dimanche 24 décembre 2017

Errico Malatesta L' Anarchie Partie 4

Venons-en immédiatement à ces rôles du gouvernement qui font que tous ceux qui ne sont pas anarchistes l'estiment vraiment indispensable : assurer la défense interne et externe d'une société, autrement dit la guerre, la police et la justice.
Quand les gouvernements seront abolis et que la richesse sociale sera mise à la disposition de tous, tous les antagonismes entre les différents peuples disparaîtront rapidement et la guerre n'aura plus de raison d'être. Ajoutons que le monde étant ce qu'il est aujourd'hui, si la révolution se fait et qu'elle n'éveille pas un écho immédiat, elle suscitera certainement partout assez de sympathie pour qu'aucun gouvernement étranger à ce pays n'ose faire marcher ses troupes contre elle, au risque de se retrouver avec une révolution chez lui. Admettons cependant que les gouvernements de pays non encore émancipés veuillent et puissent tenter de rejeter dans l'esclavage un peuple libre : est-ce que ce peuple libre aura besoin d'un gouvernement pour le défendre ? Pour faire la guerre il faut des hommes qui aient les connaissances géographiques et techniques nécessaires et, surtout, des masses qui veuillent se battre. Un gouvernement ne peut ni augmenter les capacités des premiers, ni la volonté et le
courage des autres. L'expérience historique montre qu'un peuple qui veut vraiment défendre son propre pays est invincible ; et en Italie, tout le monde sait bien comment, devant les corps de volontaires (formation anarchiste), des trônes se sont écroulés et les armées régulières, composées d'hommes enrôlés de force ou soudoyés, s'évanouissent.
Et la police ? Et la justice ? Beaucoup s'imaginent que s'il n'y avait pas de carabiniers, de policiers, de juges, chacun serait libre de tuer, de violer, de nuire aux autres, à sa fantaisie ; et ils s'imaginent aussi que, au nom de leurs principes, les anarchistes voudraient voir respecter cette étrange liberté qui viole et détruit la liberté et la vie des autres. Ils vont presque jusqu'à s'imaginer qu'une fois abattus le gouvernement et la propriété individuelle, nous les laisserons tranquillement se reconstituer, l'un comme l'autre, pour respecter la liberté de ceux qui ressentiraient le besoin d'être des gouvernants et des propriétaires. Bizarre façon, vraiment, de comprendre nos idées!... Il est vrai que cela permet plus facilement de s'épargner la peine de les réfuter : un haussement d'épaules y suffit. La liberté que nous voulons, pour nous et pour les autres, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique qui, dans la pratique, se traduit fatalement par l'oppression du plus faible. C'est la liberté réelle, la liberté qui est possible : celle qui est la communauté consciente des intérêts, la solidarité volontaire. Si nous proclamons cette maxime : FAIS CE QUE TU VEUX, et si nous résumons en elle tout notre programme, c'est parce que nous estimons que, dans une société harmonique, une société sans gouvernement et sans propriété, chacun VOUDRA CE QU'IL DEVRA VOULOIR, ce n'est pas très difficile à comprendre. Mais si jamais quelqu'un voulait nous faire du mal et faire du mal aux autres, que ce soit à cause de l'éducation qu'il a reçue dans la société actuelle, à cause de problèmes de santé, ou pour toute autre raison, on peut être certain que nous ferions tout pour l'en empêcher, par tous les moyens dont nous disposerions. Nous savons fort bien que l'homme est la conséquence de son propre organisme et du milieu cosmique et social dans lequel il vit ; nous ne confondons pas le droit sacré de se défendre et le prétendu droit de punir qui est absurde ; dans le délinquant, c'est-à-dire dans celui qui commet des actes antisociaux, nous ne verrions pas l'esclave révolté, comme le fait le juge aujourd'hui, mais un frère malade ayant besoin de soins. De la même façon, nous ne mettrions aucune haine dans la répression, nous nous efforcerions de ne pas outrepasser la nécessité qu'il y aurait à se défendre et nous ne penserions pas à nous venger mais à soigner, à aider le malheureux par tous les moyens que la science pourrait nous offrir. De toute façon, quoi qu'en penseraient les anarchistes auxquels il
peut arriver, comme à tous les théoriciens, de perdre de vue la réalité pour courir droit vers un semblant de logique, il est certain que le peuple entendrait bien ne pas laisser attenter impunément à son bien-être ni à sa liberté et que, si la nécessité s'en faisait sentir, il s'occuperait lui-même de se défendre contre les tendances antisociales de certains. Mais pour cela, à quoi bon des gens qui font métier de faire les lois ? A quoi bon aussi ceux qui recherchent et inventent des contrevenants aux lois parce que cela
leur permet de vivre ? Le peuple arrive toujours à empêcher ce que vraiment il réprouve et estime nocif, mieux que tous les législateurs, sbires et juges de métier. Quand dans les insurrections, le peuple a voulu faire respecter la propriété privée - bien à tort -, il l'a fait respecter mieux que n'aurait pu le faire toute une armée de policiers. Les coutumes suivent toujours les besoins et les sentiments de l'ensemble des gens ; et elles sont d'autant plus respectées qu'elles sont moins soumises à l'approbation des lois, parce qu'alors tous en voient et en comprennent l'utilité et que les intéressés, ne se faisant aucune illusion sur la protection que peut apporter le gouvernement, pensent eux-mêmes à les faire respecter. Pour une caravane qui traverse les déserts d'Afrique, économiser l'eau est une question de vie ou de mort : l'eau devient, dans ce cas, quelque chose de sacré, et personne ne se permet de la gaspiller. Le secret est nécessaire aux conspirateurs : il est gardé, ou celui qui le viole est frappé d'infamie. Les dettes de jeu ne sont pas garanties par la loi : celui qui ne les
paie pas est considéré par les autres joueurs et se considère lui-même comme déshonoré. Est-ce que par hasard ce serait à cause des gendarmes qu'on ne tue pas plus que ce n'est le cas ? La plus grande partie des communes, en Italie, ne voient les gendarmes que de loin en loin ; des millions d'hommes vont par monts et par vaux, loin de l'oeil tutélaire de l'autorité, de sorte qu'on pourrait les attaquer sans courir le moindre risque d'être châtié : ils n'en sont pas pour autant moins en sécurité que ceux qui vivent dans des centres plus surveillés. La statistique montre que le nombre des délits accuse à peine l'effet des mesures de répression alors qu'il se modifie rapidement si les conditions économiques et l'état de l'opinion publique se modifient.
Du reste, les lois qui punissent ne concernent que les faits qui sortent de l'ordinaire, les faits exceptionnels. La vie quotidienne, elle, se déroule hors de la portée du code pénal ; ce qui la régit, presque sans qu'elle en ait conscience, par accord tacite et volontaire de tous, c'est un grand nombre d'us et coutumes, bien plus importants pour la vie sociale que les articles du code pénal et mieux respectés, quoique complètement exempts de toute sanction autre que cette sanction naturelle : le manque d'estime qu'encourent ceux qui violent ces us et coutumes et les conséquences qu'entraîne, pour eux, ce manque d'estime.
Et en cas de contestations, l'arbitrage volontairement accepté, ou la pression de l'opinion publique, ne serait-ce pas là un moyen plus apte à donner raison à celui qui a effectivement raison plutôt qu'une magistrature irresponsable ayant le droit de juger tout et tout le monde, et nécessairement incompétente donc injuste ?
De même que le gouvernement ne sert en général qu'à protéger les classes privilégiées, de même la police et la magistrature ne servent qu'à réprimer ces délits que le peuple ne considère pas comme des délits : ceux qui heurtent les privilèges du gouvernement et des propriétaires. Pour une véritable défense sociale, pour défendre le bien-être et la liberté de tous, rien n'est plus pernicieux que l'existence de ces classes que le prétexte de défendre tout le monde fait vivre, qui s'habituent à voir en tout un chacun un gibier à mettre en cage et qui vous frappent sans savoir pourquoi, sur l'ordre d'un chef, comme des tueurs à gages inconscients.


Certains nous disent : Soit ; l'anarchie est peut-être bien une forme parfaite de vie en commun, mais nous, nous ne voulons pas nous lancer à l'aveuglette. Alors dîtes-nous en détail comment sera organisée votre société. Et les voilà qui posent toute une série de questions, très intéressantes s'il s'agit d'étudier les problèmes qui se poseront forcément dans une société émancipée, mais inutiles, absurdes ou ridicules si on prétend en obtenir de nous une solution définitive. Quelles seront les méthodes pour éduquer les enfants ? Comment sera organisée la production ? Y aura-t-il encore des grandes villes ou la population sera-t-elle également répartie sur toute la surface du globe ? Et si tous les habitants de la Sibérie voulaient aller passer l'hiver à Nice ? Et si tout le monde voulait manger des perdrix et boire du Chianti ? Qui fera le métier de mineur, et celui de marin ? Qui videra les fosses d'aisance ? Les malades seront-ils soignés à leur domicile ou à l'hôpital ? Qui fixera les horaires de chemin de fer ? Qu'est-ce qui se passera si le mécanicien est pris de colique quand le train roule ?... Et tout à l'avenant : on attend de nous que nous possédions toute la science et l'expérience de ce qui se passera dans l'avenir et qu'au nom de l'anarchie, nous prescrivions aux hommes à venir à quelle heure ils doivent aller au lit et quels jours ils doivent se couper les cors aux pieds !
Si à toutes ces questions, ou à celles d'entre elles du moins qui sont réellement sérieuses et importantes, ceux qui nous lisent attendent vraiment de nous une réponse qui soit plus que notre opinion personnelle du moment, cela veut dire que nous avons manqué notre but, qui est de leur expliquer ce qu'est l'anarchie. Nous ne sommes pas plus prophètes que les autres ; et si jamais nous avions la prétention de donner une solution officielle à tous les problèmes qui se présenteront dans la vie de la société future, ce serait une façon vraiment étrange de comprendre l'abolition du gouvernement. Ce serait nous déclarer gouvernement et prescrire un code universel pour les hommes actuels et à venir, à la façon des législateurs de la religion.
Heureusement, nous n'aurions ni bûchers ni prisons pour imposer notre Bible, et l'humanité pourrait, en toute impunité, rire de nous et de nos prétentions ! Nous nous préoccupons beaucoup de tous les problèmes de la vie sociale, par intérêt pour la science et parce que nous comptons bien voir l'anarchie réalisée et concourir comme nous le pourrons à l'organisation de la société nouvelle. Nous avons donc nos solutions qui, selon les cas, nous semblent définitives ou provisoires, et nous en parlerions un peu si le manque d'espace ne nous l'interdisait pas. Mais le fait que nous pensions telle ou telle chose sur tel ou tel problème, à tel ou tel moment, en fonction des données que nous avons aujourd'hui, ne veut nullement dire que c'est ainsi que cela se fera dans l'avenir. Qui peut prévoir quelles activités prendront leur essor quand l'humanité se sera affranchie de la misère et de l'oppression ? Quand il n'y aura plus ni esclaves ni patrons et que la lutte contre les autres, avec les haines et les rancoeurs qui en découlent, ne sera plus une nécessité de la vie ? Qui peut prévoir les progrès de la science, les moyens nouveaux de production, de communication, etc.?
L'essentiel, c'est de constituer une société dans laquelle l'exploitation et la domination de l'homme par l'homme soient impossibles, où tous aient la libre disposition des moyens d'existence, de développement et de travail, où tous puissent concourir à l'organisation de la vie sociale comme ils l'entendent et comme ils le peuvent. Dans une telle société, tout sera nécessairement fait de façon à satisfaire au mieux les besoins de tous, étant donné les connaissances et les possibilités du moment ; et à mesure que les connaissances et les moyens augmenteront, tout se modifiera pour devenir meilleur encore. Un programme qui touche aux bases mêmes de l'organisation sociale ne peut, au fond, qu'indiquer une méthode. Et c'est la méthode qui différencie avant tout les partis et qui décide de leur importance historique. Si on met à part la méthode, tous les partis disent vouloir le bien des hommes et beaucoup le veulent effectivement ; les partis disparaissent et, avec eux, toute action organisée et orientée vers un but déterminé. Il faut donc avant tout considérer l'anarchie comme une méthode. On peut réduire à deux types les méthodes dont les partis non anarchistes attendent ou disent attendre le plus grand bien de chacun et de tous : la méthode autoritaire et la méthode prétendument libérale. La première confie à un petit nombre la direction de la vie sociale et aboutit à l'exploitation et à l'oppression de la masse par un petit nombre. La seconde s'en remet à la libre initiative des individus et proclame sinon l'abolition, du moins la limitation au minimum possible des attributions du gouvernement ; mais comme elle respecte la propriété individuelle et qu'elle repose entièrement sur le principe du chacun pour soi et donc de la rivalité entre les hommes, sa liberté n'est autre que la liberté des plus forts, des propriétaires :
la liberté d'exploiter et d'opprimer les fiables, ceux qui n'ont rien, loin de produire l'harmonie, elle tend à creuser toujours plus la distance entre les riches et les pauvres et elle aboutit, elle aussi, à l'exploitation et à la domination, c'est-à-dire à l'autorité. Cette seconde méthode, c'est à-dire le libéralisme, est en théorie une sorte d'anarchie sans socialisme ; c'est pourquoi elle n'est que mensonge, car la liberté n'est pas possible sans l'égalité et la véritable anarchie ne peut pas exister en dehors de la solidarité, en dehors du socialisme. Toute la critique que les libéraux font du gouvernement se limite à vouloir lui enlever un certain nombre d'attributions et à appeler les capitalistes à se les disputer. Elle ne peut pas attaquer le rôle répressif qui est l'essence même du gouvernement parce que, sans le gendarme, le propriétaire ne pourrait pas exister ; la capacité de réprimer du gouvernement doit même être continuellement augmentée, à mesure que la libre concurrence fait que la dysharmonie et l'inégalité augmentent. La méthode des anarchistes est une méthode nouvelle : la libre initiative de tous et le libre accord après que la propriété individuelle ayant été révolutionnairement abolie, tous auront été également mis en mesure de disposer des richesses sociales. Cette méthode, qui ne laisse aucune chance à la propriété individuelle de se reconstituer, doit conduire au triomphe total du principe de solidarité, par la voie de la libre association. Si on considère les choses ainsi, on voit que tous les problèmes qui sont mis en avant pour combattre les idées anarchistes apportent, au contraire, des arguments en faveur de l'anarchie, parce que c'est l'anarchie seule qui indique par quelle voie peuvent être trouvée expérimentalement les solutions qui répondent le mieux aux préceptes de la science et aux besoins et sentiments de tous. Comment éduquera-t-on les enfants ? Nous ne le savons pas. Et après ? Les parents, les pédagogues et tous ceux qui s'intéressent au sort des nouvelles générations se réuniront, discuteront, seront d'accord ou d'avis très différents, et ils mettront en pratique les méthodes qu'ils croiront être les meilleures. Et, par la pratique, la méthode qui est effectivement la meilleure finira par triompher.

Et il en sera de même pour tous les problèmes qui se poseront.

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