dimanche 24 décembre 2017

Beauté Partie 2 Encyclopedie Anarchiste

Non moins conventionnelle, et encore plus particulière à chaque individu, est la beauté vue à travers l'amour. Ce n'est pas pour la beauté qu'elle possède, qu'un homme aime une femme, et réciproquement ; c'est pour celle qu'il ou qu'elle lui voit. « Le jour où l'on prouvera que celui qui aime ne trouve pas son amante la plus belle des femmes, je croirai qu'il y a une théorie de la beauté », a dit Paul d'Ambly. Cette beauté n'est le plus souvent, qu'une illusion, et ne dure qu'un temps, celui de la passion, si elle n'est qu'extérieure. Ses attraits sont emportés par la flétrissure de la maladie ou de l'âge, quand l'illusion n'a pas été déjà détruite par la satiété du plaisir sexuel que les êtres recherchent avant toute autre chose. C'est ainsi que parfois « une belle passion à vingt ans désenchante tout le reste de la vie » (P. Limayrac). La beauté humaine, comme toute beauté, ne peut inspirer une admiration et un attachement durables que lorsqu'elle est rendue elle-même durable par des qualités morales qui ne s'effacent pas. Elle n'est plus alors l'illusion d'un être qui s'attache à des apparences, elle est une réalité sensible pour tous. Suivant le mot de Boursault : « Un homme est
assez beau quand il a l'âme belle ».
Voltaire a dit : « Le beau qui ne frappe que les sens, l'imagination, et ce qu'on appelle
l'esprit, est souvent incertain. Le beau qui parle au coeur ne l'est pas ». Le beau qui ne frappe que les sens et l'imagination (ou sens intérieur), est variable suivant les sensations que chacun en éprouve ; il apporte vite la satiété. qui s'adresse à l'esprit, c'est-à-dire à l'intelligence, varie pour chacun suivant son mode de jugement, son goût personnel formé de son tempérament, de son éducation, du degré de ses connaissances ou de ses tendances esthétiques. De là, la multiplicité des définitions du beau comme de celles de l'art. « Le beau consiste dans l'ordre et la grandeur ». a dit Aristote. Comme lui, Lacordaire ne voyait pas de beauté sans l'ordre et, pour Lamennais, « il y a beauté partout où il y a ordre ». Boileau n'était pas ennemi d'un « beau désordre » qui est « un effet de l'art ». Platon disait : « La mesure et la proportion constituent la beauté ». et Bossuet : « Juger de la beauté, c'est juger de l'ordre, de la proportion et de la justesse ». J.-B. Rousseau, Béranger, Lamennais, Vinet, Gérando, Alletz, Renan voyaient le beau dans le vrai. De même Boileau disant : « Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable », à quoi A. de Musset ripostait : « Rien n'est vrai que le beau, rien n'est vrai sans beauté ». D'après le sculpteur Rodin, « Il n'y a qu'une beauté, celle de la vérité qui se révèle ». Pour Brizeux : « Le beau est vers le bien un sentier radieux ».
Enfin, tandis que pour Kant « Le beau est ce qui plait universellement sans concept », pour Hegel : « C'est l'Identité de l'idée et de la forme ».
Toutes ces définitions et d'autres, plus ou moins alambiquées, qu'il serait trop long de citer, n'ont une valeur exacte que dans la mesure où elle font la part du coeur, c'est-à dire de notre sensibilité morale, dans les impressions que fait naître la beauté. Il n'y a pas de beauté vraie et durable, même dans la perfection physique, si elle n'est pas accompagnée de perfection morale. « La beauté morale est le fond de toute vraie beauté » (V. Cousin). « La beauté morale peut durer toujours » (Mme Romieu). Le nombre est infini de ceux pour qui la morale est étrangère à la beauté ou qui lui donnent un autre sens que celui qu'elle doit avoir. Aussi, ne croyons-nous pas inutile de préciser comment nous l'entendons quand nous en parlons à propos du beau moral. Nous la voyons dans la propreté des intentions et dans la pureté des sentiments. Nous refusons de la diminuer en la confondant avec les morales conventionnelles. Le beau moral est au-dessus et en-dehors d'elles, il est dans la nature où rien n'est immoral. L'immoralité, c'est la saleté des intentions, c'est l'hypocrisie des moralistes et des marchands de vertu qui ont inventé le vice et qui en vivent ; c'est la fausse pudeur des Florentins et de cet Arétin ― combien qualifié pour parler au nom de la morale ! ― qui étaient choqués de la nudité du David de Michel Ange et de l'indécence de son Jugement dernier ; c'est le geste de Tartufe, tendant son mouchoir à Dorine en lui disant : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ».
Le beau moral ne se sépare pas du bien, du bon, du juste, du vrai et de l'utile, considérés comme valeurs morales. Ils ne sont pas à eux seuls la beauté ; ils lui donnent sa complète expression. Par eux, « le beau réside dans ce qui ne supporte pas de changement » (Aristote), « le beau est dans la forme finale » (A. Karr), « le beau est la splendeur du bien » (Platon), « la beauté est la créature de l'amour » (Lacordaire), « le goût du beau ne connait pas l'intolérance » (Renan), « le beau ne plait qu'un jour si le beau n'est utile » (Saint-Lambert). Mais tout d'abord, « le beau est toujours intelligible, ou du moins doit l'être » (Goethe). « Le beau abstrait est la chimère des artistes paresseux qui négligent le beau visible » (Emeric David).
Dans son article, très substantiel, de la Grande Encyclopédie, sur la beauté, M. Henri
Marion, professeur à la Sorbonne, a écrit entre-autres choses intéressantes : « Le beau s'adresse à l'homme tout entier, à la raison comme au coeur, à la pensée comme aux sens à l'imagination. Il émeut toutes nos puissances à la fois, de là, la plénitude du sentiment qu'il excite... Précisément parce qu'il diffère de la sensation égoïste, le sentiment du beau est par essence désintéressé, généreux. Il tend a se communiquer ; il favorise l'épanouissement des affections sympathiques et de la sociabilité », Parlant de la place que l'enseignement de la beauté devrait occuper dans une éducation démocratique, M. Marion dit encore : « Plus l'enfant du peuple risque d'être asservi aux dures nécessités et esclave du besoin, plus on lui doit, si on veut faire de lui un homme libre, de le faire participer autant que possible, à la culture qui élève, délivre et console. Le munir des connaissances nécessaires est peu ; il a droit à sa part de ce qui orne et rehausse la vie. Et en la lui donnant, on travaille à son éducation morale d'une façon qui, pour être indirecte, n'en est peut-être que plus efficace ». M. Marion se rencontre ici avec Edgar Quinet, exprimant ses magnifiques espoirs démocratiques : « Les démocraties modernes, ou seront condamnées à une honteuse infériorité à l'égard des pouvoirs qui les ont précédées, ou se mettront à la tête des éternelles et splendides doctrines du genre humain : justice, amour, beauté, immortalité, héroïsme, conscience, plaisirs de l'âme, tradition de toutes les intelligences qui ont écarté et orné les temps passés ». Mais, par une sorte de contradiction, en même temps qu'il démontre ainsi l'utilité de la beauté pour l'individu tout entier, dans sa vie particulière et dans la vie sociale, M. Marion établit entre le beau et l'utile une distinction qui les sépare nettement et constitue une véritable théorie du « beau pour le beau », rappelant celle de « l'art pour l'art ». Il dit entre-autres : « Qu'est-ce que l'utile. sinon ce qui sert à quelque chose ? Or, à quoi sert une Sainte Famille de Raphaël, la Vénus de Milo, une symphonie ? Le beau est sa fin à lui-même ; il se suffit. Il ne sert à rien, qu'à enchanter ceux qui le goûtent. C'est un luxe, un surcroît, un heureux superflu... L'objet beau, comme tel, se suffit à lui même, se justifie par sa beauté même et n'est pas moyen pour autre chose. À quoi sert un bel enfant ? a fort bien demandé un humoriste ». Sauf le respect que nous devons à un professeur de Sorbonne, il nous semble que nous voici plongés en plein « galimatias », comme aurait dit Voltaire.
La boutade de l'humoriste ne prouve qu'une chose : la bêtise de l'humoriste. De la même façon, on pourrait demander : « À quoi sert un humoriste ? » et poser la question pour tout ce qui existe et pour la vie elle-même. « À quoi sert la vie ? » Nous défions bien M. Marion, et tous les humoristes du monde, de faire une réponse à cette question, s'ils ne peuvent dire à quoi sert un bel enfant. Ce qui nous intéresse, nous tous, simples hommes qui ne sommes pas des métaphysiciens et qui vivons dans cette réalité quotidienne qui désolait Jules Laforgue, ce n'est pas « la nature du beau « ; c'est « le moyen pour autre chose » qui se trouve en lui comme dans tout ce qui existe même le plus spirituellement, comme en Dieu lui-même qui est, dit-on, la suprême beauté, mais qui est utile aux hommes, puisqu'ils ont éprouvé le besoin de l'inventer. C'est ce « moyen pour autre chose » que M. Marion a lui-même constaté en parlant de son rôle social. Que le beau soit, par sa nature, une « finalité », soit, nous ne le contestons pas puisque nous voyons en lui la perfection. Mais qu'il soit « une finalité sans fin », c'est-à-dire une finalité qui n'est pas « un moyen pour autre chose », nous ne le reconnaissons pas, même si M. Marion appelle Kant à la rescousse. Car l'utilité de la beauté est éclatante autour de nous et en nous ; elle s'impose à tous les êtres. N'est qui s'efforce de paraître plus beau que ses rivaux pour l'emporter auprès de la femelle ? La même utilité de la beauté n'est-elle pas, pour la même raison, à la base des rapports entre les sexes humains ? Et, à mesure qu'on s'élève vers des formes de vie supérieures, l'effort de l'homme n'est-il pas de plus en plus stimulé par la recherche de la beauté qui « émeut toutes ses puissances à la fois » et excita « la plénitude du sentiment » ? M. Marion lui même nous l'a démontré. La beauté est comme l'art dont elle est l'inspiratrice ; elle est la vie dans sa perfection, c'est à-dire dans le bien-être, dans la joie, dans le bonheur, dans l'épanouissement complet de la nature et de l'individu. La beauté est le pain de l'âme ; elle est aussi indispensable à l'homme que le pain du corps. Il a un tel besoin de ce pain spirituel, que les réalités merveilleuses répandues dans son environnement et dans son propre fond ne lui suffisent pas : il demande à l'art de les faire encore plus belles et il va chercher de la beauté dans les cieux, auprès de divinités qu'il imagine plus parfaites que ce qui est autour de lui et en lui. Mais alors, voulant faire l'ange, il fait la bête. Voulant dépasser l'art, il fait la bondieuserie et toutes les formes de la laideur ; voulant atteindre une morale plus haute que la morale naturelle, il tombe dans tous les pièges de l'immoralité. La beauté, c'est la vie, non dans des paradis fallacieux que promettent des charlatans pour le temps où nous serons morts, mais dans le présent, autour de nous et en nous. Elle est née avec la première palpitation de la nature, comme la Vénus antique est née de l'écume de la mer. Dès que l'enfant ouvre les yeux à la vie, elle s'offre à lui dans les yeux de cette mère qui épie sur son visage son premier sourire. Elle le sollicite dès ses premiers jeux. Devenu homme, elle lui apporte la joie
du travail, la douceur des affections, la consolation de ses peines. Elle pétrit, elle forme, elle possède l'homme durant toute son existence, dans tout ce que, même inconsciemment, il accomplit dans les voies de la vraie morale. Et lorsqu'arrive l'heure, chantée par Tristan, du « retour à l'éternel oubli originel », si, repassant sa vie dans sa mémoire, il peut se dire : « J'ai vécu en faisant mon devoir envers moi-même et envers les autres », c'est encore elle qui, chassant les vaines terreurs de son coeur apaisé, met sur ses lèvres le dernier sourire, comme elle y mit le premier. Évidemment, une multitude d'hommes, presque tous les hommes, vivent dans l'ignorance de la vraie beauté. L'organisation sociale est telle que seuls quelques-uns, privilégiés, peuvent jouir de ses bienfaits. Mais parce que les hommes ne connaissent pas les joies du travail libre et de l'art véritable, des affections sincères et des plaisirs moraux, est-ce dire que ces joies ne leur soient pas utiles, nécessaires, et qu'elles soient pour eux « un luxe, un surcroît, un heureux superflu » ? Ce serait dire, alors, que les animaux n'ont pas besoin de la liberté des champs, puisque certains sont enfermés dans des étables, que l'enfant n'a pas besoin de soins maternels puisqu'il en est qui sont sans mère et que l'Assistance Publique livre à des trafiquants de chair humaine, que l'être humain n'a pas besoin de soleil, de lumière, d'air, de bonne nourriture et de gaieté, puisqu'il est des hommes qui travaillent sous la terre, qui habitent dans des taudis, qui ne mangent jamais à leur faim et qui sont plongés dans un perpétuel désespoir. Ce serait livrer définitivement l'humanité à l'esclavage et à la haine, à l'imposture et au crime, à la laideur et à l'immoralité.
M. Marion a conclu son article en disant : « La beauté éclate partout dans l'univers. Elle est l'ordre ; l'harmonie, la proportion, c'est-à-dire tout ce qui enchante l'intelligence et d'autre part, vie, liberté, grâce, bonté, tout ce qui remplit d'amour le coeur ». Oui, la beauté est tout cela. C'est pourquoi elle est utile à l'homme. Elle est pour lui la souveraine utilité, parce qu'elle lui apporte, dans ce « consensus d'éléments divers » qui fait les disputes des théoriciens, les seules certitudes de bonheur en quoi il peut avoir foi. Ce bonheur, il le possédera lorsqu'il mettra à bas la prison du mensonge et de la laideur dans laquelle il est enfermé.

Édouard ROTHEN.

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