR, ce n'est pas très
difficile à comprendre. Mais si jamais quelqu'un voulait nous faire
du mal et faire du mal aux autres, que ce soit à cause de
l'éducation qu'il a reçue dans la société actuelle, à cause de
problèmes de santé, ou pour toute autre raison, on peut être
certain que nous ferions tout pour l'en empêcher, par tous les
moyens dont nous disposerions. Nous savons fort bien que l'homme est
la conséquence de son propre organisme et du milieu cosmique et
social dans lequel il vit ; nous ne confondons pas le droit sacré de
se défendre et le prétendu droit de punir qui est absurde ; dans le
délinquant, c'est-à-dire dans celui qui commet des actes
antisociaux, nous ne verrions pas l'esclave révolté, comme le fait
le juge aujourd'hui, mais un frère malade ayant besoin de soins. De
la même façon, nous ne mettrions aucune haine dans la répression,
nous nous efforcerions de ne pas outrepasser la nécessité qu'il y
aurait à se défendre et nous ne penserions pas à nous venger mais
à soigner, à aider le malheureux par tous les moyens que la science
pourrait nous offrir. De toute façon, quoi qu'en penseraient les
anarchistes auxquels il
peut
arriver, comme à tous les théoriciens, de perdre de vue la réalité
pour courir droit vers un semblant de logique, il est certain que le
peuple entendrait bien ne pas laisser attenter impunément à son
bien-être ni à sa liberté et que, si la nécessité s'en faisait
sentir, il s'occuperait lui-même de se défendre contre les
tendances antisociales de certains. Mais pour cela, à quoi bon des
gens qui font métier de faire les lois ? A quoi bon aussi ceux qui
recherchent et inventent des contrevenants aux lois parce que cela
leur
permet de vivre ? Le peuple arrive toujours à empêcher ce que
vraiment il réprouve et estime nocif, mieux que tous les
législateurs, sbires et juges de métier. Quand dans les
insurrections, le peuple a voulu faire respecter la propriété
privée - bien à tort -, il l'a fait respecter mieux que n'aurait pu
le faire toute une armée de policiers. Les coutumes suivent toujours
les besoins et les sentiments de l'ensemble des gens ; et elles sont
d'autant plus respectées qu'elles sont moins soumises à
l'approbation des lois, parce qu'alors tous en voient et en
comprennent l'utilité et que les intéressés, ne se faisant aucune
illusion sur la protection que peut apporter le gouvernement, pensent
eux-mêmes à les faire respecter. Pour une caravane qui traverse les
déserts d'Afrique, économiser l'eau est une question de vie ou de
mort : l'eau devient, dans ce cas, quelque chose de sacré, et
personne ne se permet de la gaspiller. Le secret est nécessaire aux
conspirateurs : il est gardé, ou celui qui le viole est frappé
d'infamie. Les dettes de jeu ne sont pas garanties par la loi : celui
qui ne les
paie
pas est considéré par les autres joueurs et se considère lui-même
comme déshonoré. Est-ce que par hasard ce serait à cause des
gendarmes qu'on ne tue pas plus que ce n'est le cas ? La plus grande
partie des communes, en Italie, ne voient les gendarmes que de loin
en loin ; des millions d'hommes vont par monts et par vaux, loin de
l'oeil tutélaire de l'autorité, de sorte qu'on pourrait les
attaquer sans courir le moindre risque d'être châtié : ils n'en
sont pas pour autant moins en sécurité que ceux qui vivent dans des
centres plus surveillés. La statistique montre que le nombre des
délits accuse à peine l'effet des mesures de répression alors
qu'il se modifie rapidement si les conditions économiques et l'état
de l'opinion publique se modifient.
Du
reste, les lois qui punissent ne concernent que les faits qui sortent
de l'ordinaire, les faits exceptionnels. La vie quotidienne, elle, se
déroule hors de la portée du code pénal ; ce qui la régit,
presque sans qu'elle en ait conscience, par accord tacite et
volontaire de tous, c'est un grand nombre d'us et coutumes, bien plus
importants pour la vie sociale que les articles du code pénal et
mieux respectés, quoique complètement exempts de toute sanction
autre que cette sanction naturelle : le manque d'estime qu'encourent
ceux qui violent ces us et coutumes et les conséquences qu'entraîne,
pour eux, ce manque d'estime.
Et
en cas de contestations, l'arbitrage volontairement accepté, ou la
pression de l'opinion publique, ne serait-ce pas là un moyen plus
apte à donner raison à celui qui a effectivement raison plutôt
qu'une magistrature irresponsable ayant le droit de juger tout et
tout le monde, et nécessairement incompétente donc injuste ?
De
même que le gouvernement ne sert en général qu'à protéger les
classes privilégiées, de même la police et la magistrature ne
servent qu'à réprimer ces délits que le peuple ne considère pas
comme des délits : ceux qui heurtent les privilèges du gouvernement
et des propriétaires. Pour une véritable défense sociale, pour
défendre le bien-être et la liberté de tous, rien n'est plus
pernicieux que l'existence de ces classes que le prétexte de
défendre tout le monde fait vivre, qui s'habituent à voir en tout
un chacun un gibier à mettre en cage et qui vous frappent sans
savoir pourquoi, sur l'ordre d'un chef, comme des tueurs à gages
inconscients.
Certains
nous disent : Soit ; l'anarchie est peut-être bien une forme
parfaite de vie en commun, mais nous, nous ne voulons pas nous lancer
à l'aveuglette. Alors dîtes-nous en détail comment sera
organisée votre société. Et les voilà qui posent toute une série
de questions, très intéressantes s'il s'agit d'étudier les
problèmes qui se poseront forcément dans une société émancipée,
mais inutiles, absurdes ou ridicules si on prétend en obtenir de
nous une solution définitive. Quelles seront les méthodes pour
éduquer les enfants ? Comment sera organisée la production ? Y
aura-t-il encore des grandes villes ou la population sera-t-elle
également répartie sur toute la surface du globe ? Et si tous les
habitants de la Sibérie voulaient aller passer l'hiver à Nice ? Et
si tout le monde voulait manger des perdrix et boire du Chianti ? Qui
fera le métier de mineur, et celui de marin ? Qui videra les fosses
d'aisance ? Les malades seront-ils soignés à leur domicile ou à
l'hôpital ? Qui fixera les horaires de chemin de fer ? Qu'est-ce qui
se passera si le mécanicien est pris de colique quand le train roule
?... Et tout à l'avenant : on attend de nous que nous possédions
toute la science et l'expérience de ce qui se passera dans l'avenir
et qu'au nom de l'anarchie, nous prescrivions aux hommes à venir à
quelle heure ils doivent aller au lit et quels jours ils doivent se
couper les cors aux pieds !
Si
à toutes ces questions, ou à celles d'entre elles du moins qui sont
réellement sérieuses et importantes, ceux qui nous lisent attendent
vraiment de nous une réponse qui soit plus que notre opinion
personnelle du moment, cela veut dire que nous avons manqué notre
but, qui est de leur expliquer ce qu'est l'anarchie. Nous ne sommes
pas plus prophètes que les autres ; et si jamais nous avions la
prétention de donner une solution officielle à tous les problèmes
qui se présenteront dans la vie de la société future, ce serait
une façon vraiment étrange de comprendre l'abolition du
gouvernement. Ce serait nous déclarer gouvernement et prescrire un
code universel pour les hommes actuels et à venir, à la façon des
législateurs de la religion.
Heureusement,
nous n'aurions ni bûchers ni prisons pour imposer notre Bible, et
l'humanité pourrait, en toute impunité, rire de nous et de nos
prétentions ! Nous nous préoccupons beaucoup de tous les problèmes
de la vie sociale, par intérêt pour la science et parce que nous
comptons bien voir l'anarchie réalisée et concourir comme nous le
pourrons à l'organisation de la société nouvelle. Nous avons donc
nos solutions qui, selon les cas, nous semblent définitives ou
provisoires, et nous en parlerions un peu si le manque d'espace ne
nous l'interdisait pas. Mais le fait que nous pensions telle ou telle
chose sur tel ou tel problème, à tel ou tel moment, en fonction des
données que nous avons aujourd'hui, ne veut nullement dire que c'est
ainsi que cela se fera dans l'avenir. Qui peut prévoir quelles
activités prendront leur essor quand l'humanité se sera affranchie
de la misère et de l'oppression ? Quand il n'y aura plus ni esclaves
ni patrons et que la lutte contre les autres, avec les haines et les
rancoeurs qui en découlent, ne sera plus une nécessité de la vie ?
Qui peut prévoir les progrès de la science, les moyens nouveaux de
production, de communication, etc.?
L'essentiel,
c'est de constituer une société dans laquelle l'exploitation et la
domination de l'homme par l'homme soient impossibles, où tous aient
la libre disposition des moyens d'existence, de développement et de
travail, où tous puissent concourir à l'organisation de la vie
sociale comme ils l'entendent et comme ils le peuvent. Dans une telle
société, tout sera nécessairement fait de façon à satisfaire au
mieux les besoins de tous, étant donné les connaissances et les
possibilités du moment ; et à mesure que les connaissances et les
moyens augmenteront, tout se modifiera pour devenir meilleur encore.
Un programme qui touche aux bases mêmes de l'organisation sociale ne
peut, au fond, qu'indiquer une méthode. Et c'est la méthode qui
différencie avant tout les partis et qui décide de leur importance
historique. Si on met à part la méthode, tous les partis disent
vouloir le bien des hommes et beaucoup le veulent effectivement ; les
partis disparaissent et, avec eux, toute action organisée et
orientée vers un but déterminé. Il faut donc avant tout considérer
l'anarchie comme une méthode. On peut réduire à deux types les
méthodes dont les partis non anarchistes attendent ou disent
attendre le plus grand bien de chacun et de tous : la méthode
autoritaire et la méthode prétendument libérale. La première
confie à un petit nombre la direction de la vie sociale et aboutit à
l'exploitation et à l'oppression de la masse par un petit nombre. La
seconde s'en remet à la libre initiative des individus et proclame
sinon l'abolition, du moins la limitation au minimum possible des
attributions du gouvernement ; mais comme elle respecte la propriété
individuelle et qu'elle repose entièrement sur le principe du chacun
pour soi et donc de la rivalité entre les hommes, sa liberté n'est
autre que la liberté des plus forts, des propriétaires :
la
liberté d'exploiter et d'opprimer les fiables, ceux qui n'ont rien,
loin de produire l'harmonie, elle tend à creuser toujours plus la
distance entre les riches et les pauvres et elle aboutit, elle aussi,
à l'exploitation et à la domination, c'est-à-dire à l'autorité.
Cette seconde méthode, c'est à-dire le libéralisme, est en théorie
une sorte d'anarchie sans socialisme ; c'est pourquoi elle n'est que
mensonge, car la liberté n'est pas possible sans l'égalité et la
véritable anarchie ne peut pas exister en dehors de la solidarité,
en dehors du socialisme. Toute la critique que les libéraux font du
gouvernement se limite à vouloir lui enlever un certain nombre
d'attributions et à appeler les capitalistes à se les disputer.
Elle ne peut pas attaquer le rôle répressif qui est l'essence même
du gouvernement parce que, sans le gendarme, le propriétaire ne
pourrait pas exister ; la capacité de réprimer du gouvernement doit
même être continuellement augmentée, à mesure que la libre
concurrence fait que la dysharmonie et l'inégalité augmentent. La
méthode des anarchistes est une méthode nouvelle : la libre
initiative de tous et le libre accord après que la propriété
individuelle ayant été révolutionnairement abolie, tous auront été
également mis en mesure de disposer des richesses sociales. Cette
méthode, qui ne laisse aucune chance à la propriété individuelle
de se reconstituer, doit conduire au triomphe total du principe de
solidarité, par la voie de la libre association. Si on considère
les choses ainsi, on voit que tous les problèmes qui sont mis en
avant pour combattre les idées anarchistes apportent, au contraire,
des arguments en faveur de l'anarchie, parce que c'est l'anarchie
seule qui indique par quelle voie peuvent être trouvée
expérimentalement les solutions qui répondent le mieux aux
préceptes de la science et aux besoins et sentiments de tous.
Comment éduquera-t-on les enfants ? Nous ne le savons pas. Et après
? Les parents, les pédagogues et tous ceux qui s'intéressent au
sort des nouvelles générations se réuniront, discuteront, seront
d'accord ou d'avis très différents, et ils mettront en pratique les
méthodes qu'ils croiront être les meilleures. Et, par la pratique,
la méthode qui est effectivement la meilleure finira par triompher.
Et
il en sera de même pour tous les problèmes qui se poseront.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire