LE
MECOMPTE
Avec
25 ans de recul, nous pouvons voir que l'AAUD et l'AAUDE. se sont
trompé également. On avait cru que la soudaine croissance des
organisations d'usine en 1919 et en 1920 continuerait à peu près à
la même cadence au cours de la lutte.
On
avait cru que les organisations d'usine deviendraient un grand
mouvement de masse, groupant des «millions et des millions de
communistes conscients», qui contrebalanceraient le pouvoir des
syndicats capitalistes. Partant de la supposition juste que le
prolétariat ne peut lutter et triompher que comme classe organisée,
on croyait que les travailleurs élaboreraient chemin faisant une
nouvelle et toujours croissante organisation permanente. C'est à la
croissance de l'AAUD. et de 1'AAUDE. qu'on pouvait mesurer le
développement de la combativité et de la conscience de classe. Une
lutte acharnée avait lieu en Allemagne, et celle-ci devait aboutir
au fascisme en 1933, mais le AAUD, le AAUDE, et le KAPD se repliaient
de plus en plus sur eux-mêmes malgré la lutte. A la #n il ne
restait plus que quelques centaines d'adhérents, vestiges des
grandes organisations d'usine d'antan, ce qui signifiait quelque
noyaux çà et là sur un total de 20 millions de prolétaires. Les
organisations d'usine n'étaient plus des organisations «générales»
des travailleurs, mais des noyaux de communistes de Conseils
conscients, et de cette façon 1'AAUD. et l'AAUDE. même revêtaient
le caractère d'un parti politique. L'organisation de «millions et
de millions» s'était avérée illusoire.
LES
FONCTIONS
Est-ce
spécialement le petit nombre d'adhérents qui transforme les
organisations d'usine en un parti politique. Non. C'était un
changement de fonction. Quoique les organisations d'usine n'eussent
jamais pour tâche de proclamer une grève, de négocier avec les
entrepreneurs, de poser des revendications (c'était l'affaire des
grévistes), l'AAUD et l'AAUDE étaient des organisations de lutte
pratique. Ils excitaient la combativité des ouvriers, et dans ce
sens avaient une tâche de propagande. Mais quand une grève était
éclatée, les organisations d'usine s'occupaient en grande partie de
l'organisation de la grève. La presse de l'organisation était la
presse de la grève, les rassemblements de grévistes étaient
organisés par elles, les orateurs étaient souvent les
propagandistes de l'AAUD. et de l'AAUDE. Mais des pourparlers avec
les entrepreneurs revenaient au Comité des grévistes, dans lesquels
étaient en général des adhérents de l'AAUD et de l'AAUDE. Dans le
Comité, ils ne représentaient pas leur organisation, mais les
grévistes qui les avaient élus, et devant qui ils étaient
responsables. Le parti politique KAPD avait une autre fonction. Sa
tâche consistait surtout en propagande, en analyse économique et
politique. Aux moments d'élection, il faisait une propagande
antiparlementaire, et des événements politiques donnaient lieu à
des meetings pour dénoncer la politique bourgeoise des différents
partis. Et parce que les sociauxdémocrates et les communistes
officiels avaient une grande in"uence en Allemagne, la critique
sur le KPD et la Russie prenait une grande place dans l'activité.
CHANGEMENT
DE FONCTION
Mais
la tache pratique de l'AAUD. et de l'AAUDE était accomplie dès la
défaite dé#nitive de la classe ouvrière dans l'insurrection de 21
en Allemagne centrale. Cette défaite était aussi celle des
organisations qui ne pouvaient guère vivre qu'en tant qu'organes de
mouvements indépendants, c'est à dire l'AAUD et l'AAUDE.
Dans
de telles circonstances, le travail des organisations d'usine était
réduit à la propagande et l'analyse, comme celui du parti
politique. La plupart des adhérents, découragés par l'absence de
perspective révolutionnaire, quittait l'organisation, mais les
adhérents se réunissaient selon l'arrondissement de leur domicile
ainsi qu'il se pratique dans les partis. Il n'y avait plus grande
différence entre le KAPD, l'AAUD et l'AAUDE. Ils formaient
pratiquement trois partis politiques de même couleur: c'était à
déplorer pour l'AAUDE qui estimait le parti politique super"u
et fatal.
FUSION
Trois
partis politiques de la même couleur, certain deux de trop. Et en
décembre 1931, les conclusions tirées de la situation déterminèrent
l'AAUD à se détacher du KAPD et à fusionner avec l'AAUDE, ce qui
signifiait la mort certaine du KAPD. La nouvelle organisation
s'appelait K.A.U.D. (Kommunistiche Arbeiter Union
Deutschlands)exprimant ainsi l'idée que la nouvelle organisation
n'était pas une organisation «générale» pour tous les
travailleurs de volonté révolutionnaire, mais groupait les
travailleurs communistes conscients.
LA
CLASSE ORGANISÉE
Dans
ce nouveau KAUD. s'exprimait a aussi un lent changement dans les
principes des organisations. Ce changement avait un sens ; il faut se
souvenir de ce que signifie la «classe organisée». L'AAUD et
l’AAUDE avaient cru tout d'abord que c'étaient eux qui
organiseraient la classe ouvrière, que des milliers d'ouvriers
adhéreraient à leurs organisations. C'est au fond la même
conception que celle des vieux syndicalistes quand tous les ouvriers
sont adhérents à leurs syndicats, la classe ouvrière est
organisée. Ainsi en allait-il pour l'organisation d'usine. Une
vieille tradition s'y perpétuait, celle de la «classe organisée».
Même
après 1928 la lutte des classes fut importante, mais les mouvements
étaient surtout inspirés et dirigés par le KPD et les «syndicats
rouges» de Moscou. Et bien qu'il y eut aussi des grèves
indépendantes de leurs organisations, les travailleurs ne voulaient
plus lutter à outrance comme dans les années 19/23. La combativité
révolutionnaire étant épuisée et on n'avait plus besoin du
secours d'organismes tels que l'AAUD et l’AAUDE. Durant les années
où les organisations d'usine perdirent de plus en plus de leur
in"uence sur les grèves et où les syndicats rouges et le KPD
trompèrent les ouvriers, l'AAUD et l'AAUDE #rent propagande pour que
les ouvriers eux-mêmes organisent leur lutte en «Comité d'Action»
et en créant un lien entre ces comités. C'est ainsi que les
travailleurs purent aussi agir en tant que «classe organisée»,
bien que ce fut sans adhérer à l'AAUD ni à l'AAUDE. Autrement dit,
la lutte de «classe organisée» ne dépendait plus d'une
organisation permanente, bâtie avant la lutte. Dans cette nouvelle
conception, la «classe organisée», était la classe luttant sous
sa propre direction. Ce changement de conception avait des
conséquences sur maint problème: la dictature du prolétariat par
exemple. Parce que la «classe organisée» était autre chose que
l'AAUD—AAUDE, ceux-ci ne pouvaient plus être très considérés
comme organes de la dictature du prolétariat. Quant au problème
posé au début du mouvement par les Conseils Ouvriers, à savoir qui
du KAPD ou de l'AAUD aurait la majorité du pouvoir, il n'en était
plus question. Aucun des deux n'exercerait la dictature, mais
celle-ci serait entre les mains de la classe luttant, qui assumerait
toutes les fonctions de la lutte. La tâche du nouveau KAUD. se
réduisait à une propagande communiste clarifiante, poussant la
classe ouvrière à la lutte tout en lui montrant ses forces et ses
faiblesses.
LA
SOCIETE COMMUNISTE ET LES ORGANISATIONS D'USINE
Ce
changement s'accompagnait aussi d'une révision des conceptions de la
société communiste. Nous avons déjà signalé que les masses se
sont déjà orientées vers le capitalisme d'État. L'État sera le
levier du socialisme par les nationalisations, l'économie dirigée
et les réformes sociales, tandis que le parlementarisme et les
syndicats seront les moyens de lutte : les ouvriers ne luttant guère
comme classe indépendante, et con#ent la gestion et la direction de
la Lutte de classes à des chefs parlementaires et syndicalistes.
Dans ces conditions, il va sans dire que les ouvriers voient dans le
parti et les syndicats des collaborateurs de l'État et que ces
organismes auront la direction et la gestion de la société
communiste future. Au début, cette tradition avait passé dans
l'AAUD, le KAPD. et l'AAUDE. Tous trois souhaitaient une organisation
groupant des «millions et des millions» d'adhérents pour exécuter
la dictature du prolétariat politiquement et économiquement. Nous
avons déjà vu que l'AAUD, en 23, se déclarait capable de reprendre
la gestion de 6% des usines. Mais ces conceptions chancelaient. Nous
savons que les centaines d'organisations d'usine coordonnées dans
l'AAUD et l'AAUDE, réclamaient le maximum d'indépendance quant aux
décisions et faisaient de leur mieux pour éviter la formation d'une
«nouvelle clique de dirigeants». Mais serait-il possible de «garder
cette indépendance dans la vie sociale communiste» ? La vie
économique est profondément spécialisée et toutes les usines sont
interdépendantes. Comment serait-il possible de gérer la vie
économique si le droit de disposition des moyens de production et la
distribution de la richesse sociale ne reposait pas dans quelques
noeuds centraux? L'État en tant que producteur et distributeur
serait-il indispensable ? C'est l'une des contradictions entre les
vieilles conceptions sur la société communiste et la nouvelle forme
de lutte. On redoutait la centralisation économique comme une «bête
noire», mais on ne savait comment s'en garder. La discussion portait
sur la nécessité plus ou moins grande de fédéralisme ou de
centralisme. La tendance au fédéralisme était plus forte dans
l'AAUDE. Le KAPD et l'AAUD tendaient au centralisme. En 1923, le KAPD
publie une brochure intitulée Das Werden einer neuen Gesellschaft(Le
devenir d'une nouvelle société) d'où il ressortait que le
Communisme devait être centralisé, «le plus centralisé serait le
mieux.»
Aussi
longtemps qu'on était encore prisonnier de vieilles conceptions de
«la classe organisée», cette contradiction ne pouvait être
résolue. D'une part, on s'accommodait de vieilles conceptions du
syndicalisme-révolutionnaire, «reprise des usines» par les
syndicats.
D'autre
part, on pensait — comme les Bolchéviks — que l'appareil central
règle le processus de production et répartit le «revenu national»
entre les ouvriers.
Toutefois,
une discussion au sujet de la société communiste sur la base du
«centralisme» ou «fédéraliste» est absolument stérile. Ces
problèmes sont des problèmes d'organisation, alors que la société
communiste est d'abord un problème économique. Au Capitalisme doit
succéder un autre système économique où les moyens de production,
les denrées, la force de travail des ouvriers ne revêtent pas la
forme de valeur et où l'exploitation de la population au bénéfice
d'un groupe de profiteurs n'aura plus lieu. Toute discussion sur
«fédéralisme» ou «centralisme» n'a aucun sens quand on n'a pas
d'abord montré la base économique de ce centralisme ou de ce
fédéralisme. Donc les formes d'organisation de l'économie ne sont
pas arbitraires, mais elles sont déterminées par les principes
mêmes de cette économie. C'est pourquoi il est insuffisant de
présenter le communisme comme un système négatif, pas d'argent,
pas de capital, pas de marché, mais nous devons le connaître en
tant que système positif. Il faut savoir quelles lois économiques
succéderont à celles du capitalisme. Et quand nous les aurons
trouvées, sans doute que le problème «centralisme-fédéralisme»
apparaîtra comme un faux problème.
LES
ASSISES ECONOMIQUES DU COMMUNISME
Cette
investigation ne pouvait commencer qu'après que l'AAUD et l'AAUDE se
fussent libérées des vieilles traditions de «la classe organisée»
et aient compris que la classe ouvrière doit trouver son unité de
lutte sans bâtir une organisation permanente. L'AAUD publia en 1930
un livre intitulé Les bases de la production et de la répartition
communistes
(Grundprincipien
Kommunisticher produktion und Verteilung),qui représentait une
introduction à ce problème.
Les
bases n'ont pas pour but un «plan» quelconque, ne montrent pas
comment la société peut être construite «plus belle» ou «plus
équitable». Elles ne parlent que des problèmes d'organisation de
l'économie communiste, mais ils réduisent la pratique de la lutte
de classe et la gestion sociale à une unité organique en tant que
nouvelle conception de la société. Les assises sont l'expression
économique de ce qui va se consommer politiquement dans les
mouvements de masses indépendants. Quand les Conseils seront venus
au pouvoir, et parce qu'ils auront appris à gérer leur lutte
eux-mêmes dans un effort continuel, ils ne pourront que corroborer
leur pouvoir, en préconisant de nouvelles lois économiques, où la
mesure du temps de travail sera le pivot de toute production et
répartition. C'est la tâche des travailleurs eux-mêmes de gérer
toutes les branches de travail en calculant le temps de travail entre
elles. Les classes montrent le caractère des nouvelles relations du
droit économique et ainsi s'accomplit une unité de conception entre
la nouvelle forme de lutte et l'organisation de la société future.
Comme telles, elles sont le fruit des mouvements de masse d'après
1917.
L'ECONOMIE
COMMUNISTE
Les
«assises» contiennent les chapitres suivants (2ème édition
hollandaise 1935) Les points de départ de la production et de la
répartition La révision social-démocrate du marxisme L'étalon de
mesure dans le Communisme
4)
Progrès dans la façon de poser les problèmes
5)
Le Communisme libertaire
6)
La production communiste
7)
L'heure moyenne sociale en tant que base de la production
8)
L'heure moyenne sociale en tant que base de la répartition
9)
Les "Services publics"
10)
La comptabilité en tant que miroir de la vie économie que
11)
La suppression du marché
12)
L'expansion de la production
13)
Le contrôle de la vie économique
14)
le Communisme dans l'agriculture
15)
La dictature du prolétariat
16)
Conclusion.
Tous
les problèmes sont examinés du point de vue du travailleur
exploité. Pour lui le coeur du problème n'est pas la suppression de
la propriété privée mais celle de l'exploitation. La suppression
de la propriété privée n'est qu'une lapalissade, et n'est rien de
plus qu'une condition absolument nécessaire à la suppression de
l'exploitation. Mais comme nous le savons depuis, cette abolition ne
coïncide pas nécessairement avec celle de l'exploitation, et nous
sommes amenés à examiner les problèmes avec plus d'exactitude. Le
mouvement anarchiste a compris cette insuffisance, beaucoup plus que
le mouvement marxiste, et il a mis en avant ce mot d'ordre
fondamental dans l'agitation : «Suppression du travail salarié».
Le gouvernement est censé pratiquer l'«économie en nature», c'est
à dire que l'argent n'a plus de valeur. Le logement, les aliments,
l'eau, le courant électrique, etc ... tout est gratuit. Seule une
part de 15% du salaire est allouée en argent, destinée aux achats
de marché noir, pour les marchandises que le gouvernement ne peut
distribuer.
Le
salaire ainsi supprimé, cela ne signifie pas l'abolition de
l'exploitation ni la liberté sociale. Au contraire, les travailleurs
dépendent de plus en plus de l'appareil bureaucratique, au fur et à
mesure que l'économie en nature se développe, c'est à dire que les
salaires sont abolis. Le droit des travailleurs sur les produits
sociaux, dans cette forme de capitalisme attachée au problème du
salariat, n'est pas acquis.
Tout
y est confié à l'habileté et à la bonne volonté des
bureaucrates, c'est à dire: les travailleurs sont plus sûrement
encore prisonnier de l'État.
La
réalité nous a donc appris:
— qu'il
est possible de supprimer la propriété privée sans abolir
l'exploitation
— qu'il
est possible de supprimer le salariat sans abolir l'exploitation
C'est
pourquoi le problème de la révolution prolétarienne se pose pour
l'exploité comme suit:
— Quelles
sont les conditions économiques qui permettent d'abolir
l'exploitation?
— Quelles
sont les conditions économiques qui évitent que le pouvoir conquis
ne se perde peu à peu dans une contre-révolution?
En
lisant «Les Assises» on ne peut dire s'il s'agit d'un livre
politique ou économique. Il est vrai que les problèmes sont traités
économiquement, mais le sens réel du livre se trouve dans la
position d'un grand problème politique : «Comment la classe
ouvrière peut-elle maintenir le pouvoir conquis dans une révolution
prolétarienne ?»
Le
livre est une réponse «économique» à ce problème politique. On
y voit l'économie en tant qu'arme de la Révolution. C'est pourquoi
il ne s'agit pas d'un communisme après un développement de cent ou
mille ans, mais des mesures nécessaires sitôt que les ouvriers
auront pris le pouvoir dans les usines et dans toute la société.
Mesures à prendre non par quelque parti ou organisation mais par la
classe ouvrière qui doit les exécuter. Le communisme n'est pas
l'affaire d'un parti, mais de toute la classe ouvrière, délibérant
et agissant dans et par les Conseils.
LE
PRODUCTEUR ET LA RICHESSE SOCIALE
Un
des grands problèmes de la Révolution, c'est de constituer une
nouvelle relation entre le producteur et la richesse sociale,
relation dominée par le salariat en régime capitaliste. Ce salariat
contient une contradiction entre le travail livré à la société et
celui reçu de la société par moyen du salaire. Par exemple : sur
50 heures de travail fournies à la société, nous ne recevons pas
plus de 20 heures de travail sous forme d'aliments, etc ... Cette
différence est nommée sur-travail, et consiste en travail non-payé.
Les richesses sociales produites dans le temps non-payé sont nommées
sur-produit et la valeur incorporée dans ce sur-travail est dit
plus-value.
Il
ne faut pas reprocher ce surproduit, ce sur-travail, au système
capitaliste. Toute activité spécialisée a besoin de ce surproduit
parce que dans l'ensemble des travailleurs effectuant un travail
nécessaire et utile, certains ne produisent pas de denrées. Leurs
aliments, etc... sont produits par d'autres travailleurs (de même
que pour le service sanitaire, l'entretien des invalides et des
vieux, les organes administratifs) mais il faut reprocher au
capitalisme d'opprimer la classe ouvrière par la manière dont le
sur-produit se forme. Le surproduit est engendré par la rentabilité
du capital. Le travailleur ne reçoit qu'un salaire lui suffisant à
peine pour vivre, indépendamment ou presque de la productivité
sociale. Il sait qu'il a donné 50 heures de travail, mais ne sait
pas combien d'heures lui reviennent dans son salaire. Il ignore le
montant de son sur-travail. Mais nous savons de quelle façon la
classe possédante consomme ce sur-produit : mis à part les
«services sociaux» qui s'y alimentent, ce sont les usines qui s'en
agrandissent, les exploiteurs qui en vivent, l'administration la
police et l'armée qui sont entretenues. Dans cette discussion, deux
caractères de ce sur-produit nous intéressent particulièrement.
D'abord c'est que la classe ouvrière n'a pas à décider, ou à peu
près pas, de l'utilisation du produit de son travail non payé.
Ensuite, que nous ne pouvons pas évaluer l'importance de ce
sur-travail. Nous recevons notre salaire et ne pouvons rien sur la
production et la répartition de la richesse sociale. La classe
possédante est maîtresse du processus de travail, y compris le
sur-travail, elle nous fait chômer quand elle l'estime nécessaire à
ses intérêts, nous fait matraquer par sa police ou massacrer dans
ses guerres. Cette indépendance, la bourgeoisie la trouve dans la
libre disposition du travail, du sur-travail, du sur-produit. Cela
nous rend impuissants dans la société, cela fait de nous une classe
opprimée. Cette analyse nous révèle que l'oppression est égale
quand cette disposition du sur-travail revient au capitalisme privé
ou à l'État. On entend souvent parler de l'abolition de
l'exploitation des travailleurs en Russie, vu l'absence de capital
privé, et parce que tout le sur-produit est à la disposition de
l'État qui le répartit dans la société en promulguant des lois
sociales et en créant de nouvelles usines.
Suivons
ces arguments, c'est à dire ne nous attachons pas au fait que la
classe régnante, la bureaucratie, chargée de la répartition du
produit social, s'enrichit par des salaires exorbitants, qu'elle se
procure une place privilégiée par les lois de l'enseignement, et
que les lois de succession lui garantissent les richesses accumulées
«pour sa famille».
Acceptons
même de dire que cet appareil n'exploite pas la population. Mais en
Russie la bureaucratie est maîtresse du processus de travail, y
compris le sur-travail, elle dicte, par la voix des syndicats d'État
les conditions de travail, comme on le voit faire dans l'Ouest. La
fonction de la bureaucratie est identique à celle de la bourgeoisie
qui dirige le régime capitaliste privé. Si la bureaucratie
n'exploitait pas la population, cela ne saurait venir que de sa
«bonne volonté», de ce qu'elle refuse l'occasion qu'elle en a.
Ainsi le développement de la société ne serait plus déterminé
par des nécessités économiques, mais dépendra des «bons» ou des
«mauvais» dirigeants. Les rapports des travailleurs avec la
richesse sociale ne seront qu'arbitraires et le salaire ne sera plus
basé sur la «valeur de la force de travail» comme dans le
capitalisme privé. Mais alors rien ne garantit aussi au travailleur
que les «bons» dirigeants le resteront. En conclusion, l'abolition
du salaire n'est pas la condition nécessaire et suffisante pour que
les travailleurs reçoivent une plus grande part du produit social.
Certainement cette part peut augmenter. Mais une véritable abolition
du salaire sous toutes ses formes a un tout autre caractère : sans
cette abolition, la classe ouvrière ne peut maintenir son pouvoir.
Cette révolution qui ne supprime pas immédiatement le salaire doit
nécessairement dégénérer. Cette révolution «trahie» mène à
un État totalitaire capitaliste.
Il
y a une autre conclusion à tirer. Une des première taches d'un
groupe révolutionnaire en ce moment est de rechercher le moyen de
corroborer économiquement le pouvoir conquis politiquement. Le temps
est passé où il suffisait d'exiger la suppression de la propriété
privée des moyens de production. Il est aussi nettement insuffisant
de réclamer l'abolition du salaire. Cette exigence n'a pas plus de
consistance qu'une bulle de savon si l'on ne sait jeter les bases
d'une économie sans salariat. Un groupe révolutionnaire qui ne sait
pas élucider ces questions essentielles ne signi#e pas grand chose,
parce qu'il ne se pénètre guère l'image d'un nouveau monde.
Les
assises économiques de la production et de la répartition
communiste nous fait voir l'heure de travail sociale comme pivot de
toute l'économie, de même pour la production que pour la
consommation individuelle. Nous y trouvons en somme un développement
plus précis des principes concis de Marx et Engels, tels qu'ils nous
les ont laissés dans les Randglosen (Critique du Programme de
Gotha)et l'Anti-Duhring.Le mérite des «Assises» a été de donner
une forme pratique à la notion générale d'heure de travail
sociale, et cela n'est devenu possible qu'après les mouvements de
masse de 1917-1923.
Voici
quelques extraits de Marx et Engels relatifs à ce problème :
«La
société n'a qu'à calculer combien d'heures de travail sont
incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de
froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d'étoffe
d'une qualité déterminée. Il ne saurait donc lui venir à l'esprit
d'exprimer en outre les quantités de travail déposées dans les
produits et qu'elle connaît d'une manière directe et absolue en une
mesure seulement relative, flottante, inadéquate, naguère
indispensable comme pis-aller, en un tiers produit, au lieu de le
faire en ce qui est leur mesure naturelle, adéquate et absolue, le
Temps» Anti-DuhringT. III p9 Ed. Molitor
«Si
nous prenons tout d'abord le mot de revenu du travail dans le sens de
produit du travail, alors le revenu coopératif du travail n'est la
totalité du produit social. De celle-ci, il faut déduire:
— Premièrement:
les frais de remplacement des moyens de production.
— Deuxièmement
: une partie supplémentaire pour l'accroissement de la production.
—Troisièmement
: un fonds de réserve et d'assurance contre les accidents, les
perturbations dues à des phénomènes naturels, etc...
Reste
l'autre partie du produit total destinée à la consommation. Mais
avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore
retrancher:
— Premièrement
: les frais généraux d'administration, qui ne rentrent pas dans la
production
— Deuxièmement
: ce qui est destiné à la satisfaction des besoins collectifs tels
que écoles, installations sanitaires,etc …
— Troisièmement
: le fonds destiné à l'entretien de ceux qui sont incapables de
travailler, et... bref ce qui relève aujourd'hui de ce qu'on appelle
l'assistance publique.
Maintenant
enfin, nous arrivons… à cette fraction des objets de consommation
qui est répartie individuellement entre les producteurs coopératifs.
Ce
à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste,
non pas telle qu'elle s'est développée sur des bases communistes
qui lui sont propres, mais telle qu'elle vient, au contraire, de
sortir de la société capitaliste ; par conséquent, une société
qui, sous tous les rapports, économique, moral, Intellectuel, porte
encore les stigmates de la société ancienne dont elle est née, le
producteur individuel reçoit donc — les défalcations une fois
faites —
l'équivalent
exact de ce qu'il a donné à la société. Ce qu'il lui a donné,
c'est son quantum individuel de travail.
Par
exemple, la journée sociale de travail représente la somme des
heures de travail individuelles ; le temps de travail individuel de
chaque producteur est la portion qu'il a fourni de la journée
sociale de travail, la part qu'il y a prise. Il reçoit de la société
un bon certificat qu'il a fourni telle somme de travail (défalcations
faites du travail effectué pour le fonds collectif) et, avec ce bon,
il retire des réserves sociales une quantité dl objets de
consommation correspondant à la quantité du travail fourni. Le même
quantum de travail qu'il a donné à la société sous une forme, il
le reçoit d'elle sous une autre forme…
Dans
une phase supérieure de la société communiste, lorsqu' auront
disparu l'asservissante subordination des individus de la division du
travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et
le travail corporel, lorsque le travail sera devenu non seulement le
moyen de vivre, mais vraiment le premier besoin de la vie ; quand
avec l'épanouissement universel des individus, les forces
productives se seront accrues et que toutes les sources de la
richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement
l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement
dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux De chacun
selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» Randglossentrad.
ubel p. 296-29
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