Non
moins conventionnelle, et encore plus particulière à chaque
individu, est la beauté vue à travers l'amour. Ce n'est pas
pour la beauté qu'elle possède, qu'un homme aime une femme, et
réciproquement ; c'est pour celle qu'il ou qu'elle lui voit. « Le
jour où l'on prouvera que celui qui aime ne trouve pas son amante la
plus belle des femmes, je croirai qu'il y a une théorie de la beauté
», a dit Paul d'Ambly. Cette beauté n'est le plus souvent, qu'une
illusion, et ne dure qu'un temps, celui de la passion, si elle n'est
qu'extérieure. Ses attraits sont emportés par la flétrissure de la
maladie ou de l'âge, quand l'illusion n'a pas été déjà détruite
par la satiété du plaisir sexuel que les êtres recherchent avant
toute autre chose. C'est ainsi que parfois « une belle passion à
vingt ans désenchante tout le reste de la vie » (P. Limayrac). La
beauté humaine, comme toute beauté, ne peut inspirer une admiration
et un attachement durables que lorsqu'elle est rendue elle-même
durable par des qualités morales qui ne s'effacent pas. Elle n'est
plus alors l'illusion d'un être qui s'attache à des apparences,
elle est une réalité sensible pour tous. Suivant le mot de
Boursault : « Un homme est
assez
beau quand il a l'âme belle ».
Voltaire
a dit : « Le beau qui ne frappe que les sens, l'imagination, et ce
qu'on appelle
l'esprit,
est souvent incertain. Le beau qui parle au coeur ne l'est pas ». Le
beau qui ne frappe que les sens et l'imagination (ou sens intérieur),
est variable suivant les sensations que chacun en éprouve ; il
apporte vite la satiété. qui s'adresse à l'esprit, c'est-à-dire à
l'intelligence, varie pour chacun suivant son mode de jugement, son
goût personnel formé de son tempérament, de son éducation, du
degré de ses connaissances ou de ses tendances esthétiques. De là,
la multiplicité des définitions du beau comme de celles de l'art. «
Le beau consiste dans l'ordre et la grandeur ». a dit Aristote.
Comme lui, Lacordaire ne voyait pas de beauté sans l'ordre et, pour
Lamennais, « il y a beauté partout où il y a ordre ». Boileau
n'était pas ennemi d'un « beau désordre » qui est « un effet de
l'art ». Platon disait : « La mesure et la proportion constituent
la beauté ». et Bossuet : « Juger de la beauté, c'est juger de
l'ordre, de la proportion et de la justesse ». J.-B. Rousseau,
Béranger, Lamennais, Vinet, Gérando, Alletz, Renan voyaient le beau
dans le vrai. De même Boileau disant : « Rien n'est beau que le
vrai, le vrai seul est aimable », à quoi A. de Musset ripostait : «
Rien n'est vrai que le beau, rien n'est vrai sans beauté ». D'après
le sculpteur Rodin, « Il n'y a qu'une beauté, celle de la vérité
qui se révèle ». Pour Brizeux : « Le beau est vers le bien un
sentier radieux ».
Enfin,
tandis que pour Kant « Le beau est ce qui plait universellement sans
concept », pour Hegel : « C'est l'Identité de l'idée et de la
forme ».
Toutes
ces définitions et d'autres, plus ou moins alambiquées, qu'il
serait trop long de citer, n'ont une valeur exacte que dans la mesure
où elle font la part du coeur, c'est-à dire de notre sensibilité
morale, dans les impressions que fait naître la beauté. Il n'y a
pas de beauté vraie et durable, même dans la perfection physique,
si elle n'est pas accompagnée de perfection morale. « La beauté
morale est le fond de toute vraie beauté » (V. Cousin). « La
beauté morale peut durer toujours » (Mme Romieu). Le nombre est
infini de ceux pour qui la morale est étrangère à la beauté ou
qui lui donnent un autre sens que celui qu'elle doit avoir. Aussi, ne
croyons-nous pas inutile de préciser comment nous l'entendons
quand nous en parlons à propos du beau moral. Nous la voyons dans
la propreté des intentions et dans la pureté des sentiments. Nous
refusons de la diminuer en la confondant avec les morales
conventionnelles. Le beau moral est au-dessus et en-dehors
d'elles, il est dans la nature où rien n'est immoral. L'immoralité,
c'est la saleté des intentions, c'est l'hypocrisie des moralistes et
des marchands de vertu qui ont inventé le vice et qui en vivent ;
c'est la fausse pudeur des Florentins et de cet Arétin ― combien
qualifié pour parler au nom de la morale ! ― qui étaient choqués
de la nudité du David de Michel Ange et de l'indécence de son
Jugement dernier ; c'est le geste de Tartufe, tendant son
mouchoir à Dorine en lui disant : « Couvrez ce sein que je ne
saurais voir ».
Le
beau moral ne se sépare pas du bien, du bon, du juste, du vrai et de
l'utile, considérés comme valeurs morales. Ils ne sont pas à eux
seuls la beauté ; ils lui donnent sa complète expression. Par eux,
« le beau réside dans ce qui ne supporte pas de changement »
(Aristote), « le beau est dans la forme finale » (A. Karr), « le
beau est la splendeur du bien » (Platon), « la beauté est la
créature de l'amour » (Lacordaire), « le goût du beau ne connait
pas l'intolérance » (Renan), « le beau ne plait qu'un jour si le
beau n'est utile » (Saint-Lambert). Mais tout d'abord, « le beau
est toujours intelligible, ou du moins doit l'être » (Goethe). «
Le beau abstrait est la chimère des artistes paresseux qui négligent
le beau visible » (Emeric David).
Dans
son article, très substantiel, de la Grande Encyclopédie,
sur la beauté, M. Henri
Marion,
professeur à la Sorbonne, a écrit entre-autres choses intéressantes
: « Le beau s'adresse à l'homme tout entier, à la raison comme au
coeur, à la pensée comme aux sens à l'imagination. Il émeut
toutes nos puissances à la fois, de là, la plénitude du sentiment
qu'il excite... Précisément parce qu'il diffère de la sensation
égoïste, le sentiment du beau est par essence désintéressé,
généreux. Il tend a se communiquer ; il favorise l'épanouissement
des affections sympathiques et de la sociabilité », Parlant de la
place que l'enseignement de la beauté devrait occuper dans une
éducation démocratique, M. Marion dit encore : « Plus l'enfant du
peuple risque d'être asservi aux dures nécessités et esclave du
besoin, plus on lui doit, si on veut faire de lui un homme libre, de
le faire participer autant que possible, à la culture qui élève,
délivre et console. Le munir des connaissances nécessaires est peu
; il a droit à sa part de ce qui orne et rehausse la vie. Et en la
lui donnant, on travaille à son éducation morale d'une façon qui,
pour être indirecte, n'en est peut-être que plus efficace ». M.
Marion se rencontre ici avec Edgar Quinet, exprimant ses magnifiques
espoirs démocratiques : « Les démocraties modernes, ou seront
condamnées à une honteuse infériorité à l'égard des pouvoirs
qui les ont précédées, ou se mettront à la tête des éternelles
et splendides doctrines du genre humain : justice, amour, beauté,
immortalité, héroïsme, conscience, plaisirs de l'âme, tradition
de toutes les intelligences qui ont écarté et orné les temps
passés ». Mais, par une sorte de contradiction, en même temps
qu'il démontre ainsi l'utilité de la beauté pour l'individu tout
entier, dans sa vie particulière et dans la vie sociale, M. Marion
établit entre le beau et l'utile une distinction qui
les sépare nettement et constitue une véritable théorie du « beau
pour le beau », rappelant celle de « l'art pour l'art ». Il dit
entre-autres : « Qu'est-ce que l'utile. sinon ce qui sert à
quelque chose ? Or, à quoi sert une Sainte Famille de
Raphaël, la Vénus de Milo, une symphonie ? Le beau est sa
fin à lui-même ; il se suffit. Il ne sert à rien, qu'à enchanter
ceux qui le goûtent. C'est un luxe, un surcroît, un heureux
superflu... L'objet beau, comme tel, se suffit à lui même, se
justifie par sa beauté même et n'est pas moyen pour autre chose. À
quoi sert un bel enfant ? a fort bien demandé un humoriste ». Sauf
le respect que nous devons à un professeur de Sorbonne, il nous
semble que nous voici plongés en plein « galimatias », comme
aurait dit Voltaire.
La
boutade de l'humoriste ne prouve qu'une chose : la bêtise de
l'humoriste. De la même façon, on pourrait demander : « À quoi
sert un humoriste ? » et poser la question pour tout ce qui existe
et pour la vie elle-même. « À quoi sert la vie ? » Nous défions
bien M. Marion, et tous les humoristes du monde, de faire une réponse
à cette question, s'ils ne peuvent dire à quoi sert un bel enfant.
Ce qui nous intéresse, nous tous, simples hommes qui ne sommes pas
des métaphysiciens et qui vivons dans cette réalité quotidienne
qui désolait Jules Laforgue, ce n'est pas « la nature du beau « ;
c'est « le moyen pour autre chose » qui se trouve en lui comme dans
tout ce qui existe même le plus spirituellement, comme en Dieu
lui-même qui est, dit-on, la suprême beauté, mais qui est utile
aux hommes, puisqu'ils ont éprouvé le besoin de l'inventer. C'est
ce « moyen pour autre chose » que M. Marion a lui-même constaté
en parlant de son rôle social. Que le beau soit, par sa nature, une
« finalité », soit, nous ne le contestons pas puisque nous voyons
en lui la perfection. Mais qu'il soit « une finalité sans fin »,
c'est-à-dire une finalité qui n'est pas « un moyen pour autre
chose », nous ne le reconnaissons pas, même si M. Marion appelle
Kant à la rescousse. Car l'utilité de la beauté est éclatante
autour de nous et en nous ; elle s'impose à tous les êtres. N'est
qui s'efforce de paraître plus beau que ses rivaux pour l'emporter
auprès de la femelle ? La même utilité de la beauté n'est-elle
pas, pour la même raison, à la base des rapports entre les sexes
humains ? Et, à mesure qu'on s'élève vers des formes de vie
supérieures, l'effort de l'homme n'est-il pas de plus en plus
stimulé par la recherche de la beauté qui « émeut toutes ses
puissances à la fois » et excita « la plénitude du sentiment » ?
M. Marion lui même nous l'a démontré. La beauté est comme l'art
dont elle est l'inspiratrice ; elle est la vie dans sa perfection,
c'est à-dire dans le bien-être, dans la joie, dans le bonheur, dans
l'épanouissement complet de la nature et de l'individu. La beauté
est le pain de l'âme ; elle est aussi indispensable à l'homme que
le pain du corps. Il a un tel besoin de ce pain spirituel, que les
réalités merveilleuses répandues dans son environnement et dans
son propre fond ne lui suffisent pas : il demande à l'art de les
faire encore plus belles et il va chercher de la beauté dans les
cieux, auprès de divinités qu'il imagine plus parfaites que ce qui
est autour de lui et en lui. Mais alors, voulant faire l'ange, il
fait la bête. Voulant dépasser l'art, il fait la bondieuserie et
toutes les formes de la laideur ; voulant atteindre une morale plus
haute que la morale naturelle, il tombe dans tous les pièges de
l'immoralité. La beauté, c'est la vie, non dans des paradis
fallacieux que promettent des charlatans pour le temps où nous
serons morts, mais dans le présent, autour de nous et en nous. Elle
est née avec la première palpitation de la nature, comme la
Vénus antique est née de l'écume de la mer. Dès que l'enfant
ouvre les yeux à la vie, elle s'offre à lui dans les yeux de cette
mère qui épie sur son visage son premier sourire. Elle le sollicite
dès ses premiers jeux. Devenu homme, elle lui apporte la joie
du
travail, la douceur des affections, la consolation de ses peines.
Elle pétrit, elle forme, elle possède l'homme durant toute son
existence, dans tout ce que, même inconsciemment, il accomplit dans
les voies de la vraie morale. Et lorsqu'arrive l'heure, chantée par
Tristan, du « retour à l'éternel oubli originel », si, repassant
sa vie dans sa mémoire, il peut se dire : « J'ai vécu en faisant
mon devoir envers moi-même et envers les autres », c'est encore
elle qui, chassant les vaines terreurs de son coeur apaisé, met sur
ses lèvres le dernier sourire, comme elle y mit le premier.
Évidemment, une multitude d'hommes, presque tous les hommes, vivent
dans l'ignorance de la vraie beauté. L'organisation sociale est
telle que seuls quelques-uns, privilégiés, peuvent jouir de ses
bienfaits. Mais parce que les hommes ne connaissent pas les joies du
travail libre et de l'art véritable, des affections sincères et des
plaisirs moraux, est-ce dire que ces joies ne leur soient pas utiles,
nécessaires, et qu'elles soient pour eux « un luxe, un surcroît,
un heureux superflu » ? Ce serait dire, alors, que les animaux n'ont
pas besoin de la liberté des champs, puisque certains sont enfermés
dans des étables, que l'enfant n'a pas besoin de soins maternels
puisqu'il en est qui sont sans mère et que l'Assistance Publique
livre à des trafiquants de chair humaine, que l'être humain n'a pas
besoin de soleil, de lumière, d'air, de bonne nourriture et de
gaieté, puisqu'il est des hommes qui travaillent sous la terre, qui
habitent dans des taudis, qui ne mangent jamais à leur faim et qui
sont plongés dans un perpétuel désespoir. Ce serait livrer
définitivement l'humanité à l'esclavage et à la haine, à
l'imposture et au crime, à la laideur et à l'immoralité.
M.
Marion a conclu son article en disant : « La beauté éclate partout
dans l'univers. Elle est l'ordre ; l'harmonie, la proportion,
c'est-à-dire tout ce qui enchante l'intelligence et d'autre part,
vie, liberté, grâce, bonté, tout ce qui remplit d'amour le coeur
». Oui, la beauté est tout cela. C'est pourquoi elle est utile à
l'homme. Elle est pour lui la souveraine utilité, parce qu'elle lui
apporte, dans ce « consensus d'éléments divers » qui fait les
disputes des théoriciens, les seules certitudes de bonheur en quoi
il peut avoir foi. Ce bonheur, il le possédera lorsqu'il mettra à
bas la prison du mensonge et de la laideur dans laquelle il est
enfermé.
―Édouard
ROTHEN.
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