dimanche 24 décembre 2017

Beauté Partie 1 Encyclopedie Anarchiste

Substantif féminin exprimant la qualité de ce qui est beau. On dit souvent : le beau pour la beauté. L'adjectif beau, qui viendrait du latin bellus, se disait d'abord bel. Cette première forme est encore employée dans certains cas. Son féminin, belle, est resté celui de beau. Bel a fait au moyen âge beltel qui est devenu beauté.
La beauté est « la manifestation sensible de la perfection physique ou morale qui éveille le sentiment de l'admiration ». Cette formule Lapidaire du Dictionnaire Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, est, dans sa sècheresse, la plus exacte de celles que nous offre ce genre d'ouvrages. Nous verrons de quelle façon elle doit être comprise et étendue.
Dans les applications usuelles du mot beauté, on entend plus souvent ce qui plaît par un caractère brillant et ce qui est agréable aux sens que ce qui présente une véritable perfection, surtout morale. De là des conceptions inexactes de la beauté et des emplois, si peu justifiés de son terme, qu'ils prennent parfois un air d'ironie par exemple lorsqu'on dit : le beau monde,la belle société, le bel air.La notion de la beauté est d'autant plus fausse qu'elle comporte moins de perfection morale ; elle est d'autant plus conventionnelle et peu durable qu'on prétend la placer davantage en dehors ou au-dessus de la nature.
Dans les usages courants on entend : La beauté des êtres animés et des choses dans leurs aspects extérieurs : une belle femme, un beau cheval,une belle campagne, une belle saison. Celle des choses qui sont en bon état, bien faites : une belle santé, un beau meuble. Celle de l'homme qui fait bien une chose et de l'instrument dont il se sert, identifié avec lui : un beau sculpteur, ou un beau ciseau, pour dire un bon sculpteur.
Celle des productions de l'esprit : les beaux-arts, les belles-lettres. Celle des qualités morales des individus, de la grandeur, de la noblesse, de la générosité qui sont en eux un beau caractère, une belle âme, de beaux sentiments. Dans des conditions qui ne comportent que très relativement l'idée de beauté, on appelle beau ce qui est simplement bienséant, convenable, honnête, heureux, avantageux, favorable. On dit :
« il est beau d'être propre, ou poli, ou scrupuleux », « c'est un beau succès », « il a une belle situation », « voilà une belle occasion ».
Au propre ou au figuré, on donne la qualité de beau à ce qui est gros, considérable, précieux, important, réussi, en bien ou en mal indifféremment : un beau melon, un bel héritage, un beau collier, une belle armée, une belle maladie, un bel incendie, un beau crime, un beau coup. Ironiquement, on applique le mot beau à ce qui est trompeur, laid, ridicule ou malfaisant : Voilà de belles promesses!... Quel beau nez !... C'est un beau général!... Quel beau scélérat!...
Les mots beauté et beau ont quantité d'autres usages, très souvent injustifiés, mais qui
montrent combien le sentiment de l'admiration est un besoin important de l'individu et combien il l'exprime naturellement et spontanément devant les formes les plus diverses de la vie, et souvent les moins admirables, quitte à le corriger ensuite à la réflexion. On admet généralement que beau vient du latin bellus. Le Larousse remarque, avec juste raison, que cette étymologie est insuffisante pour un mot d'une si grande importance et d'un usage si fréquent. Bellus était un diminutif de bonus et s'appliquait, en parlant des personnes et des choses, à ce qui était bon, en bon état, joli, charmant, élégant, délicat. Bonus désignait ce qui était bon et beau en général. Les termes latins qui correspondent le plus exactement aux définitions données aujourd'hui de la beauté et du beau sont : pulchritudo (beauté) et pulcher (beau), avec les dérivés pulchra et pulchrum. Mais bonus et bellus expriment plus exactement l'idée que les anciens se faisaient du beau. Les Grecs confondaient le beau avec le bien et en avaient fait un seul mot. Ils ne séparaient la morale ni de l'esthétique, ni de la politique. Socrate préférait la perfection de l'âme à celle du corps ; les vrais artistes étaient, à ses yeux, ceux qui représentaient la beauté morale. Platon développa et répandit les principes de Socrate. Pour lui, tout ce qui était bon était beau, et la source
de la beauté était par excellence dans le bien dont elle était la splen. Il voulait faire servir le beau à l'éducation des hommes d'État, de l'élite, du peuple. « La beauté dans les choses est par essence le rayonnement de l'idéal à travers le sensible ; il était naturel que Platon la célébrât avec un enthousiasme que devaient partager un pays et un temps où le culte de l'art était comme une religion nationale ». (Henri Marion, Grande Encyclopédie.) Aristote établit la distinction entre le bon, qui réside dans les actes et peut changer, et le beau qui est dans ce qui ne supporte pas de changement. Les deux conditions de la beauté étaient pour lui la grandeur et l'ordre. Les stoïciens
identifièrent plus complètement le bien et le beau. Dans la même voie, les philosophes d'Alexandrie assignèrent à la beauté des fins de plus en plus spiritualistes ; Plotin faisait servir les sentiments qu'elle inspirait à l'élévation de l'âme. L'idée de la beauté aboutit ainsi, sous des formes mystiques, à saint Augustin, qui ébaucha une théorie du beau dans ses deux traités : De la vraie Religion et De la Musique. On ne la retrouve plus ensuite que vaguement rappelée chez les philosophes du Moyen-Âge et de la Renaissance.
C'est au XVIIIe siècle, alors que la société moderne perdait de plus en plus le sentiment de la beauté, qu'on créa la science du beau. Baumgarten lui donna le nom d'esthétique qu'elle a gardé. La mystique et la métaphysique, qui n'avaient, au Moyen-Âge et pendant la Renaissance, que vaguement enveloppé et obscurci l'idée de la beauté épanouie alors dans le libre essor de la vie et de l'art, allaient se compliquer de philosophie, de psychologie, de physiologie et de technique. Ainsi que l'art, la beauté allait devenir, dans le sentiment des hommes, de moins en moins naturelle, spontanée, émouvante. Grâce à la chimie des « abstracteurs de quintessence » penchés sur elle « à grand renfort de bésicles », on allait la soumettre à des classifications, des formules, des règles qui la rendaient de plus en plus conventionnelle, savante, bégueule et incompréhensible à la spontanéité de ceux qui, simplement, la sentent sans souci de l'expliquer. On allait l'engager dans la voie inverse à celle que Méphistophélès fait prendre à Faust en lui disant : Partons donc pour connaître la vie, Et baisse le fatras de ta philosophie.
Ce n'est pas que l'idée de beauté n'eût été déjà compliquée dans l'antiquité. Elle avait été claire pour Aristote. Lorsqu'on lui demandait : « Qu'est-ce que la beauté ? », il répondait : « Laissez faire cette question à des aveugles », exprimant par là que la beauté est visible et sensible pour tous ceux qui ont des yeux et des sentiments. Mais il y avait déjà des gens qui l'obscurcissaient, soit parce qu'ils étaient incapables de voir et de sentir, soit par système et de mauvaise foi. Aristote lui-même, avec la plupart des philosophes, affectait la difficulté, « pour amuser la curiosité de notre esprit », dit Montaigne. Le même Montaigne a aussi remarqué que la difficulté était recherchée par les savants pour cacher le vide de leurs idées et donner la change à « l'humaine bêtise ». Lucrèce critiquait l'obscurité du langage d'Héraclite qui valait à ce « ténébreux » l'admiration des hommes superficiels. Le poète grec Lycophron écrivait de façon énigmatique. Il déclarait qu'il se pendrait si quelqu'un pouvait entendre son poème de la Prophétie de Cassandre. Il est probable qu'il ne l'entendait pas davantage lui-même. Vingt siècles plus tard, Hegel, à qui M. Maurice Barrès devait emprunter de nos jours ce genre de mystification, allait déclarer qu'un philosophe devait être obscur, et Destouches pouvait répéter dans une de ses comédies le mot qu'on disait déjà au temps de Quintilien : « Cela doit être beau, car je n'y comprends rien ». Depuis, le nombre n'a diminué de ceux qui trouvent beau ce qu'ils ne comprennent pas. Au contraire, grâce au snobisme, on voit consacrer de plus en plus sous cette forme la souveraineté de « l'humaine bêtise ». Voltaire, qui ne s'embarrassait pas de nuées et fut un des esprits les plus clairs et les plus lucides de tous les temps, jugeait que les opinions des philosophes sur la beauté étaient du « galimatias » et refusait d'écrire un traité du beau.
C'est précisément par un Traité du Beau, du philosophe suisse de Crousaz, paru en 1712, que commencèrent les études modernes de la beauté. Hutcheson continua, en Angleterre, par ses Recherches sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu, publiées en 1725 sous l'anonymat. Il fut suivi, en France, par le Père André (Essai sur le Beau, 1741), et par Batteux (Les Beaux-Arts réduits à un même Principe, 1746) ; en Allemagne, par Baumgarten (les OEsthetica, 1750 Vinrent ensuite les travaux de Burke (Recherches philosophiques sur nos Idées du Beau et du Sublime, 1757), Diderot (article Beau, de l'Encycopédie, 1751. Histoire de la Peinture en cire, 1755; Salons, 1759-81) ; Rameau et J.-J. Rousseau sur la Théorie de la Musique ; Reid (Recherches sur l'Entendement humain, 1764) ; Kant (Critique du Jugement, 1790) ; Schiller (Lettres esthétiques, 1795) ; Schelling (Écrits philosophiques, 1809) ; J. Droz : (Le beau dans les arts. 1815) ; Schopenhauer : (Le Monde considéré comme représentation et volonté, 3e livre, 1819) ; et un grand nombre d'autres auteurs, surtout allemands. Après la mort d'Hegel, en 1831, on publia ses Leçons sur l'Esthétique. En Angleterre, parurent au XIXe siècle, les oeuvres de Bain, Spencer,
James Sully, Grant Allen et particulièrement Ruskin. En France, l'étude du beau et de l'art occupa Stendhal : (Histoire de la Peinture, en Italie, 1817, et d'autres écrits de critique) ; V. Cousin : (Le Vrai, le Beau, le Bien, 1837) ; Jouffroy : (Cours d'Esthétique, 1826-1843) ; Lamennais : (Esquisse d'Une Philosophie, 1840) ; Emeric David : (Vie des Artistes, 1853) ; Chaignet : (Principes de la Science du Beau, 1860) ; Ch. Lévêque : (La Science du Beau, 1861) ; Proudhon : (Du Principe de l'Art et de sa Destination sociale, 1865) ; Fromentin : (Les Maîtres d'autrefois, 1876).
Taine appliqua à l'étude du beau, ses méthodes rigoureusement scientifiques en recherchant plus particulièrement, dans ses ouvrages sur ce sujet, la formation de l'art et des artistes. Des méthodes également scientifiques furent celles de Helmholtz et Blaserna dans leurs travaux sur la musique, de Brucke : (Physiologie des Couleurs, 1860. ― Principe des Beaux-Arts, 1877) ; de Rood : (Théorie scientifique des Couleurs, 1881) ; de Sully-Prudhomme : (l'Expression dans les Beaux-Arts, 1883) ; de G. Séailles : (Essai sur le Génie dans l'Art, 1884) ; de Lechalas : (Modes d'action de la musique ; Comparaisons entre la peinture et la musique, 1884-85) ; de Guyau :
(Problèmes d'Esthétique, 1884 ; l'Art au point de vue Sociologique, 1889) ; de Souriau : (Esthétique du Mouvement, 1889) ; de Griveau : (Les Éléments du Beau, 1892), etc...
Bien que Jouffroy ait constaté qu'il y a sur la question du beau beaucoup moins de travaux que sur celle de l'être ou celle du bien et du mal, on n'en finirait pas d'énumérer les auteurs qui l'ont traitée. Il serait de plus, bien difficile de tirer de leurs ouvrages un accord de principes définitifs. Comme l'a encore dit Jouffroy, il n'y a presque pas de guides à suivre ; car il est impossible de prononcer d'une façon absolue sur cette question. Elle est aussi compliquée que celle de l'art lorsqu'on veut établir sur elle des théories, et leur multiplicité ne peut que l'obscurcir au lieu de l'éclaircir. Ce qu'il y a à faire devant le beau, comme devant, toutes les manifestations de la vie, au lieu de construire des systèmes plus ou moins séduisants, c'est d'observer, de voir aussi clair que possible, et c'est surtout d'éviter toute interprétation qui pourrait fausser ou diminuer les satisfactions que ce beau peut nous procurer. Gardons-nous des fabricateurs qui voudraient interposer les nuages de leurs systèmes entre nos yeux et le soleil de la beauté.

La première observation à faire est que le sentiment de la beauté, comme celui de l'art, se trouve répandu dans toute la nature. Tous les êtres normalement constitués, animaux ou humains, y sont sensibles et recherchent le beau sous toutes ses formes, soit naturelles, soit artificielles, soit élémentaires, soit supérieures. La beauté n'est donc, pas plus que l'art, l'apanage de la seule humanité et, parmi elle, d'hommes supérieurs qui composent des élites. C'est cette sensibilité devant la beauté qui a créé le besoin de l'art pour la mettre en évidence, pour la rendre plus brillante, d'abord dans le but, primitif et commun à tous les êtres de plaire, ensuite pour des fins de plus en plus élevées. Les animaux cherchent à donner plus d'éclat à leur beauté naturelle par les soins qu'ils prennent de leur pelage, de leur plumage, et par la séduction qu'ils s'efforcent de mettre dans leurs attitudes et dans leur langage. Il n'en est pas autrement chez les humains. N'ayant ni pelage, ni plumage, ils empruntent ceux des animaux, ils usent d'artifices pour faire valoir leur beauté ou pour faire croire à celle qu'ils ne possèdent pas. C'est ainsi que dans bien des cas, le geai se pare des plumes du paon. La deuxième observation à faire est que l'idée de beauté est d'autant plus conventionnelle qu'elle est plus fondée sur des aspects extérieurs et, en même temps, qu'elle s'écarte davantage de la nature. Ses formes varient alors à l'infini avec les espèces et les races, suivant les latitudes, le temps, la mode et les préférences personnelles. Les grâces barrissantes de l'éléphant, que nous raillons et qui épouvantent les autres animaux, le rendent irrésistible auprès de sa femelle. La beauté humaine, celle de la femme en particulier, n'a pas le même type dans toutes les contrées. Chaque race en a choisi un suivant ses propres caractéristiques. Pour les Européens, ce type est celui de la statuaire grecque antique ; il diffère sensiblement de celui des Arabes et encore plus de celui de certains nègres qui voient la beauté sous des aspects qui sont à nos yeux repoussants. Les moyens de séduction qui complètent ceux de la beauté dans les rapports amoureux, sont tout aussi différents.
Le baiser, dans toutes ses variétés même les plus chastes, est un objet de dégoût pour certains peuples, et les odeurs d'une espèce ou d'une race sont insupportables aux autres. Avec la mode, l'idée de beauté est encore plus conventionnelle et subit les déformations et les contradictions les plus invraisemblables. La nudité, qui est la forme la plus universellement reconnue de la beauté humaine, étant la plus naturelle et la plus pure lorsqu'elle n'est pas déshonorée par des malpropretés physiques et morales, prend tous les aspects de la laideur et de l'indécence grâce à la mode. Non seulement la mode rend ridicules la plupart de ceux qui la suivent, mais elle avilit la femme, qui se livre à elle et lui remet le soin de sa pudeur, n'hésitant pas, dans bien des cas et dans l'espoir de paraître plus belle, à prendre les allures de ces luronnes qui faisaient dire à Jean de Meung, dans le Roman de la Rose:

« Toutes êtes, serez ou fûtes,
De fait ou de volonté putes,
Et qui bien vous étudierait
Toutes putes vous trouverait. »

Des milliers d'individus se croient beaux parce qu'ils ressemblent aux gravures des catalogues de grands magasins et portent tous, dans le même temps, le même vêtement sans souci de son rapport avec leur anatomie particulière. L'engouement pour la mode va jusqu'au mépris de la santé. Suivant que l'époque est plus ou moins neurasthénique, qu'elle est « dame aux camélias » ou qu'elle marche « à l'ombre des épées », on se fait grossir ou maigrir, on se donne un teint pâle ou coloré, on se fait pousser du poil ou on s'épile au moyen de drogues qui procurent toutes sortes de malaises, mais enrichissent les malfaiteurs patentés qui les vendent. On se soumet à la torture du corset, des chaussures étroites ou à talons hauts, et la femme qui croit s'être rendue ainsi plus belle, se montre avec un visage peinturluré, congestionné et grimaçant de douleur. On ne sait pas que la première des beautés, pour l'homme et pour la femme, est dans une bonne santé qui s'entretient par l'harmonie du corps, librement épanoui dans tous ses mouvements, et qui répand la sérénité sur le visage. Combien de fois les beaux vêtements recouvrent des corps qu'on ne lave jamais ! On voit jouer dans les rues des fillettes dont les jambes nues sont recouvertes d'une épaisse crasse, mais elles ont des cheveux soigneusement taillés à la Ninon. Qui prendra l'initiative de mettre à la mode la propreté et la santé ? Personne parmi les dirigeants de l'état social actuel, car réalisées au physique, elles feraient naître infailliblement un besoin d'émancipation intellectuelle et morale qui ne s'accommoderait plus de l'esclavage et de l'avilissement où les travailleurs sont tenus par Ieurs maîtres. Jean Rictus a dit fort justement : « Ouvrier mon frère, Ouvrier ; Crois que ma parole est profonde. Avant de dominer le monde Commence par te laver les pieds. »
La beauté de la mode, c'est celle des sépulcres blanchis dont parle l'Évangile. En, art, la mode n'est pas moins capricieuse et dépourvue de toute préoccupation véritablement esthétique. Son choix, parmi les objets plus ou moins dignes d'admiration, va généralement aux plus mauvais, aux spectacles violents, aux couleurs criardes, aux musiques où le sentiment coule comme de la mélasse, à tout ce qui excite brutalement ou niaisement les sens de la foule au lieu d'exercer son goût. Si elle jette son dévolu sur du beau véritable, c'est pour le travestir, le souiller en en faisant un objet de négoce et en le mêlant aux passions qui agitent l'opinion. Elle débite le beau en série. Elle multiplie, par exemple, les femmes nues de Henner, les salles à manger hollandaises, les statuettes de Tanagra, fabriquées à des milliers d'exemplaires, jusque dans les prisons disent certains. Elle groupe les caravanes Cook, qui se répandent comme des nuées de sauterelles, des fiords de la Norvège aux pampas de l'Argentine, transportant la béate stupidité de leurs clients cossus des représentations d'Oberammergau aux courses de taureaux de Madrid ou aux fumeries d'opium de Chine. Elle fait se retrouver dans les palaces du monde entier, la même humanité interchangeable, les mêmes hommes en smoking, les mêmes femmes oxygénées, qui mangent les mêmes nouilles financières, lisent le même roman de M. Bourget, dansent le même foxtrot et écoutent par la télégraphie sans-fil, le même discours d'un farceur politicien ou la même Prière d'une Vierge.

Enfin, la mode trouve son ultime expression dans le snobisme qui lui donne, à l'usage de ce qu'on appelle « l'élite », des formes pas plus intelligentes, mais plus maniérées, moins « démocratiques ». C'est le snobisme qui fait admirer sans comprendre et manifester la satisfaction la plus vive, par des gens qui s'ennuient mortellement. Par lui, ceux qui sifflaient furieusement Wagner, il y a trente ans, sont devenus ensuite ses plus bruyants admirateurs pour se remettre à le siffler durant la « Grande Guerre ». Dans les premiers jours de cette guerre, les journaux faisaient une publicité admirative à ce mot d'un ministre des Beaux-Arts, qui montrait ainsi, qu'un ministre n'est parfois qu'un sot plus décoratif : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m'ennuie !... » L'académicien Frédéric Masson, qui a passé sa vie à chercher la beauté dans les pots de chambre napoléoniens, écrivait : « Si les wagnériens sont inconscients, qu'on les enferme ; s'ils sont sincères, qu'on les fusille. » Dans les casinos de Vichy, de Nice et autres lieux, entre une partie de roulette et un tango, Wagner était sifflé par les patriotes grassement installés dans les tripotages et dans la vadrouille de guerre. Pendant ce temps, de véritables artistes qui se battaient et qui furent tués pour défendre tout ce beau monde, se jouaient dans les tranchées la musique du même Wagner, se consolant de « l'humaine bêtise » en communiant avec la beauté universelle et éternelle si au dessus du snobisme des patriotes de proie et de sang... Depuis, Wagner est redevenu à la mode, étant le seul capable, par l'action de son génie sur le véritable public, de procurer à l'Opéra des recettes qui le sauvent de la faillite. Et le snobisme s'affirme ainsi dans son intégrale insanité ; il insulte le génie, mais il s'incline toujours devant la recette. Ce snobisme est la confusion de Babel pour les pauvres cervelles qui n'ont pas la force de se diriger elles-mêmes, d'échapper à la tyrannie exercée au nom de « l'esprit » par les mercantis qui en vivent. Ils imposent tour à tour le conservatisme académique des bonzes pétrifiés qui défendent à l'art de se renouveler, ou les élucubrations les plus extravagantes de véritables aliénés. Ils consacrent la royauté des éditeurs et des marchands qui ont misé sur des « poulains » dont ils trustent la production, et celle des directeurs d'entreprises dites « artistiques », parfois aussi illettrés que les catins érigées par eux au rang d'artistes, qui confondent l'art avec la pornographie. Leur champ d'action s'étend de « Gaga » à « Dada », et ils font du domaine du beau, une immense foire et un vaste lupanar.

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