dimanche 10 décembre 2017

Henk CANNE-MEIJER HISTOIRE DES CONSEILS OUVRIERS EN ALLEMAGNE 1919-1935 Partie 2

LE MECOMPTE

Avec 25 ans de recul, nous pouvons voir que l'AAUD et l'AAUDE. se sont trompé également. On avait cru que la soudaine croissance des organisations d'usine en 1919 et en 1920 continuerait à peu près à la même cadence au cours de la lutte.
On avait cru que les organisations d'usine deviendraient un grand mouvement de masse, groupant des «millions et des millions de communistes conscients», qui contrebalanceraient le pouvoir des syndicats capitalistes. Partant de la supposition juste que le prolétariat ne peut lutter et triompher que comme classe organisée, on croyait que les travailleurs élaboreraient chemin faisant une nouvelle et toujours croissante organisation permanente. C'est à la croissance de l'AAUD. et de 1'AAUDE. qu'on pouvait mesurer le développement de la combativité et de la conscience de classe. Une lutte acharnée avait lieu en Allemagne, et celle-ci devait aboutir au fascisme en 1933, mais le AAUD, le AAUDE, et le KAPD se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes malgré la lutte. A la #n il ne restait plus que quelques centaines d'adhérents, vestiges des grandes organisations d'usine d'antan, ce qui signifiait quelque noyaux çà et là sur un total de 20 millions de prolétaires. Les organisations d'usine n'étaient plus des organisations «générales» des travailleurs, mais des noyaux de communistes de Conseils conscients, et de cette façon 1'AAUD. et l'AAUDE. même revêtaient le caractère d'un parti politique. L'organisation de «millions et de millions» s'était avérée illusoire.

LES FONCTIONS

Est-ce spécialement le petit nombre d'adhérents qui transforme les organisations d'usine en un parti politique. Non. C'était un changement de fonction. Quoique les organisations d'usine n'eussent jamais pour tâche de proclamer une grève, de négocier avec les entrepreneurs, de poser des revendications (c'était l'affaire des grévistes), l'AAUD et l'AAUDE étaient des organisations de lutte pratique. Ils excitaient la combativité des ouvriers, et dans ce sens avaient une tâche de propagande. Mais quand une grève était éclatée, les organisations d'usine s'occupaient en grande partie de l'organisation de la grève. La presse de l'organisation était la presse de la grève, les rassemblements de grévistes étaient organisés par elles, les orateurs étaient souvent les propagandistes de l'AAUD. et de l'AAUDE. Mais des pourparlers avec les entrepreneurs revenaient au Comité des grévistes, dans lesquels étaient en général des adhérents de l'AAUD et de l'AAUDE. Dans le Comité, ils ne représentaient pas leur organisation, mais les grévistes qui les avaient élus, et devant qui ils étaient responsables. Le parti politique KAPD avait une autre fonction. Sa tâche consistait surtout en propagande, en analyse économique et politique. Aux moments d'élection, il faisait une propagande antiparlementaire, et des événements politiques donnaient lieu à des meetings pour dénoncer la politique bourgeoise des différents partis. Et parce que les sociauxdémocrates et les communistes officiels avaient une grande in"uence en Allemagne, la critique sur le KPD et la Russie prenait une grande place dans l'activité.

CHANGEMENT DE FONCTION

Mais la tache pratique de l'AAUD. et de l'AAUDE était accomplie dès la défaite dé#nitive de la classe ouvrière dans l'insurrection de 21 en Allemagne centrale. Cette défaite était aussi celle des organisations qui ne pouvaient guère vivre qu'en tant qu'organes de mouvements indépendants, c'est à dire l'AAUD et l'AAUDE.
Dans de telles circonstances, le travail des organisations d'usine était réduit à la propagande et l'analyse, comme celui du parti politique. La plupart des adhérents, découragés par l'absence de perspective révolutionnaire, quittait l'organisation, mais les adhérents se réunissaient selon l'arrondissement de leur domicile ainsi qu'il se pratique dans les partis. Il n'y avait plus grande différence entre le KAPD, l'AAUD et l'AAUDE. Ils formaient pratiquement trois partis politiques de même couleur: c'était à déplorer pour l'AAUDE qui estimait le parti politique super"u et fatal.

FUSION

Trois partis politiques de la même couleur, certain deux de trop. Et en décembre 1931, les conclusions tirées de la situation déterminèrent l'AAUD à se détacher du KAPD et à fusionner avec l'AAUDE, ce qui signifiait la mort certaine du KAPD. La nouvelle organisation s'appelait K.A.U.D. (Kommunistiche Arbeiter Union Deutschlands)exprimant ainsi l'idée que la nouvelle organisation n'était pas une organisation «générale» pour tous les travailleurs de volonté révolutionnaire, mais groupait les travailleurs communistes conscients.

LA CLASSE ORGANISÉE

Dans ce nouveau KAUD. s'exprimait a aussi un lent changement dans les principes des organisations. Ce changement avait un sens ; il faut se souvenir de ce que signifie la «classe organisée». L'AAUD et l’AAUDE avaient cru tout d'abord que c'étaient eux qui organiseraient la classe ouvrière, que des milliers d'ouvriers adhéreraient à leurs organisations. C'est au fond la même conception que celle des vieux syndicalistes quand tous les ouvriers sont adhérents à leurs syndicats, la classe ouvrière est organisée. Ainsi en allait-il pour l'organisation d'usine. Une vieille tradition s'y perpétuait, celle de la «classe organisée».
Même après 1928 la lutte des classes fut importante, mais les mouvements étaient surtout inspirés et dirigés par le KPD et les «syndicats rouges» de Moscou. Et bien qu'il y eut aussi des grèves indépendantes de leurs organisations, les travailleurs ne voulaient plus lutter à outrance comme dans les années 19/23. La combativité révolutionnaire étant épuisée et on n'avait plus besoin du secours d'organismes tels que l'AAUD et l’AAUDE. Durant les années où les organisations d'usine perdirent de plus en plus de leur in"uence sur les grèves et où les syndicats rouges et le KPD trompèrent les ouvriers, l'AAUD et l'AAUDE #rent propagande pour que les ouvriers eux-mêmes organisent leur lutte en «Comité d'Action» et en créant un lien entre ces comités. C'est ainsi que les travailleurs purent aussi agir en tant que «classe organisée», bien que ce fut sans adhérer à l'AAUD ni à l'AAUDE. Autrement dit, la lutte de «classe organisée» ne dépendait plus d'une organisation permanente, bâtie avant la lutte. Dans cette nouvelle conception, la «classe organisée», était la classe luttant sous sa propre direction. Ce changement de conception avait des conséquences sur maint problème: la dictature du prolétariat par exemple. Parce que la «classe organisée» était autre chose que l'AAUD—AAUDE, ceux-ci ne pouvaient plus être très considérés comme organes de la dictature du prolétariat. Quant au problème posé au début du mouvement par les Conseils Ouvriers, à savoir qui du KAPD ou de l'AAUD aurait la majorité du pouvoir, il n'en était plus question. Aucun des deux n'exercerait la dictature, mais celle-ci serait entre les mains de la classe luttant, qui assumerait toutes les fonctions de la lutte. La tâche du nouveau KAUD. se réduisait à une propagande communiste clarifiante, poussant la classe ouvrière à la lutte tout en lui montrant ses forces et ses faiblesses.

LA SOCIETE COMMUNISTE ET LES ORGANISATIONS D'USINE

Ce changement s'accompagnait aussi d'une révision des conceptions de la société communiste. Nous avons déjà signalé que les masses se sont déjà orientées vers le capitalisme d'État. L'État sera le levier du socialisme par les nationalisations, l'économie dirigée et les réformes sociales, tandis que le parlementarisme et les syndicats seront les moyens de lutte : les ouvriers ne luttant guère comme classe indépendante, et con#ent la gestion et la direction de la Lutte de classes à des chefs parlementaires et syndicalistes. Dans ces conditions, il va sans dire que les ouvriers voient dans le parti et les syndicats des collaborateurs de l'État et que ces organismes auront la direction et la gestion de la société communiste future. Au début, cette tradition avait passé dans l'AAUD, le KAPD. et l'AAUDE. Tous trois souhaitaient une organisation groupant des «millions et des millions» d'adhérents pour exécuter la dictature du prolétariat politiquement et économiquement. Nous avons déjà vu que l'AAUD, en 23, se déclarait capable de reprendre la gestion de 6% des usines. Mais ces conceptions chancelaient. Nous savons que les centaines d'organisations d'usine coordonnées dans l'AAUD et l'AAUDE, réclamaient le maximum d'indépendance quant aux décisions et faisaient de leur mieux pour éviter la formation d'une «nouvelle clique de dirigeants». Mais serait-il possible de «garder cette indépendance dans la vie sociale communiste» ? La vie économique est profondément spécialisée et toutes les usines sont interdépendantes. Comment serait-il possible de gérer la vie économique si le droit de disposition des moyens de production et la distribution de la richesse sociale ne reposait pas dans quelques noeuds centraux? L'État en tant que producteur et distributeur serait-il indispensable ? C'est l'une des contradictions entre les vieilles conceptions sur la société communiste et la nouvelle forme de lutte. On redoutait la centralisation économique comme une «bête noire», mais on ne savait comment s'en garder. La discussion portait sur la nécessité plus ou moins grande de fédéralisme ou de centralisme. La tendance au fédéralisme était plus forte dans l'AAUDE. Le KAPD et l'AAUD tendaient au centralisme. En 1923, le KAPD publie une brochure intitulée Das Werden einer neuen Gesellschaft(Le devenir d'une nouvelle société) d'où il ressortait que le Communisme devait être centralisé, «le plus centralisé serait le mieux.»
Aussi longtemps qu'on était encore prisonnier de vieilles conceptions de «la classe organisée», cette contradiction ne pouvait être résolue. D'une part, on s'accommodait de vieilles conceptions du syndicalisme-révolutionnaire, «reprise des usines» par les syndicats.
D'autre part, on pensait — comme les Bolchéviks — que l'appareil central règle le processus de production et répartit le «revenu national» entre les ouvriers.
Toutefois, une discussion au sujet de la société communiste sur la base du «centralisme» ou «fédéraliste» est absolument stérile. Ces problèmes sont des problèmes d'organisation, alors que la société communiste est d'abord un problème économique. Au Capitalisme doit succéder un autre système économique où les moyens de production, les denrées, la force de travail des ouvriers ne revêtent pas la forme de valeur et où l'exploitation de la population au bénéfice d'un groupe de profiteurs n'aura plus lieu. Toute discussion sur «fédéralisme» ou «centralisme» n'a aucun sens quand on n'a pas d'abord montré la base économique de ce centralisme ou de ce fédéralisme. Donc les formes d'organisation de l'économie ne sont pas arbitraires, mais elles sont déterminées par les principes mêmes de cette économie. C'est pourquoi il est insuffisant de présenter le communisme comme un système négatif, pas d'argent, pas de capital, pas de marché, mais nous devons le connaître en tant que système positif. Il faut savoir quelles lois économiques succéderont à celles du capitalisme. Et quand nous les aurons trouvées, sans doute que le problème «centralisme-fédéralisme» apparaîtra comme un faux problème.

LES ASSISES ECONOMIQUES DU COMMUNISME

Cette investigation ne pouvait commencer qu'après que l'AAUD et l'AAUDE se fussent libérées des vieilles traditions de «la classe organisée» et aient compris que la classe ouvrière doit trouver son unité de lutte sans bâtir une organisation permanente. L'AAUD publia en 1930 un livre intitulé Les bases de la production et de la répartition communistes
(Grundprincipien Kommunisticher produktion und Verteilung),qui représentait une introduction à ce problème.
Les bases n'ont pas pour but un «plan» quelconque, ne montrent pas comment la société peut être construite «plus belle» ou «plus équitable». Elles ne parlent que des problèmes d'organisation de l'économie communiste, mais ils réduisent la pratique de la lutte de classe et la gestion sociale à une unité organique en tant que nouvelle conception de la société. Les assises sont l'expression économique de ce qui va se consommer politiquement dans les mouvements de masses indépendants. Quand les Conseils seront venus au pouvoir, et parce qu'ils auront appris à gérer leur lutte eux-mêmes dans un effort continuel, ils ne pourront que corroborer leur pouvoir, en préconisant de nouvelles lois économiques, où la mesure du temps de travail sera le pivot de toute production et répartition. C'est la tâche des travailleurs eux-mêmes de gérer toutes les branches de travail en calculant le temps de travail entre elles. Les classes montrent le caractère des nouvelles relations du droit économique et ainsi s'accomplit une unité de conception entre la nouvelle forme de lutte et l'organisation de la société future. Comme telles, elles sont le fruit des mouvements de masse d'après 1917.

L'ECONOMIE COMMUNISTE

Les «assises» contiennent les chapitres suivants (2ème édition hollandaise 1935) Les points de départ de la production et de la répartition La révision social-démocrate du marxisme L'étalon de mesure dans le Communisme
4) Progrès dans la façon de poser les problèmes
5) Le Communisme libertaire
6) La production communiste
7) L'heure moyenne sociale en tant que base de la production
8) L'heure moyenne sociale en tant que base de la répartition
9) Les "Services publics"
10) La comptabilité en tant que miroir de la vie économie que
11) La suppression du marché
12) L'expansion de la production
13) Le contrôle de la vie économique
14) le Communisme dans l'agriculture
15) La dictature du prolétariat
16) Conclusion.
Tous les problèmes sont examinés du point de vue du travailleur exploité. Pour lui le coeur du problème n'est pas la suppression de la propriété privée mais celle de l'exploitation. La suppression de la propriété privée n'est qu'une lapalissade, et n'est rien de plus qu'une condition absolument nécessaire à la suppression de l'exploitation. Mais comme nous le savons depuis, cette abolition ne coïncide pas nécessairement avec celle de l'exploitation, et nous sommes amenés à examiner les problèmes avec plus d'exactitude. Le mouvement anarchiste a compris cette insuffisance, beaucoup plus que le mouvement marxiste, et il a mis en avant ce mot d'ordre fondamental dans l'agitation : «Suppression du travail salarié». Le gouvernement est censé pratiquer l'«économie en nature», c'est à dire que l'argent n'a plus de valeur. Le logement, les aliments, l'eau, le courant électrique, etc ... tout est gratuit. Seule une part de 15% du salaire est allouée en argent, destinée aux achats de marché noir, pour les marchandises que le gouvernement ne peut distribuer.
Le salaire ainsi supprimé, cela ne signifie pas l'abolition de l'exploitation ni la liberté sociale. Au contraire, les travailleurs dépendent de plus en plus de l'appareil bureaucratique, au fur et à mesure que l'économie en nature se développe, c'est à dire que les salaires sont abolis. Le droit des travailleurs sur les produits sociaux, dans cette forme de capitalisme attachée au problème du salariat, n'est pas acquis.
Tout y est confié à l'habileté et à la bonne volonté des bureaucrates, c'est à dire: les travailleurs sont plus sûrement encore prisonnier de l'État.
La réalité nous a donc appris:
— qu'il est possible de supprimer la propriété privée sans abolir l'exploitation
— qu'il est possible de supprimer le salariat sans abolir l'exploitation
C'est pourquoi le problème de la révolution prolétarienne se pose pour l'exploité comme suit:
— Quelles sont les conditions économiques qui permettent d'abolir l'exploitation?
— Quelles sont les conditions économiques qui évitent que le pouvoir conquis ne se perde peu à peu dans une contre-révolution?
En lisant «Les Assises» on ne peut dire s'il s'agit d'un livre politique ou économique. Il est vrai que les problèmes sont traités économiquement, mais le sens réel du livre se trouve dans la position d'un grand problème politique : «Comment la classe ouvrière peut-elle maintenir le pouvoir conquis dans une révolution prolétarienne ?»
Le livre est une réponse «économique» à ce problème politique. On y voit l'économie en tant qu'arme de la Révolution. C'est pourquoi il ne s'agit pas d'un communisme après un développement de cent ou mille ans, mais des mesures nécessaires sitôt que les ouvriers auront pris le pouvoir dans les usines et dans toute la société. Mesures à prendre non par quelque parti ou organisation mais par la classe ouvrière qui doit les exécuter. Le communisme n'est pas l'affaire d'un parti, mais de toute la classe ouvrière, délibérant et agissant dans et par les Conseils.

LE PRODUCTEUR ET LA RICHESSE SOCIALE

Un des grands problèmes de la Révolution, c'est de constituer une nouvelle relation entre le producteur et la richesse sociale, relation dominée par le salariat en régime capitaliste. Ce salariat contient une contradiction entre le travail livré à la société et celui reçu de la société par moyen du salaire. Par exemple : sur 50 heures de travail fournies à la société, nous ne recevons pas plus de 20 heures de travail sous forme d'aliments, etc ... Cette différence est nommée sur-travail, et consiste en travail non-payé. Les richesses sociales produites dans le temps non-payé sont nommées sur-produit et la valeur incorporée dans ce sur-travail est dit plus-value.
Il ne faut pas reprocher ce surproduit, ce sur-travail, au système capitaliste. Toute activité spécialisée a besoin de ce surproduit parce que dans l'ensemble des travailleurs effectuant un travail nécessaire et utile, certains ne produisent pas de denrées. Leurs aliments, etc... sont produits par d'autres travailleurs (de même que pour le service sanitaire, l'entretien des invalides et des vieux, les organes administratifs) mais il faut reprocher au capitalisme d'opprimer la classe ouvrière par la manière dont le sur-produit se forme. Le surproduit est engendré par la rentabilité du capital. Le travailleur ne reçoit qu'un salaire lui suffisant à peine pour vivre, indépendamment ou presque de la productivité sociale. Il sait qu'il a donné 50 heures de travail, mais ne sait pas combien d'heures lui reviennent dans son salaire. Il ignore le montant de son sur-travail. Mais nous savons de quelle façon la classe possédante consomme ce sur-produit : mis à part les «services sociaux» qui s'y alimentent, ce sont les usines qui s'en agrandissent, les exploiteurs qui en vivent, l'administration la police et l'armée qui sont entretenues. Dans cette discussion, deux caractères de ce sur-produit nous intéressent particulièrement. D'abord c'est que la classe ouvrière n'a pas à décider, ou à peu près pas, de l'utilisation du produit de son travail non payé. Ensuite, que nous ne pouvons pas évaluer l'importance de ce sur-travail. Nous recevons notre salaire et ne pouvons rien sur la production et la répartition de la richesse sociale. La classe possédante est maîtresse du processus de travail, y compris le sur-travail, elle nous fait chômer quand elle l'estime nécessaire à ses intérêts, nous fait matraquer par sa police ou massacrer dans ses guerres. Cette indépendance, la bourgeoisie la trouve dans la libre disposition du travail, du sur-travail, du sur-produit. Cela nous rend impuissants dans la société, cela fait de nous une classe opprimée. Cette analyse nous révèle que l'oppression est égale quand cette disposition du sur-travail revient au capitalisme privé ou à l'État. On entend souvent parler de l'abolition de l'exploitation des travailleurs en Russie, vu l'absence de capital privé, et parce que tout le sur-produit est à la disposition de l'État qui le répartit dans la société en promulguant des lois sociales et en créant de nouvelles usines.
Suivons ces arguments, c'est à dire ne nous attachons pas au fait que la classe régnante, la bureaucratie, chargée de la répartition du produit social, s'enrichit par des salaires exorbitants, qu'elle se procure une place privilégiée par les lois de l'enseignement, et que les lois de succession lui garantissent les richesses accumulées «pour sa famille».
Acceptons même de dire que cet appareil n'exploite pas la population. Mais en Russie la bureaucratie est maîtresse du processus de travail, y compris le sur-travail, elle dicte, par la voix des syndicats d'État les conditions de travail, comme on le voit faire dans l'Ouest. La fonction de la bureaucratie est identique à celle de la bourgeoisie qui dirige le régime capitaliste privé. Si la bureaucratie n'exploitait pas la population, cela ne saurait venir que de sa «bonne volonté», de ce qu'elle refuse l'occasion qu'elle en a. Ainsi le développement de la société ne serait plus déterminé par des nécessités économiques, mais dépendra des «bons» ou des «mauvais» dirigeants. Les rapports des travailleurs avec la richesse sociale ne seront qu'arbitraires et le salaire ne sera plus basé sur la «valeur de la force de travail» comme dans le capitalisme privé. Mais alors rien ne garantit aussi au travailleur que les «bons» dirigeants le resteront. En conclusion, l'abolition du salaire n'est pas la condition nécessaire et suffisante pour que les travailleurs reçoivent une plus grande part du produit social. Certainement cette part peut augmenter. Mais une véritable abolition du salaire sous toutes ses formes a un tout autre caractère : sans cette abolition, la classe ouvrière ne peut maintenir son pouvoir. Cette révolution qui ne supprime pas immédiatement le salaire doit nécessairement dégénérer. Cette révolution «trahie» mène à un État totalitaire capitaliste.
Il y a une autre conclusion à tirer. Une des première taches d'un groupe révolutionnaire en ce moment est de rechercher le moyen de corroborer économiquement le pouvoir conquis politiquement. Le temps est passé où il suffisait d'exiger la suppression de la propriété privée des moyens de production. Il est aussi nettement insuffisant de réclamer l'abolition du salaire. Cette exigence n'a pas plus de consistance qu'une bulle de savon si l'on ne sait jeter les bases d'une économie sans salariat. Un groupe révolutionnaire qui ne sait pas élucider ces questions essentielles ne signi#e pas grand chose, parce qu'il ne se pénètre guère l'image d'un nouveau monde.
Les assises économiques de la production et de la répartition communiste nous fait voir l'heure de travail sociale comme pivot de toute l'économie, de même pour la production que pour la consommation individuelle. Nous y trouvons en somme un développement plus précis des principes concis de Marx et Engels, tels qu'ils nous les ont laissés dans les Randglosen (Critique du Programme de Gotha)et l'Anti-Duhring.Le mérite des «Assises» a été de donner une forme pratique à la notion générale d'heure de travail sociale, et cela n'est devenu possible qu'après les mouvements de masse de 1917-1923.

Voici quelques extraits de Marx et Engels relatifs à ce problème :
«La société n'a qu'à calculer combien d'heures de travail sont incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d'étoffe d'une qualité déterminée. Il ne saurait donc lui venir à l'esprit d'exprimer en outre les quantités de travail déposées dans les produits et qu'elle connaît d'une manière directe et absolue en une mesure seulement relative, flottante, inadéquate, naguère indispensable comme pis-aller, en un tiers produit, au lieu de le faire en ce qui est leur mesure naturelle, adéquate et absolue, le Temps» Anti-DuhringT. III p9 Ed. Molitor

«Si nous prenons tout d'abord le mot de revenu du travail dans le sens de produit du travail, alors le revenu coopératif du travail n'est la totalité du produit social. De celle-ci, il faut déduire:
— Premièrement: les frais de remplacement des moyens de production.
— Deuxièmement : une partie supplémentaire pour l'accroissement de la production.
Troisièmement : un fonds de réserve et d'assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc...
Reste l'autre partie du produit total destinée à la consommation. Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher:
— Premièrement : les frais généraux d'administration, qui ne rentrent pas dans la production
— Deuxièmement : ce qui est destiné à la satisfaction des besoins collectifs tels que écoles, installations sanitaires,etc …
— Troisièmement : le fonds destiné à l'entretien de ceux qui sont incapables de travailler, et... bref ce qui relève aujourd'hui de ce qu'on appelle l'assistance publique.
Maintenant enfin, nous arrivons… à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs coopératifs.
Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu'elle s'est développée sur des bases communistes qui lui sont propres, mais telle qu'elle vient, au contraire, de sortir de la société capitaliste ; par conséquent, une société qui, sous tous les rapports, économique, moral, Intellectuel, porte encore les stigmates de la société ancienne dont elle est née, le producteur individuel reçoit donc — les défalcations une fois faites —
l'équivalent exact de ce qu'il a donné à la société. Ce qu'il lui a donné, c'est son quantum individuel de travail.
Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuelles ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu'il a fourni de la journée sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société un bon certificat qu'il a fourni telle somme de travail (défalcations faites du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales une quantité dl objets de consommation correspondant à la quantité du travail fourni. Le même quantum de travail qu'il a donné à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une autre forme…
Dans une phase supérieure de la société communiste, lorsqu' auront disparu l'asservissante subordination des individus de la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel, lorsque le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais vraiment le premier besoin de la vie ; quand avec l'épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» Randglossentrad. ubel p. 296-29


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