dimanche 24 décembre 2017

Errico malatesta L'Anarchie Partie 5

Il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici que telle que l'entend le parti anarchiste – et elle ne peut être entendue autrement - l'anarchie est basée sur le socialisme. S'il n'y avait pas ces écoles socialistes qui scindent artificiellement l'unité naturelle de la question sociale et n'en prennent en considération qu'une partie séparée de l'ensemble ; s'il n'y avait pas toutes ces équivoques qui sont là pour tenter de rendre plus difficile la voie à la révolution sociale, nous pourrions même dire d'emblée que l'anarchie est synonyme de socialisme, les deux signifiant l'abolition de la domination et de l'exploitation de l'homme par l'homme, que cette domination et cette exploitation soient rendues possibles par la force des baïonnettes ou par l'accaparement des moyens d'existence. Tout comme le socialisme, l'anarchie a pour base, pour point de départ l'égalité des conditions, qui est son milieu nécessaire ; son phare est la solidarité et sa méthode la liberté. Elle n'est pas la perfection ; elle n'est pas l'idéal absolu qui s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'en approche, comme l'horizon : elle est la voie ouverte à tous les progrès, à tous les perfectionnements, réalisés dans l'intérêt de tous.


L'anarchie est le seul mode de vie en commun qui laisse ouverte la voie pour atteindre le plus grand bien possible des hommes, car elle seule détruit toute classe intéressée à maintenir la masse dans l'oppression et la misère. L'anarchie est possible, car elle ne fait en réalité que débarrasser l'humanité d'un obstacle, le gouvernement, contre lequel il lui a fallu sans cesse lutter pour poursuivre son chemin difficile et pour avancer. Ceci étant bien établi, les autoritaires sont poussés dans leurs derniers retranchements ; et là, ils reçoivent les renforts d'un bon nombre de ceux qui, bien qu'étant de chauds partisans de la liberté et de la justice, ont peur de la liberté et ne savent pas se décider à imaginer une humanité qui vivrait et irait son chemin sans tuteurs ni bergers ; et ceux-là, harcelés par la vérité, demandent piteusement que la chose soit remise à plus tard, le plus tard possible. Voilà l'essentiel des arguments qu'on nous oppose, à ce stade de la discussion. C'est sans doute un très bel idéal que cette société sans gouvernement, qui se régit sur la base de la coopération libre et volontaire, qui s'en remet en tout à l'action spontanée des intéressés et qui est tout entière fondée sur la solidarité et l'amour ; mais comme tous les idéaux, c'est un idéal qui reste dans les nuages. L'humanité que nous connaissons, nous, a toujours vécu divisée en opprimés et en oppresseurs ; et si ces derniers sont pleins de l'esprit de domination et ont tous les vices des tyrans, les opprimés sont rompus au servilisme et ils ont tous les vices que produit l'esclavage, et qui sont encore pires. Le sentiment de la solidarité est loin d'être dominant chez les hommes d'aujourd'hui, et s'il est vrai que les hommes sont et deviennent toujours plus solidaires les uns des autres, il n'en reste pas moins vrai que ce qui se voit le plus et ce qui laisse l'empreinte la plus profonde sur le caractère des hommes, c'est la lutte pour l'existence que chacun mène quotidiennement contre tous, c'est la rivalité qui harcèle tout le monde, ouvriers et patrons, et qui fait que l'homme est un loup pour l'homme. Elevés dans une société basée sur l'antagonisme des classes et des individus, comment les hommes pourraient ils donc se transformer d'un seul coup et devenir capables de vivre dans une société où chacun fera ce qu'il voudra et devra vouloir le bien des autres, sans coercition externe, sous la seule impulsion de sa propre nature ? Où trouverez-vous le courage, le bon sens de confier le sort de la révolution, le sort de l'humanité à une populace ignorante, anémiée par la misère, abrutie par le prêtre, qui peut être aujourd'hui férocement sanguinaire et se fera demain grossièrement berner par un petit malin ou s'écrasera servilement sous la botte du premier militaire qui osera parler en maître ? Ne sera-t-il pas plus prudent de se rapprocher de l'idéal anarchiste en passant par l'étape d'une république démocratique ou socialiste ? Ne faudra-t-il pas un gouvernement composé des meilleurs pour éduquer, pour préparer les générations à leurs destinées futures ?
Si nous avions réussi à faire comprendre à ceux qui nous lisent tout ce que nous avons dit jusque là et à le leur faire accepter, ces objections-là non plus n'auraient aucune raison d'être, mais, quoi qu'il en soit, il est bon d'y répondre, même au risque de nous répéter. Nous nous trouvons toujours confrontés à ce préjugé : le gouvernement est une force nouvelle, issue on ne sait d'où, qui ajoute par lui-même quelque chose à la somme des forces et des capacités de ceux qui le composent et de ceux qui lui obéissent. Mais c'est tout le contraire ; tout ce qui se fait au sein de l'humanité, ce sont les hommes qui le font ; et le gouvernement, lui, en tant que gouvernement, n'apporte qu'une seule chose qui soit sienne : sa tendance à faire de tout un monopole en faveur d'un certain parti et d'une certaine classe, et à résister à toute initiative qui naît en dehors de sa coterie. Abolir l'autorité, abolir le gouvernement, cela ne veut pas dire détruire les forces individuelles et collectives qui agissent au sein de l'humanité, ni détruire les influences que les hommes exercent mutuellement les uns sur les autres : cela, ce serait réduire l'humanité à l'état d'une masse d'atomes coupés les uns des autres et inertes, ce qui est impossible et serait, si jamais c'était possible, la destruction de toute société, la mort de l'humanité. Abolir l'autorité, cela veut dire abolir le monopole de la force et de l'influence; abolir cet état de choses qui fait de la force sociale, autrement dit la force de tous, un instrument de la pensée, de la volonté, des intérêts d'un petit nombre d'individus qui, en utilisant la force de tous, suppriment la liberté de chacun à leur propre avantage et à l'avantage de leurs idées ; cela veut dire détruire un mode d'organisation sociale qui fait que, entre deux révolutions, l'avenir est accaparé au profit de ceux qui ont été les vainqueurs d'un moment.
Michel Bakounine écrivait en 1872 que les grands moyens d'action de l'Internationale étaient la propagande de ses idées et l'organisation de l'action naturelle de ses membres sur les masses, et il ajoutait : "A quiconque prétendrait qu'une action ainsi organisée serait un attentat contre la liberté des masses, une tentative de créer un nouveau pouvoir autoritaire, nous répondrons qu'il n'est qu'un sophiste et un sot. Tant pis pour ceux qui ignorent les lois naturelles et sociales de la solidarité humaine au point d'imaginer qu'une absolue indépendance mutuelle des individus et des masses soit une chose possible ou, au moins, durable.
"La désirer signifie vouloir la destruction de la société, puisque la vie sociale n'est autre chose que cette dépendance mutuelle, continuelle, des individus et des masses. " Tous les individus, fussent-ils, les plus intelligents et les plus forts, bien plus, surtout s'ils sont les plus intelligents et les plus forts, en sont à chaque instant les producteurs et les produits. La liberté même de chaque individu n'est que la résultante, reproduite continuellement, de cette masse d'influences matérielles et morales exercées sur lui par tous les individus qui l'entourent, par la société au milieu de laquelle il naît, se développe et meurt. Vouloir échapper à cette influence au moyen d'une liberté transcendante, divine, absolument égoïste et suffisante à elle-même, est la tendance au non-être ; vouloir renoncer à l'exercer sur les autres signifie renoncer à toute action sociale, à l'expression même de ses pensées et de ses sentiments et se résout aussi dans le non-être. Cette indépendance tant louée par les idéalistes et les métaphysiciens et la liberté individuelle conçue en ce sens sont donc le néant. "Dans la nature comme dans la société humaine, qui n'est autre chose que celle même nature, tout ce qui vit ne vit qu'à la condition suprême d'intervenir, de la manière la plus positive et aussi puissamment que sa nature le comporte, dans la vie des autres. L'abolition de cette influence mutuelle serait la mort, et quand nous revendiquons la liberté des masses, nous ne prétendons abolir aucune des influences naturelles que les individus ou les groupes d'individus exercent sur elles : ce que nous voulons, c'est l'abolition des influences artificielles, privilégiées, légales, officielles. "
Il est bien certain que dans l'état actuel de l'humanité où la grande majorité des hommes, opprimée par la misère et abrutie par la superstition, vit dans l'avilissement le plus complet, le sort de l'humanité dépend de l'action d'un nombre relativement restreint d'individus. Il est bien certain qu'on ne pourra pas du jour au lendemain faire en sorte que tous les hommes s'élèvent au point de sentir qu'il est de leur devoir d'agir en tout de façon à ce qu'il en découle pour les autres le plus grand bien possible, et d'y trouver leur plaisir. Mais si les forces pensantes et dirigeantes de l'humanité sont rares aujourd'hui, ce n'est pas une raison pour en paralyser encore une partie, ni pour en soumettre un grand nombre à un petit nombre d'entre elles. Ce n'est pas une raison pour organiser la société de façon à ce que les forces les plus vives et les capacités les plus réelles se retrouvent finalement en dehors du gouvernement et, pour ainsi dire, privées d'influence sur la vie sociale, à cause de l'inertie qu'entraîne le fait d'avoir une
situation assurée, à cause de l'hérédité, du protectionnisme, de l'esprit de corps, et à cause de toute la mécanique gouvernementale. Quant à celles qui parviennent au gouvernement, se retrouvant coupées de leur propre milieu et intéressées avant tout autre chose à rester au pouvoir, elles perdent toute puissance d'action et ne servent qu'à faire obstacle aux autres. Abolissez cette puissance négative qu'est le gouvernement et la société sera ce qu'elle pourra être étant donné les forces et les possibilités du moment, mais elle le sera pleinement. S'il y a des hommes instruits et désireux de répandre l'instruction, ils organiseront les écoles et s'efforceront de faire voir l'utilité et le plaisir qu'il y a à s'instruire. Et si ces hommes n'existaient pas, ou s'ils étaient peu nombreux, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer ; il ne pourrait que faire ce qu'il fait effectivement aujourd'hui : prendre ces hommes, les enlever à leur travail fécond, les mettre à rédiger des règlements que la police doit imposer, et d'enseignants intelligents et passionnés, en faire des hommes politiques, autrement dit des parasites inutiles, dont le seul souci est d'imposer leurs propres lubies et de se maintenir au pouvoir.
S'il y a des médecins et des hygiénistes, ils organiseront les services de la santé. Et s'il n'y en avait pas, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer : tout ce qu'il pourrait faire, c'est d'enlever tout crédit à ceux qui existent, étant donné les soupçons, bien trop justifiés, que le peuple nourrit contre tout ce qui lui est imposé, et les faire massacrer comme empoisonneurs quand ils iraient soigner le choléra. S'il y a des ingénieurs, des mécaniciens, etc., ils organiseront les chemins de fer. Et s'il n'y en avait pas, là encore, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer. En abolissant le gouvernement et la propriété individuelle, la révolution ne créera pas de forces qui n'existent pas. Mais elle laissera à toutes les forces et à toutes les capacités qui existent le champ libre pour se déployer ; elle détruira toute classe intéressée à maintenir les masses dans l'abrutissement ; et elle fera en sorte que chacun pourra agir et avoir une influence en proportion de ses capacités et conformément à ses passions et à ses intérêts. Par ailleurs, si l'on veut un gouvernement qui ait pour tâche d'éduquer les masses et de les conduire à l'anarchie, il faut encore indiquer quelle sera l'origine d'un tel gouvernement et comment il sera formé.
Est-ce que ce sera la dictature des meilleurs ? Mais qui sont les meilleurs ? Et qui leur
reconnaîtra cette qualité ? La majorité est d'ordinaire attachée à de vieux préjugés ; ses idées et ses instincts sont déjà dépassés par une minorité plus favorisée. Mais parmi ces milliers de minorités qui croient toutes avoir raison, et peuvent toutes avoir raison en partie, qui choisira, et sur quel critère, pour remettre la force sociale à la disposition de l'une d'entre elles, alors que seul l'avenir peut décider entre les parties qui s'affrontent ? Prenez cent partisans intelligents de la dictature et vous découvrirez que chacun d'entre eux pense qu'il devrait être, sinon le dictateur ou l'un des dictateurs, du moins très proche d'eux. Les dictateurs seraient donc ceux qui réussiraient à s'imposer par une voie ou par une autre ; et par les temps qui courent, on peut être absolument certain que toutes leurs forces seraient employées à se défendre des attaques de leurs adversaires et qu'ils oublieraient toute velléité d'éduquer, s'ils n'en avaient jamais eu. Est-ce que sera, au contraire, un gouvernement élu au suffrage universel et qui émanerait donc, de façon plus ou moins exacte, des volontés de la majorité ? Mais si vous estimez ces braves électeurs incapables de s'occuper eux-mêmes de leurs propres intérêts, comment sauront-ils donc choisir les bergers qui doivent les guider ? Et comment pourront-ils donc résoudre ce problème d'alchimie sociale : faire jaillir l'élection d'un génie du vote d'une masse d'imbéciles ? Et que deviendront les minorités qui sont la partie la plus intelligente, la plus active, la plus avancée d'une société ?


Il n'y a qu'un moyen de résoudre le problème social au bénéfice de tous : chasser révolutionnairement le gouvernement, chasser révolutionnairement ceux qui détiennent la richesse sociale ; mettre tout à la disposition de tous et laisser que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés qui existent chez les hommes agissent pour répondre aux besoins de tous. Nous luttons pour l'anarchie et pour le socialisme parce que nous pensons que l'anarchie et le socialisme doivent se réaliser immédiatement ; autrement dit nous pensons que, dans l'acte même de la révolution, il faut chasser le gouvernement, abolir la propriété et confier tous les services publics - l'ensemble de la vie sociale, dans ce cas-là - à l'action spontanée, libre, non officielle ni autorisée de tous les intéressés et de tous les volontaires. Il y aura certainement des difficultés et des inconvénients ; mais ils trouveront leur solution et ils ne pourront la trouver qu'anarchiquement, c'est-à-dire grâce à l'action directe des intéressés et aux libres accords.
Nous ne savons pas si la prochaine révolution verra le triomphe de l'anarchie et du socialisme ; mais ce qui est certain, c'est que si des programmes prétendus de compromis devaient triompher, ce serait parce que nous aurions été vaincus, cette fois, et non pas parce que nous aurions cru utile de laisser en vie une partie de ce système mauvais sous lequel l'humanité gémit. Nous aurons en tout cas, sur les événements, l'influence que nous donneront notre nombre, notre énergie, notre intelligence et notre intransigeance. Même si nous devions être vaincus, notre travail n'aura pas été inutile parce que plus nous aurons été décidés à mettre en œuvre l'ensemble de notre programme et moins il y aura de propriété et de gouvernement dans la société nouvelle. Et nous aurons fait un grand travail parce que le progrès humain se mesure précisément en fonction de la diminution du gouvernement et de la diminution de la propriété privée.
Et si aujourd'hui nous tombions sans renier notre drapeau, nous pouvons être certains de la victoire pour demain.


E. Malatesta

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