Substantif
féminin exprimant la qualité de ce qui est beau. On dit souvent :
le beau pour la beauté. L'adjectif beau, qui
viendrait du latin bellus, se disait d'abord bel. Cette
première forme est encore employée dans certains cas. Son féminin,
belle, est resté celui de beau. Bel a fait au
moyen âge beltel qui est devenu beauté.
La
beauté est « la manifestation sensible de la perfection physique ou
morale qui éveille le sentiment de l'admiration ». Cette formule
Lapidaire du Dictionnaire Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, est, dans
sa sècheresse, la plus exacte de celles que nous offre ce genre
d'ouvrages. Nous verrons de quelle façon elle doit être comprise et
étendue.
Dans
les applications usuelles du mot beauté, on entend plus
souvent ce qui plaît par un caractère brillant et ce qui est
agréable aux sens que ce qui présente une véritable perfection,
surtout morale. De là des conceptions inexactes de la beauté et des
emplois, si peu justifiés de son terme, qu'ils prennent parfois un
air d'ironie par exemple lorsqu'on dit : le beau monde,la belle
société, le bel air.La notion de la beauté est d'autant
plus fausse qu'elle comporte moins de perfection morale ; elle est
d'autant plus conventionnelle et peu durable qu'on prétend la placer
davantage en dehors ou au-dessus de la nature.
Dans
les usages courants on entend : La beauté des êtres animés et des
choses dans leurs aspects extérieurs : une belle femme, un
beau cheval,une belle campagne, une belle saison. Celle
des choses qui sont en bon état, bien faites : une belle santé,
un beau meuble. Celle de l'homme qui fait bien une chose et de
l'instrument dont il se sert, identifié avec lui : un beau
sculpteur, ou un beau ciseau, pour dire un bon sculpteur.
Celle
des productions de l'esprit : les beaux-arts, les
belles-lettres. Celle des qualités morales des individus, de la
grandeur, de la noblesse, de la générosité qui sont en eux un
beau caractère, une belle âme, de beaux sentiments.
Dans des conditions qui ne comportent que très relativement l'idée
de beauté, on appelle beau ce qui est simplement bienséant,
convenable, honnête, heureux, avantageux, favorable. On dit :
«
il est beau d'être propre, ou poli, ou scrupuleux », «
c'est un beau succès », « il a une belle situation »,
« voilà une belle occasion ».
Au
propre ou au figuré, on donne la qualité de beau à ce qui
est gros, considérable, précieux, important, réussi, en bien ou en
mal indifféremment : un beau melon, un bel héritage,
un beau collier, une belle armée, une belle
maladie, un bel incendie, un beau crime, un beau
coup. Ironiquement, on applique le mot beau à ce qui est
trompeur, laid, ridicule ou malfaisant : Voilà de belles
promesses!... Quel beau nez !... C'est un beau
général!... Quel beau scélérat!...
Les
mots beauté et beau ont quantité d'autres usages,
très souvent injustifiés, mais qui
montrent
combien le sentiment de l'admiration est un besoin important de
l'individu et combien il l'exprime naturellement et spontanément
devant les formes les plus diverses de la vie, et souvent les moins
admirables, quitte à le corriger ensuite à la réflexion. On admet
généralement que beau vient du latin bellus. Le
Larousse remarque, avec juste raison, que cette étymologie est
insuffisante pour un mot d'une si grande importance et d'un usage si
fréquent. Bellus était un diminutif de bonus et
s'appliquait, en parlant des personnes et des choses, à ce qui était
bon, en bon état, joli, charmant, élégant, délicat. Bonus
désignait ce qui était bon et beau en général. Les termes
latins qui correspondent le plus exactement aux définitions données
aujourd'hui de la beauté et du beau sont : pulchritudo
(beauté) et pulcher (beau), avec les dérivés pulchra et pulchrum.
Mais bonus et bellus expriment plus exactement l'idée
que les anciens se faisaient du beau. Les Grecs confondaient le beau
avec le bien et en avaient fait un seul mot. Ils ne
séparaient la morale ni de l'esthétique, ni de la politique.
Socrate préférait la perfection de l'âme à celle du corps ; les
vrais artistes étaient, à ses yeux, ceux qui représentaient la
beauté morale. Platon développa et répandit les principes de
Socrate. Pour lui, tout ce qui était bon était beau, et la source
de
la beauté était par excellence dans le bien dont elle était la
splen. Il voulait faire servir le beau à l'éducation des hommes
d'État, de l'élite, du peuple. « La beauté dans les choses est
par essence le rayonnement de l'idéal à travers le sensible ; il
était naturel que Platon la célébrât avec un enthousiasme que
devaient partager un pays et un temps où le culte de l'art était
comme une religion nationale ». (Henri Marion, Grande
Encyclopédie.) Aristote établit la distinction entre le bon,
qui réside dans les actes et peut changer, et le beau qui est
dans ce qui ne supporte pas de changement. Les deux conditions de la
beauté étaient pour lui la grandeur et l'ordre. Les stoïciens
identifièrent
plus complètement le bien et le beau. Dans la même
voie, les philosophes d'Alexandrie assignèrent à la beauté des
fins de plus en plus spiritualistes ; Plotin faisait servir les
sentiments qu'elle inspirait à l'élévation de l'âme. L'idée de
la beauté aboutit ainsi, sous des formes mystiques, à saint
Augustin, qui ébaucha une théorie du beau dans ses deux traités :
De la vraie Religion et De la Musique. On ne la retrouve plus
ensuite que vaguement rappelée chez les philosophes du Moyen-Âge et
de la Renaissance.
C'est
au XVIIIe siècle, alors que la société moderne perdait de plus en
plus le sentiment de la beauté, qu'on créa la science du beau.
Baumgarten lui donna le nom d'esthétique qu'elle a gardé. La
mystique et la métaphysique, qui n'avaient, au Moyen-Âge et pendant
la Renaissance, que vaguement enveloppé et obscurci l'idée de la
beauté épanouie alors dans le libre essor de la vie et de l'art,
allaient se compliquer de philosophie, de psychologie, de physiologie
et de technique. Ainsi que l'art, la beauté allait devenir, dans le
sentiment des hommes, de moins en moins naturelle, spontanée,
émouvante. Grâce à la chimie des « abstracteurs de quintessence »
penchés sur elle « à grand renfort de bésicles », on allait la
soumettre à des classifications, des formules, des règles qui la
rendaient de plus en plus conventionnelle, savante, bégueule et
incompréhensible à la spontanéité de ceux qui, simplement, la
sentent sans souci de l'expliquer. On allait l'engager dans la voie
inverse à celle que Méphistophélès fait prendre à Faust en lui
disant : Partons donc pour connaître la vie, Et baisse le fatras
de ta philosophie.
Ce
n'est pas que l'idée de beauté n'eût été déjà compliquée dans
l'antiquité. Elle avait été claire pour Aristote. Lorsqu'on lui
demandait : « Qu'est-ce que la beauté ? », il répondait : «
Laissez faire cette question à des aveugles », exprimant par là
que la beauté est visible et sensible pour tous ceux qui ont des
yeux et des sentiments. Mais il y avait déjà des gens qui
l'obscurcissaient, soit parce qu'ils étaient incapables de voir et
de sentir, soit par système et de mauvaise foi. Aristote lui-même,
avec la plupart des philosophes, affectait la difficulté, « pour
amuser la curiosité de notre esprit », dit Montaigne. Le même
Montaigne a aussi remarqué que la difficulté était recherchée par
les savants pour cacher le vide de leurs idées et donner la change à
« l'humaine bêtise ». Lucrèce critiquait l'obscurité du langage
d'Héraclite qui valait à ce « ténébreux » l'admiration des
hommes superficiels. Le poète grec Lycophron écrivait de façon
énigmatique. Il déclarait qu'il se pendrait si quelqu'un pouvait
entendre son poème de la Prophétie de Cassandre. Il est
probable qu'il ne l'entendait pas davantage lui-même. Vingt siècles
plus tard, Hegel, à qui M. Maurice Barrès devait emprunter de nos
jours ce genre de mystification, allait déclarer qu'un philosophe
devait être obscur, et Destouches pouvait répéter dans une de ses
comédies le mot qu'on disait déjà au temps de Quintilien : « Cela
doit être beau, car je n'y comprends rien ». Depuis, le nombre n'a
diminué de ceux qui trouvent beau ce qu'ils ne comprennent pas. Au
contraire, grâce au snobisme, on voit consacrer de plus en plus sous
cette forme la souveraineté de « l'humaine bêtise ». Voltaire,
qui ne s'embarrassait pas de nuées et fut un des esprits les plus
clairs et les plus lucides de tous les temps, jugeait que les
opinions des philosophes sur la beauté étaient du « galimatias »
et refusait d'écrire un traité du beau.
C'est
précisément par un Traité du Beau, du philosophe suisse de
Crousaz, paru en 1712, que commencèrent les études modernes de la
beauté. Hutcheson continua, en Angleterre, par ses Recherches sur
l'origine de nos idées de beauté et de vertu, publiées en 1725
sous l'anonymat. Il fut suivi, en France, par le Père André (Essai
sur le Beau, 1741), et par Batteux (Les Beaux-Arts réduits à
un même Principe, 1746) ; en Allemagne, par Baumgarten (les
OEsthetica, 1750 Vinrent ensuite les travaux de Burke (Recherches
philosophiques sur nos Idées du Beau et du Sublime, 1757),
Diderot (article Beau, de l'Encycopédie, 1751. Histoire de
la Peinture en cire, 1755; Salons, 1759-81) ; Rameau et
J.-J. Rousseau sur la Théorie de la Musique ; Reid
(Recherches sur l'Entendement humain, 1764) ; Kant (Critique
du Jugement, 1790) ; Schiller (Lettres esthétiques, 1795)
; Schelling (Écrits philosophiques, 1809) ; J. Droz : (Le
beau dans les arts. 1815) ; Schopenhauer : (Le Monde considéré
comme représentation et volonté, 3e livre, 1819) ; et un grand
nombre d'autres auteurs, surtout allemands. Après la mort d'Hegel,
en 1831, on publia ses Leçons sur l'Esthétique. En
Angleterre, parurent au XIXe siècle, les oeuvres de Bain, Spencer,
James
Sully, Grant Allen et particulièrement Ruskin. En France, l'étude
du beau et de l'art occupa Stendhal : (Histoire de la Peinture, en
Italie, 1817, et d'autres écrits de critique) ; V. Cousin : (Le
Vrai, le Beau, le Bien, 1837) ; Jouffroy : (Cours
d'Esthétique, 1826-1843) ; Lamennais : (Esquisse d'Une
Philosophie, 1840) ; Emeric David : (Vie des Artistes,
1853) ; Chaignet : (Principes de la Science du Beau, 1860) ;
Ch. Lévêque : (La Science du Beau, 1861) ; Proudhon : (Du
Principe de l'Art et de sa Destination sociale, 1865) ; Fromentin
: (Les Maîtres d'autrefois, 1876).
Taine
appliqua à l'étude du beau, ses méthodes rigoureusement
scientifiques en recherchant plus particulièrement, dans ses
ouvrages sur ce sujet, la formation de l'art et des artistes. Des
méthodes également scientifiques furent celles de Helmholtz et
Blaserna dans leurs travaux sur la musique, de Brucke : (Physiologie
des Couleurs, 1860. ― Principe des Beaux-Arts, 1877) ;
de Rood : (Théorie scientifique des Couleurs, 1881) ; de
Sully-Prudhomme : (l'Expression dans les Beaux-Arts, 1883) ;
de G. Séailles : (Essai sur le Génie dans l'Art, 1884) ; de
Lechalas : (Modes d'action de la musique ; Comparaisons
entre la peinture et la musique, 1884-85) ; de Guyau :
(Problèmes
d'Esthétique, 1884 ; l'Art au point de vue Sociologique,
1889) ; de Souriau : (Esthétique du Mouvement, 1889) ; de
Griveau : (Les Éléments du Beau, 1892), etc...
Bien
que Jouffroy ait constaté qu'il y a sur la question du beau beaucoup
moins de travaux que sur celle de l'être ou celle du bien et du mal,
on n'en finirait pas d'énumérer les auteurs qui l'ont traitée. Il
serait de plus, bien difficile de tirer de leurs ouvrages un accord
de principes définitifs. Comme l'a encore dit Jouffroy, il n'y a
presque pas de guides à suivre ; car il est impossible de prononcer
d'une façon absolue sur cette question. Elle est aussi compliquée
que celle de l'art lorsqu'on veut établir sur elle des théories, et
leur multiplicité ne peut que l'obscurcir au lieu de l'éclaircir.
Ce qu'il y a à faire devant le beau, comme devant, toutes les
manifestations de la vie, au lieu de construire des systèmes plus ou
moins séduisants, c'est d'observer, de voir aussi clair que
possible, et c'est surtout d'éviter toute interprétation qui
pourrait fausser ou diminuer les satisfactions que ce beau peut nous
procurer. Gardons-nous des fabricateurs qui voudraient interposer les
nuages de leurs systèmes entre nos yeux et le soleil de la beauté.
La
première observation à faire est que le sentiment de la beauté,
comme celui de l'art, se trouve répandu dans toute la nature. Tous
les êtres normalement constitués, animaux ou humains, y sont
sensibles et recherchent le beau sous toutes ses formes, soit
naturelles, soit artificielles, soit élémentaires, soit
supérieures. La beauté n'est donc, pas plus que l'art, l'apanage de
la seule humanité et, parmi elle, d'hommes supérieurs qui composent
des élites. C'est cette sensibilité devant la beauté qui a créé
le besoin de l'art pour la mettre en évidence, pour la rendre plus
brillante, d'abord dans le but, primitif et commun à tous les êtres
de plaire, ensuite pour des fins de plus en plus élevées. Les
animaux cherchent à donner plus d'éclat à leur beauté naturelle
par les soins qu'ils prennent de leur pelage, de leur plumage, et par
la séduction qu'ils s'efforcent de mettre dans leurs attitudes et
dans leur langage. Il n'en est pas autrement chez les humains.
N'ayant ni pelage, ni plumage, ils empruntent ceux des animaux, ils
usent d'artifices pour faire valoir leur beauté ou pour faire croire
à celle qu'ils ne possèdent pas. C'est ainsi que dans bien des cas,
le geai se pare des plumes du paon. La deuxième observation à faire
est que l'idée de beauté est d'autant plus conventionnelle qu'elle
est plus fondée sur des aspects extérieurs et, en même temps,
qu'elle s'écarte davantage de la nature. Ses formes varient alors à
l'infini avec les espèces et les races, suivant les latitudes, le
temps, la mode et les préférences personnelles. Les grâces
barrissantes de l'éléphant, que nous raillons et qui épouvantent
les autres animaux, le rendent irrésistible auprès de sa femelle.
La beauté humaine, celle de la femme en particulier, n'a pas le même
type dans toutes les contrées. Chaque race en a choisi un suivant
ses propres caractéristiques. Pour les Européens, ce type est celui
de la statuaire grecque antique ; il diffère sensiblement de celui
des Arabes et encore plus de celui de certains nègres qui voient la
beauté sous des aspects qui sont à nos yeux repoussants. Les moyens
de séduction qui complètent ceux de la beauté dans les rapports
amoureux, sont tout aussi différents.
Le
baiser, dans toutes ses variétés même les plus chastes, est un
objet de dégoût pour certains peuples, et les odeurs d'une espèce
ou d'une race sont insupportables aux autres. Avec la mode, l'idée
de beauté est encore plus conventionnelle et subit les déformations
et les contradictions les plus invraisemblables. La nudité, qui est
la forme la plus universellement reconnue de la beauté humaine,
étant la plus naturelle et la plus pure lorsqu'elle n'est pas
déshonorée par des malpropretés physiques et morales, prend tous
les aspects de la laideur et de l'indécence grâce à la mode. Non
seulement la mode rend ridicules la plupart de ceux qui la suivent,
mais elle avilit la femme, qui se livre à elle et lui remet le soin
de sa pudeur, n'hésitant pas, dans bien des cas et dans l'espoir de
paraître plus belle, à prendre les allures de ces luronnes qui
faisaient dire à Jean de Meung, dans le Roman de la Rose:
«
Toutes êtes, serez ou fûtes,
De
fait ou de volonté putes,
Et
qui bien vous étudierait
Toutes
putes vous trouverait. »
Des
milliers d'individus se croient beaux parce qu'ils ressemblent aux
gravures des catalogues de grands magasins et portent tous, dans le
même temps, le même vêtement sans souci de son rapport avec leur
anatomie particulière. L'engouement pour la mode va jusqu'au mépris
de la santé. Suivant que l'époque est plus ou moins neurasthénique,
qu'elle est « dame aux camélias » ou qu'elle marche « à l'ombre
des épées », on se fait grossir ou maigrir, on se donne un teint
pâle ou coloré, on se fait pousser du poil ou on s'épile au moyen
de drogues qui procurent toutes sortes de malaises, mais enrichissent
les malfaiteurs patentés qui les vendent. On se soumet à la torture
du corset, des chaussures étroites ou à talons hauts, et la femme
qui croit s'être rendue ainsi plus belle, se montre avec un visage
peinturluré, congestionné et grimaçant de douleur. On ne sait pas
que la première des beautés, pour l'homme et pour la femme, est
dans une bonne santé qui s'entretient par l'harmonie du corps,
librement épanoui dans tous ses mouvements, et qui répand la
sérénité sur le visage. Combien de fois les beaux vêtements
recouvrent des corps qu'on ne lave jamais ! On voit jouer dans les
rues des fillettes dont les jambes nues sont recouvertes d'une
épaisse crasse, mais elles ont des cheveux soigneusement taillés à
la Ninon. Qui prendra l'initiative de mettre à la mode la propreté
et la santé ? Personne parmi les dirigeants de l'état social
actuel, car réalisées au physique, elles feraient naître
infailliblement un besoin d'émancipation intellectuelle et morale
qui ne s'accommoderait plus de l'esclavage et de l'avilissement où
les travailleurs sont tenus par Ieurs maîtres. Jean Rictus a dit
fort justement : « Ouvrier mon frère, Ouvrier ; Crois que ma parole
est profonde. Avant de dominer le monde Commence par te laver les
pieds. »
La
beauté de la mode, c'est celle des sépulcres blanchis dont parle
l'Évangile. En, art, la mode n'est pas moins capricieuse et
dépourvue de toute préoccupation véritablement esthétique. Son
choix, parmi les objets plus ou moins dignes d'admiration, va
généralement aux plus mauvais, aux spectacles violents, aux
couleurs criardes, aux musiques où le sentiment coule comme de la
mélasse, à tout ce qui excite brutalement ou niaisement les sens de
la foule au lieu d'exercer son goût. Si elle jette son dévolu sur
du beau véritable, c'est pour le travestir, le souiller en en
faisant un objet de négoce et en le mêlant aux passions qui agitent
l'opinion. Elle débite le beau en série. Elle multiplie, par
exemple, les femmes nues de Henner, les salles à manger
hollandaises, les statuettes de Tanagra, fabriquées à des
milliers d'exemplaires, jusque dans les prisons disent certains.
Elle groupe les caravanes Cook, qui se répandent comme des nuées de
sauterelles, des fiords de la Norvège aux pampas de l'Argentine,
transportant la béate stupidité de leurs clients cossus des
représentations d'Oberammergau aux courses de taureaux de Madrid ou
aux fumeries d'opium de Chine. Elle fait se retrouver dans les
palaces du monde entier, la même humanité interchangeable, les
mêmes hommes en smoking, les mêmes femmes oxygénées, qui mangent
les mêmes nouilles financières, lisent le même roman de M.
Bourget, dansent le même foxtrot et écoutent par la télégraphie
sans-fil, le même discours d'un farceur politicien ou la même
Prière d'une Vierge.
Enfin,
la mode trouve son ultime expression dans le snobisme qui lui donne,
à l'usage de ce qu'on appelle « l'élite », des formes pas plus
intelligentes, mais plus maniérées, moins « démocratiques ».
C'est le snobisme qui fait admirer sans comprendre et manifester la
satisfaction la plus vive, par des gens qui s'ennuient mortellement.
Par lui, ceux qui sifflaient furieusement Wagner, il y a trente ans,
sont devenus ensuite ses plus bruyants admirateurs pour se remettre à
le siffler durant la « Grande Guerre ». Dans les premiers jours de
cette guerre, les journaux faisaient une publicité admirative à ce
mot d'un ministre des Beaux-Arts, qui montrait ainsi, qu'un ministre
n'est parfois qu'un sot plus décoratif : « Enfin, je vais pouvoir
dire que Wagner m'ennuie !... » L'académicien Frédéric Masson,
qui a passé sa vie à chercher la beauté dans les pots de chambre
napoléoniens, écrivait : « Si les wagnériens sont inconscients,
qu'on les enferme ; s'ils sont sincères, qu'on les fusille. » Dans
les casinos de Vichy, de Nice et autres lieux, entre une partie de
roulette et un tango, Wagner était sifflé par les patriotes
grassement installés dans les tripotages et dans la vadrouille de
guerre. Pendant ce temps, de véritables artistes qui se battaient et
qui furent tués pour défendre tout ce beau monde, se jouaient dans
les tranchées la musique du même Wagner, se consolant de «
l'humaine bêtise » en communiant avec la beauté universelle et
éternelle si au dessus du snobisme des patriotes de proie et de
sang... Depuis, Wagner est redevenu à la mode, étant le seul
capable, par l'action de son génie sur le véritable public, de
procurer à l'Opéra des recettes qui le sauvent de la faillite. Et
le snobisme s'affirme ainsi dans son intégrale insanité ; il
insulte le génie, mais il s'incline toujours devant la recette. Ce
snobisme est la confusion de Babel pour les pauvres cervelles qui
n'ont pas la force de se diriger elles-mêmes, d'échapper à la
tyrannie exercée au nom de « l'esprit » par les mercantis qui en
vivent. Ils imposent tour à tour le conservatisme académique des
bonzes pétrifiés qui défendent à l'art de se renouveler, ou les
élucubrations les plus extravagantes de véritables aliénés. Ils
consacrent la royauté des éditeurs et des marchands qui ont misé
sur des « poulains » dont ils trustent la production, et celle des
directeurs d'entreprises dites « artistiques », parfois aussi
illettrés que les catins érigées par eux au rang d'artistes, qui
confondent l'art avec la pornographie. Leur champ d'action s'étend
de « Gaga » à « Dada », et ils font du domaine du beau, une
immense foire et un vaste lupanar.
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