Il
résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici que telle que
l'entend le parti anarchiste – et elle ne peut
être entendue autrement - l'anarchie est basée sur le socialisme.
S'il n'y avait pas ces écoles socialistes qui scindent
artificiellement l'unité naturelle de la question sociale et n'en
prennent en considération qu'une partie séparée de l'ensemble ;
s'il n'y avait pas toutes ces équivoques qui sont là pour tenter de
rendre plus difficile la voie à la révolution sociale, nous
pourrions même dire d'emblée que l'anarchie est synonyme de
socialisme, les deux signifiant l'abolition de la domination et de
l'exploitation de l'homme par l'homme, que cette domination et cette
exploitation soient rendues possibles par la force des baïonnettes
ou par l'accaparement des moyens d'existence. Tout comme le
socialisme, l'anarchie a pour base, pour point de départ l'égalité
des conditions, qui est son milieu nécessaire ; son phare est la
solidarité et sa méthode la liberté. Elle n'est pas
la perfection ; elle n'est pas l'idéal absolu qui s'éloigne au fur
et à mesure qu'on s'en approche, comme l'horizon : elle est la voie
ouverte à tous les progrès, à tous les perfectionnements, réalisés
dans l'intérêt de tous.
L'anarchie
est le seul mode de vie en commun qui laisse ouverte la voie pour
atteindre le plus grand bien possible des hommes, car elle seule
détruit toute classe intéressée à maintenir la masse dans
l'oppression et la misère. L'anarchie est possible, car elle ne fait
en réalité que débarrasser l'humanité d'un obstacle, le
gouvernement, contre lequel il lui a fallu sans cesse lutter pour
poursuivre son chemin difficile et pour avancer. Ceci étant bien
établi, les autoritaires sont poussés dans leurs derniers
retranchements ; et là, ils reçoivent les renforts d'un bon nombre
de ceux qui, bien qu'étant de chauds partisans de la liberté et de
la justice, ont peur de la liberté et ne savent pas se décider à
imaginer une humanité qui vivrait et irait son chemin sans tuteurs
ni bergers ; et ceux-là, harcelés par la vérité, demandent
piteusement que la chose soit remise à plus tard, le plus tard
possible. Voilà l'essentiel des arguments qu'on nous oppose, à ce
stade de la discussion. C'est sans doute un très bel idéal que
cette société sans gouvernement, qui se régit sur la base de la
coopération libre et volontaire, qui s'en remet en tout à l'action
spontanée des intéressés et qui est tout entière fondée sur la
solidarité et l'amour ; mais comme tous les idéaux, c'est un idéal
qui reste dans les nuages. L'humanité que nous connaissons, nous, a
toujours vécu divisée en opprimés et en oppresseurs ; et si ces
derniers sont pleins de l'esprit de domination et ont tous les vices
des tyrans, les opprimés sont rompus au servilisme et ils ont tous
les vices que produit l'esclavage, et qui sont encore pires. Le
sentiment de la solidarité est loin d'être dominant chez les hommes
d'aujourd'hui, et s'il est vrai que les hommes sont et deviennent
toujours plus solidaires les uns des autres, il n'en reste pas moins
vrai que ce qui se voit le plus et ce qui laisse l'empreinte la plus
profonde sur le caractère des hommes, c'est la lutte pour
l'existence que chacun mène quotidiennement contre tous, c'est la
rivalité qui harcèle tout le monde, ouvriers et patrons, et qui
fait que l'homme est un loup pour l'homme. Elevés dans une société
basée sur l'antagonisme des classes et des individus, comment les
hommes pourraient ils donc se transformer d'un seul coup et devenir
capables de vivre dans une société où chacun fera ce qu'il voudra
et devra vouloir le bien des autres, sans coercition externe, sous la
seule impulsion de sa propre nature ? Où trouverez-vous le courage,
le bon sens de confier le sort de la révolution, le sort de
l'humanité à une populace ignorante, anémiée par la misère,
abrutie par le prêtre, qui peut être aujourd'hui férocement
sanguinaire et se fera demain grossièrement berner par un petit
malin ou s'écrasera servilement sous la botte du premier militaire
qui osera parler en maître ? Ne sera-t-il pas plus prudent de se
rapprocher de l'idéal anarchiste en passant par l'étape d'une
république démocratique ou socialiste ? Ne faudra-t-il pas un
gouvernement composé des meilleurs pour éduquer, pour préparer les
générations à leurs destinées futures ?
Si
nous avions réussi à faire comprendre à ceux qui nous lisent tout
ce que nous avons dit jusque là et à le leur faire accepter, ces
objections-là non plus n'auraient aucune raison d'être, mais, quoi
qu'il en soit, il est bon d'y répondre, même au risque de nous
répéter. Nous nous trouvons toujours confrontés à ce préjugé :
le gouvernement est une force nouvelle, issue on ne sait d'où, qui
ajoute par lui-même quelque chose à la somme des forces et des
capacités de ceux qui le composent et de ceux qui lui obéissent.
Mais c'est tout le contraire ; tout ce qui se fait au sein de
l'humanité, ce sont les hommes qui le font ; et le gouvernement,
lui, en tant que gouvernement, n'apporte qu'une seule chose qui soit
sienne : sa tendance à faire de tout un monopole en faveur d'un
certain parti et d'une certaine classe, et à résister à toute
initiative qui naît en dehors de sa coterie. Abolir l'autorité,
abolir le gouvernement, cela ne veut pas dire détruire les forces
individuelles et collectives qui agissent au sein de l'humanité, ni
détruire les influences que les hommes exercent mutuellement les uns
sur les autres : cela, ce serait réduire l'humanité à l'état
d'une masse d'atomes coupés les uns des autres et inertes, ce qui
est impossible et serait, si jamais c'était possible, la destruction
de toute société, la mort de l'humanité. Abolir l'autorité, cela
veut dire abolir le monopole de la force et de l'influence; abolir
cet état de choses qui fait de la force sociale, autrement dit la
force de tous, un instrument de la pensée, de la volonté, des
intérêts d'un petit nombre d'individus qui, en utilisant la force
de tous, suppriment la liberté de chacun à leur propre avantage et
à l'avantage de leurs idées ; cela veut dire détruire un mode
d'organisation sociale qui fait que, entre deux révolutions,
l'avenir est accaparé au profit de ceux qui ont été les vainqueurs
d'un moment.
Michel
Bakounine écrivait en 1872 que les grands moyens d'action de
l'Internationale étaient la propagande de ses idées et
l'organisation de l'action naturelle de ses membres sur les masses,
et il ajoutait : "A quiconque prétendrait qu'une action
ainsi organisée serait un attentat contre la liberté des masses,
une tentative de créer un nouveau pouvoir autoritaire, nous
répondrons qu'il n'est qu'un sophiste et un sot. Tant pis pour ceux
qui ignorent les lois naturelles et sociales de la solidarité
humaine au point d'imaginer qu'une absolue indépendance mutuelle des
individus et des masses soit une chose possible ou, au moins,
durable.
"La
désirer signifie vouloir la destruction de la société, puisque la
vie sociale n'est autre chose que cette dépendance mutuelle,
continuelle, des individus et des masses. " Tous les individus,
fussent-ils, les plus intelligents et les plus forts, bien plus,
surtout s'ils sont les plus intelligents et les plus forts, en sont à
chaque instant les producteurs et les produits. La liberté même de
chaque individu n'est que la résultante, reproduite continuellement,
de cette masse d'influences matérielles et morales exercées sur lui
par tous les individus qui l'entourent, par la société au milieu de
laquelle il naît, se développe et meurt. Vouloir échapper à cette
influence au moyen d'une liberté transcendante, divine, absolument
égoïste et suffisante à elle-même, est la tendance au non-être ;
vouloir renoncer à l'exercer sur les autres signifie renoncer à
toute action sociale, à l'expression même de ses pensées et de ses
sentiments et se résout aussi dans le non-être. Cette indépendance
tant louée par les idéalistes et les métaphysiciens et la liberté
individuelle conçue en ce sens sont donc le néant. "Dans la
nature comme dans la société humaine, qui n'est autre chose que
celle même nature, tout ce qui vit ne vit qu'à la condition suprême
d'intervenir, de la manière la plus positive et aussi puissamment
que sa nature le comporte, dans la vie des autres. L'abolition de
cette influence mutuelle serait la mort, et quand nous revendiquons
la liberté des masses, nous ne prétendons abolir aucune des
influences naturelles que les individus ou les groupes d'individus
exercent sur elles : ce que nous voulons, c'est l'abolition des
influences artificielles, privilégiées, légales, officielles. "
Il
est bien certain que dans l'état actuel de l'humanité où la grande
majorité des hommes, opprimée par la misère et abrutie par la
superstition, vit dans l'avilissement le plus complet, le sort de
l'humanité dépend de l'action d'un nombre relativement restreint
d'individus. Il est bien certain qu'on ne pourra pas du jour au
lendemain faire en sorte que tous les hommes s'élèvent au point de
sentir qu'il est de leur devoir d'agir en tout de façon à ce qu'il
en découle pour les autres le plus grand bien possible, et d'y
trouver leur plaisir. Mais si les forces pensantes et dirigeantes de
l'humanité sont rares aujourd'hui, ce n'est pas une raison pour en
paralyser encore une partie, ni pour en soumettre un grand nombre à
un petit nombre d'entre elles. Ce n'est pas une raison pour organiser
la société de façon à ce que les forces les plus vives et les
capacités les plus réelles se retrouvent finalement en dehors du
gouvernement et, pour ainsi dire, privées d'influence sur la vie
sociale, à cause de l'inertie qu'entraîne le fait d'avoir une
situation
assurée, à cause de l'hérédité, du protectionnisme, de l'esprit
de corps, et à cause de toute la mécanique gouvernementale. Quant à
celles qui parviennent au gouvernement, se retrouvant coupées de
leur propre milieu et intéressées avant tout autre chose à rester
au pouvoir, elles perdent toute puissance d'action et ne servent qu'à
faire obstacle aux autres. Abolissez cette puissance négative qu'est
le gouvernement et la société sera ce qu'elle pourra être étant
donné les forces et les possibilités du moment, mais elle le sera
pleinement. S'il y a des hommes instruits et désireux de
répandre l'instruction, ils organiseront les écoles et
s'efforceront de faire voir l'utilité et le plaisir qu'il y a à
s'instruire. Et si ces hommes n'existaient pas, ou s'ils étaient peu
nombreux, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer ; il
ne pourrait que faire ce qu'il fait effectivement aujourd'hui :
prendre ces hommes, les enlever à leur travail fécond, les mettre à
rédiger des règlements que la police doit imposer, et d'enseignants
intelligents et passionnés, en faire des hommes politiques,
autrement dit des parasites inutiles, dont le seul souci est
d'imposer leurs propres lubies et de se maintenir au pouvoir.
S'il
y a des médecins et des hygiénistes, ils organiseront les services
de la santé. Et s'il n'y en avait pas, ce n'est pas un gouvernement
qui pourrait les créer : tout ce qu'il pourrait faire, c'est
d'enlever tout crédit à ceux qui existent, étant donné les
soupçons, bien trop justifiés, que le peuple nourrit contre tout ce
qui lui est imposé, et les faire massacrer comme empoisonneurs quand
ils iraient soigner le choléra. S'il y a des ingénieurs, des
mécaniciens, etc., ils organiseront les chemins de fer. Et s'il n'y
en avait pas, là encore, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait
les créer. En abolissant le gouvernement et la propriété
individuelle, la révolution ne créera pas de forces qui n'existent
pas. Mais elle laissera à toutes les forces et à toutes les
capacités qui existent le champ libre pour se déployer ; elle
détruira toute classe intéressée à maintenir les masses dans
l'abrutissement ; et elle fera en sorte que chacun pourra agir et
avoir une influence en proportion de ses capacités et conformément
à ses passions et à ses intérêts. Par ailleurs, si l'on veut un
gouvernement qui ait pour tâche d'éduquer les masses et de les
conduire à l'anarchie, il faut encore indiquer quelle sera l'origine
d'un tel gouvernement et comment il sera formé.
Est-ce
que ce sera la dictature des meilleurs ? Mais qui sont les meilleurs
? Et qui leur
reconnaîtra
cette qualité ? La majorité est d'ordinaire attachée à de vieux
préjugés ; ses idées et ses instincts sont déjà dépassés par
une minorité plus favorisée. Mais parmi ces milliers de minorités
qui croient toutes avoir raison, et peuvent toutes avoir raison en
partie, qui choisira, et sur quel critère, pour remettre la force
sociale à la disposition de l'une d'entre elles, alors que seul
l'avenir peut décider entre les parties qui s'affrontent ? Prenez
cent partisans intelligents de la dictature et vous découvrirez que
chacun d'entre eux pense qu'il devrait être, sinon le dictateur ou
l'un des dictateurs, du moins très proche d'eux. Les dictateurs
seraient donc ceux qui réussiraient à s'imposer par une voie ou par
une autre ; et par les temps qui courent, on peut être absolument
certain que toutes leurs forces seraient employées à se défendre
des attaques de leurs adversaires et qu'ils oublieraient toute
velléité d'éduquer, s'ils n'en avaient jamais eu. Est-ce que sera,
au contraire, un gouvernement élu au suffrage universel et qui
émanerait donc, de façon plus ou moins exacte, des volontés de la
majorité ? Mais si vous estimez ces braves électeurs incapables de
s'occuper eux-mêmes de leurs propres intérêts, comment sauront-ils
donc choisir les bergers qui doivent les guider ? Et comment
pourront-ils donc résoudre ce problème d'alchimie sociale : faire
jaillir l'élection d'un génie du vote d'une masse d'imbéciles ? Et
que deviendront les minorités qui sont la partie la plus
intelligente, la plus active, la plus avancée d'une société ?
Il
n'y a qu'un moyen de résoudre le problème social au bénéfice de
tous : chasser révolutionnairement le gouvernement, chasser
révolutionnairement ceux qui détiennent la richesse sociale ;
mettre tout à la disposition de tous et laisser que toutes les
forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés qui
existent chez les hommes agissent pour répondre aux besoins de tous.
Nous luttons pour l'anarchie et pour le socialisme parce que nous
pensons que l'anarchie et le socialisme doivent se réaliser
immédiatement ; autrement dit nous pensons que, dans l'acte même de
la révolution, il faut chasser le gouvernement, abolir la propriété
et confier tous les services publics - l'ensemble de la vie sociale,
dans ce cas-là - à l'action spontanée, libre, non officielle ni
autorisée de tous les intéressés et de tous les volontaires. Il y
aura certainement des difficultés et des inconvénients ; mais ils
trouveront leur solution et ils ne pourront la trouver
qu'anarchiquement, c'est-à-dire grâce à l'action directe des
intéressés et aux libres accords.
Nous
ne savons pas si la prochaine révolution verra le triomphe de
l'anarchie et du socialisme ; mais ce qui est certain, c'est que si
des programmes prétendus de compromis devaient triompher, ce serait
parce que nous aurions été vaincus, cette fois, et non pas parce
que nous aurions cru utile de laisser en vie une partie de ce système
mauvais sous lequel l'humanité gémit. Nous aurons en tout cas, sur
les événements, l'influence que nous donneront notre nombre, notre
énergie, notre intelligence et notre intransigeance. Même si nous
devions être vaincus, notre travail n'aura pas été inutile parce
que plus nous aurons été décidés à mettre en œuvre l'ensemble
de notre programme et moins il y aura de propriété et de
gouvernement dans la société nouvelle. Et nous aurons fait un grand
travail parce que le progrès humain se mesure précisément en
fonction de la diminution du gouvernement et de la diminution de la
propriété privée.
Et
si aujourd'hui nous tombions sans renier notre drapeau, nous pouvons
être certains de la victoire pour demain.
E.
Malatesta
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