dimanche 24 décembre 2017

Errico Malatesta L'Anarchie Partie 3

Nous avons jusqu'à présent considéré le gouvernement tel qu'il est et tel qu'il doit nécessairement être dans une société fondée sur le privilège, sur l'exploitation et l'oppression de l'homme par l'homme, sur l'antagonisme des intérêts, sur la lutte au sein même de la société, en un mot, sur la propriété individuelle.
Nous avons vu que loin d'être une condition nécessaire de la vie humaine, l'état de lutte est contraire aux intérêts des individus et de l'espèce humaine. Nous avons vu que la loi du progrès humain, c'est la coopération, la solidarité et nous en avons conclu que si on abolit la propriété individuelle et toute domination de l'homme par l'homme, le gouvernement n'a plus aucune raison d'exister et doit être aboli.
Mais (pourrait-on nous dire) une fois modifié le principe sur lequel repose aujourd'hui l'organisation sociale, une fois la lutte remplacée par la solidarité et la propriété individuelle par la propriété commune, la nature du gouvernement changerait, et au lieu d'être le représentant et le défenseur des intérêts d'une classe, il serait le représentant des intérêts de la société toute entière, puisqu'il n'y aurait plus de classes. Il aurait pour mission de garantir et de réglementer la coopération sociale, dans l'intérêt de tous ; d'assurer les services publics d'importance générale ; de défendre la société contre d'éventuelles tentatives visant à rétablir le privilège, de prévenir ce qui peut attenter à la vie, au bien-être et à la liberté de chacun et d'en réprimer les auteurs, quels qu'ils soient.
Il y a dans la société des fonctions qui sont trop importantes et qui exigent trop de constance, trop de régularité, pour qu'elles puissent être laissées à la libre volonté des individus sans qu'il y ait de risque que tout s'en aille à vau-l'eau. S'il n'y a pas de gouvernement, qui organiserait et qui garantirait le bon fonctionnement de ces services : l'approvisionnement, la distribution, la santé, la poste, le télégraphe, les chemins de fer, etc.? Qui veillerait à l'instruction du peuple ? Qui entreprendrait les grands travaux qui changent la face de la terre et multiplient les forces de l'homme : les explorations, les assainissements, les grandes entreprises scientifiques ? Qui veillerait à ce que le capital social soit conservé et augmenté afin de le léguer enrichi et amélioré à l'humanité à venir ? Qui empêcherait que les forêts soient dévastées et le sol exploité de façon irrationnelle et donc appauvri ?
Qui serait mandaté pour prévenir et réprimer les crimes, autrement dit les actes antisociaux ? Et ceux qui manqueraient à la loi de solidarité en ne voulant pas travailler ? Et ceux qui causeraient une épidémie dans tout le pays en refusant de se soumettre aux règles d'hygiène que la science reconnaît utiles ? Et si jamais certains voulaient, dans leur folie ou sans être fous, brûler les récoltes, violer les enfants, abuser de leur force physique envers les plus faibles qu'eux ?
Détruire la propriété individuelle et abolir les gouvernements qui existent actuellement sans mettre sur pied un nouveau gouvernement qui organiserait la vie collective et garantirait la solidarité, sociale, ce ne serait pas abolir les privilèges ; ce ne serait pas apporter au monde la paix ni le bien-être : ce serait briser tout lien social, ramener l'humanité à la barbarie et au règne du chacun pour soi qui est le triomphe d'abord de la force brutale et ensuite du privilège économique.
Telles sont les objections que nous font les autoritaires, même quand ils sont socialistes, autrement dit des gens qui veulent abolir la propriété individuelle et le gouvernement de classe qui en découle.

Répondons à ces objections.

Tout d'abord, il n'est pas vrai que la nature et le rôle du gouvernement changeraient si les conditions sociales étaient changées. L'organe et la fonction sont des données inséparables. Otez sa fonction à un organe : l'organe meurt, ou bien sa fonction se reconstitue. Faites entrer une armée dans un pays où il n'y ait aucune cause de guerre, intestine ou avec l'extérieur, ni aucune peur à ce sujet : l'armée provoquera la guerre ou elle se dispersera si elle n'y arrive pas. Là où il n'y aurait ni crimes à découvrir ni délinquants à arrêter, une police provoquera et inventera crimes et délinquants ou bien elle disparaîtra. Il existe en France, depuis des siècles, une institution rattachée aujourd'hui à l'administration des eaux et forêts, la Louveterie2, dont les fonctionnaires sont chargés de veiller à la destruction des loups et autres bêtes nuisibles. Personne ne s'étonnera d'apprendre que s'il y a encore des loups en France qui font des dégâts importants au moment des grands froids, c'est précisément à cause de cette institution. Les gens ne s'occupent guère des loups, puisque les louvetiers sont là pour y penser ; et les louvetiers font bien la chasse aux loups, mais ils la font
de façon intelligente : pour ne pas risquer de faire disparaître une espèce aussi intéressante, ils ne touchent pas aux endroits où se fait la reproduction, afin de lui donner le temps de se faire. Et de fait, les paysans français ont une confiance très limitée en ces louvetiers et les considèrent plutôt comme des gardiens des loups dont ils assurent la conservation de l'espèce. Ce qui se comprend très bien : que feraient les "lieutenants de louveterie" s'il n'y avait plus de loups ?
Le gouvernement, c'est un certain nombre de personnes chargées de faire les lois et habilitées à se servir de la force de tous pour obliger chacun à les respecter : il constitue déjà, de ce fait, une classe privilégiée et séparée du peuple. Comme tout corps constitué, il cherchera instinctivement à élargir ses attributions, à se soustraire au contrôle du peuple, à imposer ses propres tendances et à faire prédominer ses propres intérêts particuliers. Placé dans une situation privilégiée, le gouvernement se trouve déjà en antagonisme avec la masse, dont il détourne la force pour en disposer.
D'ailleurs, même s'il le voulait, un gouvernement ne pourrait pas contenter tout le monde, à supposer qu'il arrive à en contenter quelques-uns. Il lui faudrait se défendre contre les mécontents et donc co-intéresser une partie du peuple pour en obtenir l'appui. Et ce serait à nouveau la vieille histoire de la classe privilégiée qui se constitue avec la complicité du gouvernement et qui, cette fois, ne s'emparerait pas de la terre mais accaparerait sans aucun doute des situations de faveur, tout spécialement créées pour elle, et qui n'oppresserait et n'exploiterait pas moins que la classe capitaliste.
Habitués comme ils le sont à commander, les gouvernants entendraient bien ne pas retourner à l'anonymat de la foule et au cas où ils ne pourraient pas garder le pouvoir en mains propres, ils s'assureraient au moins des positions privilégiées en prévision du moment où il leur faudrait le faire passer en d'autres mains. Ils utiliseraient tous les moyens dont dispose le pouvoir pour que ce soient leurs amis à eux qui soient élus pour leur succéder, afin d'être appuyés et protégés par eux, à leur tour. Ainsi le gouvernement passerait et repasserait dans les mêmes mains et la démocratie, ou prétendu gouvernement de tous, finirait comme toujours en oligarchie, gouvernement d'un petit nombre, gouvernement d'une classe.
Et quelle oligarchie toute-puissante, oppressive et dévoreuse celle qui aurait à sa charge, c'est à- dire à sa disposition, tout le capital social, tous les services publics, depuis l'approvisionnement jusqu'à la fabrication des allumettes, depuis l'université jusqu'au théâtre d'opérette !!!

***
Supposons maintenant que le gouvernement ne constitue pas déjà en lui-même une classe privilégiée ; supposons qu'il puisse vivre sans créer autour de lui une classe nouvelle de privilégiés et en restant le représentant, le serviteur si l'on veut, de toute la société. A quoi servirait-il donc ? En quoi et comment pourrait-il accroître la force, l'intelligence, l'esprit de solidarité, le souci du bien-être de tous et de l'humanité future qui se trouvent exister à un moment donné dans une société donnée ?
C'est toujours cette vieille histoire de l'homme aux deux jambes attachées qui a réussi à vivre malgré ses chaînes et qui s'imagine que s'il vit, c'est grâce à elles. Nous sommes habitués à vivre sous un gouvernement qui accapare toutes les forces, toutes les intelligences et toutes les volontés qu'il peut orienter vers ses fins à lui ; et qui entrave, paralyse, supprime toutes celles qui ne lui sont pas utiles ou qui lui sont hostiles ; et nous nous imaginons que tout ce qui se fait dans la société se fait grâce au gouvernement et que s'il n'y avait plus de gouvernement, il n'y aurait plus dans la société ni force, ni intelligence, ni bonne volonté. De la même façon, comme nous l'avons déjà dit, le propriétaire qui s'est emparé de la terre la fait cultiver à son profit particulier, en ne laissant au travailleur que le strict nécessaire pour qu'il puisse et veuille continuer à travailler ; et le travailleur asservi s'imagine que, sans le patron, il ne pourrait pas vivre, comme si c'était le patron qui créait la terre et les forces de la nature.
Qu'est-ce que le gouvernement peut bien apporter en lui-même aux forces morales et
matérielles qui existent dans telle ou telle société ? Est-ce que, par hasard, il serait comme le Dieu de la Bible qui crée à partir du néant ?
De même que rien ne se crée dans le monde qu'on appelle généralement matériel, rien ne se crée non plus dans cette forme plus compliquée du monde matériel qu'est le monde social. C'est pourquoi les gouvernants ne peuvent disposer que des forces qui existent dans la société, moins toutes celles que l'action gouvernementale paralyse et détruit - et elles sont très nombreuses -, moins les forces rebelles, et moins encore toutes celles qui se consument dans les heurts provoqués par un mécanisme aussi artificiel et qui sont nécessairement très nombreuses. Si jamais ils apportent en eux-mêmes quelque chose, c'est en tant qu'hommes, et non pas en tant que gouvernants qu'ils peuvent le faire. Et ce n'est qu'une partie extrêmement réduite de toutes les forces matérielles et morales à disposition du gouvernement qui est destinée à quelque chose de réellement utile à la société. Tout le reste est consumé dans des activités de répression pour tenir en bride les forces rebelles, ou bien détourné de ce but qu'est l'intérêt commun pour être utilisé au bénéfice d'un petit nombre et au préjudice de la majorité des hommes.
Quelle est la part respective de l'initiative individuelle et de l'action sociale dans la vie et dans le progrès de la société humaine ? On a tenu là-dessus de grands discours tant et si bien que grâce aux artifices habituels du langage métaphysique, on est arrivé à tout embrouiller : affirmer comme certains le font que c'est grâce à l'initiative individuelle que le monde des hommes peut fonctionner, c'est passer désormais pour audacieux. Alors que c'est là une vérité de bon sens, qui apparaît comme évidente dès qu'on cherche à savoir ce que les mots signifient. Ce qui existe réellement, c'est l'homme, c'est l'individu : la société ou collectivité - et l'État ou gouvernement qui prétend la représenter - ne peuvent être que des abstractions vides si elles ne sont pas des ensembles d'individus. C'est de l'organisme de chaque individu que tirent nécessairement leur origine toutes les pensées et tous les actes des hommes, pensées et actes qui d'individuels deviennent collectifs quand ils sont ou deviennent communs à beaucoup d'individus. L'action sociale n'est donc ni la négation, ni le complément de l'initiative individuelle : elle est la résultante des initiatives, des pensées et des actions de tous les individus qui composent la société ; résultante qui, toutes choses égales par ailleurs, est plus ou moins grande selon que les forces de chacun concourent toutes au même but, ou divergent et s'opposent. Et si, au contraire, on entend par action sociale l'action du gouvernement, comme le font les autoritaires, elle est bien encore la résultante de forces individuelles, mais seulement de celles des individus qui font partie du gouvernement ou qui sont en position d'influer sur la conduite du gouvernement.
Dans la lutte séculaire entre la liberté et l'autorité, ou en d'autres termes entre le socialisme et l'État de classe, la question n'est donc pas vraiment de modifier les rapports entre la société et l'individu ; la question n'est pas d'accroître l'indépendance individuelle aux dépens de l'ingérence de la société, ou celle-ci aux dépens de celle-là. Il s'agit plutôt d'empêcher que quelques individus puissent opprimer les autres ; de donner les mêmes droits et les mêmes moyens d'action à tous les individus ; et d'en finir avec la seule initiative d'un petit nombre qui entraîne nécessairement l'oppression de tous les autres. En somme, il s'agit encore et toujours de détruire la domination et l'exploitation de l'homme par l'homme, de façon à ce que tous soient intéressés au bien-être commun et qu'au lieu d'être supprimées, ou de se combattre et de s'éliminer tour à tour, les forces individuelles trouvent la possibilité de se développer totalement et de s'associer les unes aux autres pour le plus grand profit de tous. Il résulte de tout ce que nous avons dit que l'existence d'un gouvernement - serait-ce même le gouvernement idéal des socialistes autoritaires, pour poursuivre notre hypothèse - serait bien loin de produire une augmentation des forces productives, des forces d'organisation et de protection de la société. Au contraire, elle les amoindrirait terriblement en restreignant l'initiative à un petit nombre et en donnant à ce petit nombre le droit de tout faire, sans pour autant leur donner le don de tout savoir, naturellement, ce qui n'est pas en son pouvoir. Et, de fait, si vous enlevez de la législation et de ce qui est l'oeuvre d'un gouvernement tout ce qui est destiné à défendre les privilégiés et qui représente la volonté de ces mêmes privilégiés, que reste-t-il sinon le résultat de l'activité de tous ? Comme disait Sismondi, " L'État est
toujours un pouvoir conservateur qui authentifie, régularise, organise les conquêtes du progrès (et l'Histoire montre encore qu'il les dirige à son propre profit et au profit de la classe privilégiée - note de Malatesta) mais ne les inaugure jamais. Elles ont toujours leur origine dans le bas. Elles naissent dans le fond de la société, de la pensée individuelle, qui se divulgue ensuite, devient opinion, majorité, mais doit toujours rencontrer sur ses pas et combattre dans les pouvoirs constitués la tradition, l'habitude, le privilège et l'erreur. "
Du reste, pour comprendre comment une société peut vivre sans gouvernement, il suffit d'observer un peu en profondeur ce qui se passe dans la société telle qu'elle est aujourd'hui. On y verra qu'en réalité la plus grande partie, la partie essentielle de la vie sociale s'accomplit même aujourd'hui en dehors de l'intervention du gouvernement ; que le gouvernement n'intervient que pour exploiter les masses et défendre les privilégiés et que, pour le reste, il ne fait qu'entériner, bien inutilement, tout ce qui se fait sans lui, et souvent malgré lui et contre lui. Les hommes travaillent, procèdent aux échanges, étudient, voyagent, suivent comme ils l'entendent les règles de la morale et de l'hygiène, profitent des progrès de la science et de l'art, entretiennent entre eux une infinité de rapports, sans ressentir le besoin que quiconque leur impose la façon de se conduire. Au contraire, c'est précisément là où il n'y a pas ingérence du gouvernement que les choses vont le mieux, qu'elles prêtent le moins à contestation et qu'elles s'arrangent, par la volonté de tous, de façon à ce que tous y trouvent leur utilité et leur plaisir.
Le gouvernement n'est pas davantage nécessaire aux grandes entreprises ni aux services publics qui requièrent le concours régulier d'un grand nombre de personnes de pays et de condition différents. Des milliers de ces entreprises sont, aujourd'hui même, le fait d'associations privées librement constituées et, de l'aveu même de tous, ce sont celles qui réussissent le mieux. Sans parler des associations de capitalistes ; bien qu'organisées dans le but d'exploiter, elles démontrent assez combien la libre association est possible et puissante, et comment elle peut aller jusqu'à concerner des gens de tous les pays et des intérêts aussi innombrables que variés. Parlons plutôt de ces associations qui s'inspirent de l'amour pour les autres, nos semblables, ou de la passion de la science, ou encore du désir simplement de se divertir ou de se faire applaudir : ce sont elles qui préfigurent le mieux ce que seront les groupements dans une société où la propriété individuelle ayant été abolie et où la lutte intestine entre les hommes n'existant plus, chacun trouvera son intérêt dans l'intérêt de tous et sa plus grande satisfaction à faire le bien et à faire plaisir aux autres. Les sociétés et les congrès scientifiques, l'Association Internationale de Sauvetage, l'association de la Croix-Rouge, les sociétés géographiques, les organisations ouvrières, les corps de volontaires qui organisent rapidement les secours dans les grandes catastrophes publiques, voilà quelques exemples, entre des milliers d'autres, de cette puissance de l'esprit d'association, lequel se manifeste toujours lorsqu'il s'agit d'un besoin ou d'une passion réellement ressenti et que les moyens ne manquent pas. Si l'association volontaire ne recouvre pas le monde entier et si elle n'embrasse pas toutes les branches de l'activité matérielle et morale, c'est à cause des obstacles qu'y mettent les gouvernements, à cause des antagonismes que crée la propriété privée, à cause de cette impuissance et de cet avilissement auxquels l'accaparement des richesses par un
petit nombre réduit la grande majorité des hommes. Le gouvernement se charge, par exemple, du service des postes, des chemins de fer, etc. Mais en quoi aide-t-il réellement au bon fonctionnement de ces services ? Quand le peuple est mis en mesure d'en bénéficier et qu'il ressent le besoin des services en question, il pense à les
organiser et les techniciens n'ont pas besoin d'un brevet du gouvernement pour se mettre au travail. Et plus le besoin est général et urgent, plus il y aura de volontaires pour s'en occuper. Si le peuple avait la possibilité de penser lui-même à la production et à l'alimentation, n'ayez aucune crainte ! , il ne se laisserait pas mourir de faim en attendant qu'un gouvernement ait fait des lois là-dessus. S'il devait y avoir un gouvernement, là encore il serait tout simplement obligé d'attendre que le peuple ait tout organisé pour venir ensuite, avec ses lois, entériner et exploiter ce qui a déjà été fait. Il est démontré que le grand moteur de toutes les activités, c'est l'intérêt personnel : eh bien, quand l'intérêt de tous sera l'intérêt de chacun (et il le sera nécessairement si la propriété individuelle n'existe pas), tous agiront et ce qui se fait

aujourd'hui bien que n'intéressant qu'un petit nombre se fera d'autant plus et d'autant mieux que tous seront concernés. Si bien qu'on a peine à comprendre pourquoi certains croient que le bon fonctionnement des services publics indispensables à la vie sociale sera mieux assuré s'il se fait sous les ordres d'un gouvernement, plutôt que directement par les travailleurs ayant, par libre choix personnel ou sur la base d'accords pris avec d'autres, choisi ce genre de travail et l'exécutant sous le contrôle immédiat de tous les intéressés. Il ne fait aucun doute que, pour tout grand travail collectif, il faut une division du travail, une direction technique, une administration, etc. Mais les autoritaires jouent vraiment un peu trop sur les mots quand ils voient dans la nécessité bien réelle d'organiser le travail la raison d'être du gouvernement. Le gouvernement - il est bon de le répéter - c'est l'ensemble des individus qui ont reçu ou qui se sont donnés le droit et les moyens de faire les lois et de forcer les gens à obéir ; l'administrateur, l'ingénieur, etc., sont au contraire des hommes qui sont chargés de faire un certain travail ou qui s'engagent à le faire et qui le font. Gouvernement, cela veut dire délégation du pouvoir, c'est-à-dire abdication de l'initiative et de la souveraineté de tous dans les mains d'un petit nombre ; administration, cela veut dire délégation de travail, c'est-à-dire charge qui a été donnée et acceptée, échange libre de services fondé sur des accords libres. Le gouvernement est un privilégié : il a le droit de commander aux autres et de se servir des forces des autres pour faire triompher ses propres idées et ses propres désirs particuliers ; l'administrateur, le directeur technique, etc., sont des travailleurs comme les autres quand il s'agit, bien sûr, d'une société où tous ont des moyens égaux de se développer, ou tous sont ou peuvent être en même temps des travailleurs intellectuels et des travailleurs manuels, où les seules différences qui subsistent entre les hommes sont celles qui découlent de la diversité naturelle des aptitudes et où tous les genres de travail et de fonction donnent un droit égal à jouir des avantages sociaux. Il ne faut pas confondre le rôle qui est celui du gouvernement et le rôle d'administration des choses : ils sont fondamentalement différents et si, aujourd'hui, ils se trouvent souvent confondus, c'est à cause du privilège économique et politique.

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