Tout au long de
l'Histoire, tout comme à l'époque actuelle, le gouvernement est
soit la
domination
brutale, violente, arbitraire d'un petit nombre sur les masses ; soit
un instrument destiné à garantir leur domination et le privilège à
ceux qui par force, ruse ou héritage, ont accaparé tous les moyens
d'existence, dont la terre d'abord, et s'en servent pour tenir le
peuple en esclavage et le faire travailler pour leur propre compte.
On
opprime les hommes de deux façons : soit directement, par la force
brutale, par la violence physique ; soit indirectement, en leur
enlevant les moyens de subsistance et en les réduisant ainsi à
discrétion. La première façon est à l'origine du pouvoir,
c'est-à-dire du privilège politique ; et la seconde à l'origine de
la propriété, c'est-à-dire du privilège économique. On peut
aussi opprimer les hommes en agissant sur leur intelligence et sur
leurs sentiments : c'est là le pouvoir religieux ou universitaire
; mais comme l'esprit n'est jamais que la résultante des forces
matérielles, le mensonge et les corps constitués pour le propager
n'ont de raison d'être qu'autant qu'ils sont la conséquence des
privilèges politiques et économiques, et un moyen pour les défendre
et les consolider.
Dans
les sociétés primitives, peu populeuses et dans lesquelles les
rapports sociaux ne sont pas très compliqués, les deux pouvoirs,
politique et économique, se trouvent réunis dans les mêmes mains,
qui peuvent être celles d'une seule et même personne ; ceci, quand
une circonstance quelconque a empêché que ne s'établissent des
habitudes, des coutumes de solidarité, ou qu'elle a détruit
celles qui existaient et établi la domination de l'homme sur
l'homme. Ceux qui, par la force, ont vaincu et terrorisé les autres
disposent des personnes et des choses des vaincus, les contraignent à
les servir, à travailler pour eux et à faire en tout leur volonté
à eux. Ils sont tout à la fois propriétaires, législateurs, rois,
juges et bourreaux.
Mais
les sociétés s'agrandissent, les besoins augmentent, les rapports
sociaux se compliquent et il devient impossible qu'un despotisme de
ce type se prolonge davantage. Pour des raisons de sécurité, de
commodité et parce qu'il leur est impossible de faire autrement, les
dominateurs se trouvent placés devant une double nécessité : d'une
part, s'appuyer sur une classe privilégiée, c'est-à-dire sur un
certain nombre d'individus co-intéressés à leur domination ; et
d'autre part, laisser chacun subvenir comme il peut à ses propres
besoins et se réserver la domination suprême qui est le droit
d'exploiter tout le monde au maximum et une façon de satisfaire
cette vanité : commander. Et c'est ainsi que se développe la
richesse privée, autrement dit la classe des propriétaires : à
l'ombre du pouvoir, sous sa protection et avec sa complicité, et
souvent à son insu et pour des raisons qui échappent à son
contrôle. En
concentrant
peu à peu dans leurs mains les moyens de production, les vraies
sources de la vie -l'agriculture, l'industrie, les échanges, etc. -
ces propriétaires finissent par constituer un pouvoir en soi, et ce
pouvoir, à cause de la supériorité de ses moyens et de la grande
quantité d'intérêts qu'il recouvre, finit toujours par soumettre
plus ou moins ouvertement le pouvoir politique, autrement dit le
gouvernement, et à faire de lui un gendarme à son service. Ce
phénomène s'est reproduit maintes fois au cours de l'Histoire.
Chaque fois que la violence physique, brutale, a pris le dessus dans
une société, à la suite d'une invasion ou d'une quelconque
entreprise militaire, les vainqueurs ont clairement tendu à
concentrer dans leurs mains le gouvernement et la propriété.
Cependant, la nécessité pour le gouvernement de se gagner la
complicité d'une classe puissante, les exigences de la production,
l'impossibilité dans laquelle il se trouve de pouvoir tout
surveiller et tout diriger, tout cela a toujours rétabli la
propriété privée, la division des deux pouvoirs, et par-là même,
la dépendance effective de ceux qui ont en main la force, les
gouvernements, envers ceux qui ont en main les sources mêmes de la
force, les propriétaires. Le gouvernant finit toujours, fatalement,
par être le gendarme au service du propriétaire.
Ce
phénomène n'a jamais été aussi accentué qu'à l'époque moderne.
Grâce au développement de la production, à l'extension énorme des
affaires, à la puissance démesurée que l'argent a acquis, et à
toutes les données économiques qu'ont apporté la découverte de
l'Amérique, l'invention des machines, etc., la classe capitaliste
s'est assurée une telle suprématie qu'elle ne s'est plus contentée
de disposer de l'appui du gouvernement : elle a voulu que le
gouvernement soit issu d'elle-même. Un gouvernement qui tirait son
origine du droit de conquête (droit divin, comme disaient les
rois et leurs prêtres) était bien soumis par les circonstances à
la classe capitaliste, mais il gardait toujours une attitude hautaine
et méprisante envers ses anciens esclaves désormais enrichis, et il
montrait des velléités d'indépendance et de domination. Un tel
gouvernement était bien le défenseur des propriétaires, le
gendarme à leur service, mais il était de ces gendarmes qui se
croient quelqu'un et qui se montrent brutaux envers ceux qu'ils sont
chargés d'escorter et de défendre, quand ils ne les dévalisent ou
ne les massacrent pas au détour du chemin. La classe capitaliste
s'en est débarrassée et s'en débarrasse par des moyens plus ou
moins violents pour le remplacer par un gouvernement choisi par elle,
composé de membres de sa classe, continuellement sous son contrôle
et spécialement organisé pour la défendre contre les
revendications possibles des déshérités.
C'est
de là que vient le système parlementaire moderne. Le gouvernement
est, aujourd'hui, composé de propriétaires et de gens à la
dévotion des propriétaires ; il est tout entier à la disposition
des propriétaires, à tel point que les plus riches dédaignent
souvent d'en faire partie : Rothschild n'a pas besoin d'être député
ou ministre, il lui suffit de tenir députés et ministres sous sa
dépendance. Dans beaucoup de pays, le prolétariat participe plus ou
moins a l'élection du gouvernement, mais il y participe d'une façon
purement formelle. C'est une concession que la bourgeoisie a fait
pour utiliser le concours du peuple dans sa lutte contre le pouvoir
royal et l'aristocratie, et
aussi
pour détourner le peuple de penser à s'émanciper : elle lui donne
une souveraineté apparente. Que la bourgeoisie l'ait ou non prévu
quand elle a concédé pour la première fois au peuple le droit de
vote, il n'en est pas moins certain que ce droit de vote s'est révélé
parfaitement dérisoire et tout juste bon à consolider le pouvoir de
la bourgeoisie en donnant à la partie la plus énergique du
prolétariat l'espoir, vain, d'arriver un jour au pouvoir. Même avec
le suffrage universel, et nous pourrions dire particulièrement avec
le suffrage universel, le gouvernement est resté le serviteur de la
bourgeoisie et le gendarme à son service. S'il en était autrement,
si le gouvernement menaçait de devenir hostile à la bourgeoisie, si
la démocratie pouvait un jour être autre chose qu'un leurre
pour tromper le peuple, la bourgeoisie menacée dans ses intérêts
s'empresserait de se révolter et emploierait toute la force et toute
l'influence qui lui viennent de ce qu'elle possède la richesse pour
rappeler le gouvernement à son rôle de simple gendarme à son
service.
Quel que soit le nom
que prend le gouvernement, quelles que soient son origine et son
organisation, son rôle essentiel est partout et toujours d'opprimer
et d'exploiter les masses, et de défendre les oppresseurs et les
exploiteurs. Et ses rouages principaux, caractéristiques,
indispensables, sont le policier et le percepteur, le soldat et le
garde-chiourme, auxquels s'ajoute immanquablement le marchand de
mensonges, qu'il soit prêtre ou professeur, appointé et protégé
par le gouvernement pour asservir les esprits et les rendre dociles
au joug.
Certes,
à ce rôle fondamental du gouvernement et à ces rouages essentiels
se sont ajoutés d'autres rôles et d'autres rouages au cours de
l'Histoire. Admettons même que, dans un pays quelque peu civilisé,
il n'ait jamais, ou presque jamais, pu exister de gouvernement qui ne
se soit attribué des rôles utiles ou indispensables à la vie
sociale, en plus de son rôle d'oppresseur et de spoliateur. Loin
d'infirmer ce qui suit, cela le confirme et l'aggrave : c'est un fait
que le gouvernement est, par nature, oppressif et spoliateur ; et de
par son origine et sa situation, il est fatalement porté à défendre
et à renforcer la classe dominante.
De
fait, le gouvernement se donne la peine de protéger, plus ou moins,
la vie des citoyens contre les attaques directes et brutales. Il
reconnaît et légalise un certain nombre de droits et devoirs
primordiaux, ainsi que d'us et coutumes sans lesquels il est
impossible de vivre en société. Il organise et dirige certains
services publics, comme la poste, le réseau routier, la santé
publique, la distribution de l'eau, l'assainissement des terres, la
protection des forêts, etc. Il ouvre des orphelinats et des hôpitaux
et souvent il aime à jouer au protecteur et au bienfaiteur des
pauvres et des faibles - ce n'est qu'apparence, bien sûr. Mais il
suffit d'observer comment et dans quel but il remplit ces rôles pour
y trouver la preuve expérimentale, pratique, que tout ce que fait le
gouvernement est toujours inspiré par l'esprit de domination et
qu'il le fait pour défendre, agrandir et perpétuer ses propres
privilèges et ceux de la classe dont il est le représentant et le
défenseur.
Un
gouvernement ne saurait tenir longtemps s'il ne masque pas sa nature
propre derrière le prétexte de l'intérêt commun ; il ne peut
faire respecter la vie des privilégiés s'il ne se donne pas l'air
de vouloir respecter celle de tous ; il ne peut pas faire accepter
les privilèges d'un petit nombre s'il ne feint pas d'être le
gardien du droit de tous. "La loi - dit Kropotkine (et
naturellement ceux qui l'ont faite, c'est-à-dire le gouvernement -
note de Malatesta) - a utilisé les sentiments sociaux de l'homme
pour faire passer, avec des préceptes de morale que l'homme
acceptait, des ordres utiles à la minorité des spoliateurs contre
lesquels il se serait révolté" Un gouvernement ne peut pas
vouloir que la société se disloque, parce qu'alors lui et la classe
dominante auraient moins de matériaux à exploiter. Et il ne peut
pas non plus laisser la société se régir elle-même, sans
ingérences officielles, parce qu'alors le peuple aurait tôt fait de
se rendre compte que le gouvernement ne sert qu'à défendre les
propriétaires qui le font mourir de faim et il s'empresserait de se
débarrasser et du gouvernement et des propriétaires. Aujourd'hui,
face aux réclamations insistantes et menaçantes du prolétariat,
les gouvernements montrent une tendance à s'entremettre dans les
rapports entre patrons et ouvriers. Ils essayent ainsi de dévoyer le
mouvement ouvrier et d'empêcher, par des réformes trompeuses, que
les pauvres ne prennent eux-mêmes tout ce qui leur revient,
c'est-à-dire une part de bien-être égale à celle dont les autres
jouissent.
Il
faut en outre tenir compte des deux faits suivants : d'une part les
bourgeois, c'est-à-dire les propriétaires, sont perpétuellement en
train de se faire la guerre et de se dévorer entre eux ; d'autre
part, le gouvernement issu de la bourgeoisie est bien son serviteur
et son protecteur dans cette mesure-là, mais, comme tout serviteur
et tout protecteur, il tend aussi à s'émanciper et à dominer celui
qu'il protège. D'où ces jeux de balançoire, ces louvoiements, ces
concessions faites et retirées, cette recherche d'alliés chez le
peuple contre les conservateurs et chez les conservateurs contre le
peuple, qui sont la science des gouvernants et font illusion aux yeux
des naïfs et des indolents toujours prêts à attendre que le salut
leur vienne d'en haut. Tout cela ne change en rien la nature du
gouvernement. S'il devient le régulateur et le garant des droits et
devoirs de chacun, il pervertit le sens de la justice : il qualifie
de délit et punit tout acte qui heurte ou menace les privilèges des
gouvernants et des propriétaires ; et il qualifie de juste, de
légale, la plus terrible exploitation des miséreux, ce lent
et continu assassinat moral et matériel perpétré par celui qui
possède contre celui qui n'a rien. S'il devient administrateur des
services publics, il n'a en vue que les intérêts des gouvernants et
des propriétaires, encore et toujours ; et il ne s'occupe des
intérêts de la masse des travailleurs que dans la seule mesure où
cela est nécessaire pour que la masse consente à payer. S'il
enseigne, il fait obstacle à la propagation de la vérité et tend à
préparer l'esprit et le coeur des jeunes pour qu'ils deviennent soit
des tyrans implacables, soit des esclaves dociles, selon la classe à
laquelle ils appartiennent. Dans les mains du gouvernement, tout
devient un moyen pour exploiter, tout devient une institution
policière utile pour tenir le peuple en bride. Et il ne peut en être
autrement. Si, pour les hommes, vivre c'est lutter les uns contre les
autres, il y a naturellement des vainqueurs et des perdants : le prix
de la lutte, c'est le gouvernement qui est un moyen pour garantir aux
vainqueurs les résultats de la victoire et les perpétuer; et il est
bien certain que jamais il n'ira à ceux qui auront perdu, que la
lutte ait lieu sur le terrain de la force physique ou intellectuelle,
ou qu'elle ait lieu sur le terrain économique. Quant à ceux qui ont
lutté pour vaincre, c'est-à-dire pour s'assurer des conditions
meilleures que celles des autres et pour conquérir privilèges et
domination, ils ne vont pas se servir du gouvernement pour défendre
les droits des vaincus et imposer des limites à leur bon plaisir ou
à celui de leurs amis et partisans.
Le
gouvernement ou, comme on dit, l'État, juge ; l'État,
modérateur de la lutte sociale ; l'État, administrateur impartial
des intérêts du public, tout cela est mensonge, illusion, utopie
jamais réalisée et qui ne se réalisera jamais.
Si
vraiment les intérêts des hommes devaient être contraires les uns
aux autres ; si vraiment la lutte entre les hommes était
nécessairement la loi des sociétés humaines et que la liberté de
chacun devait trouver ses limites dans la liberté des autres, alors
chacun chercherait toujours à faire triompher ses propres intérêts
sur ceux des autres ; chacun chercherait à augmenter sa propre
liberté aux dépens de celle des autres ; et il y aurait un
gouvernement non pas parce qu'il serait plus ou moins utile à la
totalité des membres d'une société qu'il y en ait un, mais parce
que les vainqueurs voudraient s'assurer les fruits de la victoire en
soumettant solidement les vaincus, et se libérer de l'ennui d'être
perpétuellement prêts à se défendre en chargeant de les défendre
des hommes entraînés à cet effet au métier de gendarmes. Alors
l'humanité serait destinée à périr ou à se débattre à tout
jamais entre la tyrannie des vainqueurs et la révolte des
vaincus.
Mais
heureusement, l'avenir de l'humanité est plus souriant parce que la
loi qui la gouverne est plus douce.
Cette loi, c'est la
SOLIDARITÉ.
Il
y a nécessairement en l'homme deux instincts fondamentaux:
l'instinct de sa propre
conservation,
sans lequel aucun être ne pourrait exister; et l'instinct de
conservation de l'espèce, sans lequel aucune espèce n'aurait pu
se former et durer. L'homme est naturellement porté à défendre
envers et contre tout et tous l'existence et le bien-être de sa
propre personne et de sa propre progéniture.
Dans
la nature, les êtres vivants peuvent assurer leur existence et la
rendre plus agréable de deux façons: d'une part, la lutte
individuelle contre les éléments et contre les autres
individus, de la même espèce ou d'une autre espèce ; d'autre part,
l'appui mutuel, la coopération qu'on peut également
appeler l'association pour la lutte contre tous les facteurs
naturels contraires à l'existence, au développement et au bien-être
des associés. Quelle part ont eu respectivement dans l'évolution du
règne organique ces deux principes : la lutte d'une part, la
coopération d'autre part ? Il est inutile de le chercher dans ces
pages : nous ne pourrions l'exposer, pour des raisons d'espace.
Qu'il nous suffise de constater comment la coopération (forcée ou
volontaire) est devenue, chez les hommes, l'unique moyen de progrès,
de perfectionnement, de sécurité ; et comment la lutte - reste
atavique - est devenue totalement inapte à favoriser le bien-être
des individus et porte au contraire préjudice à tous, vainqueurs
comme perdants. L'expérience accumulée et transmise de générations
en générations a montré à l'homme que s'il s'unit à d'autres
hommes, sa propre conservation est plus assurée et son propre
bien-être plus grand. Ainsi s'est développé chez l'homme
l'instinct social qui est une conséquence de la lutte même pour
l'existence, menée contre la nature environnante et contre les
individus de sa propre espèce, et qui a totalement transformé les
conditions de sa propre existence. C'est cet instinct social qui a
permis à l'homme de sortir de l'animalité, d'acquérir une très
grande puissance et de s'élever tellement au-dessus des autres
animaux que les philosophes spiritualistes ont cru nécessaire de lui
inventer une âme immatérielle et immortelle. Cet instinct social a
été constitué par tout un faisceau de causes. A partir de cette
base animale : l'instinct de conservation de l'espèce (qui est
l'instinct social limité à la famille naturelle), il est arrivé à
un degré tout à fait remarquable en intensité et en extension et
il constitue désormais le fond même de la nature morale de l'homme.
L'homme
est issu des types inférieurs de l'animalité, il était faible et
désarmé dans la lutte individuelle contre les bêtes carnivores.
Mais il avait un cerveau capable d'un grand développement, un organe
vocal apte à exprimer, par des sons divers, ses différentes
vibrations cérébrales, et des mains spécialement adaptées pour
donner à la matière la forme voulue : il a dû sentir rapidement le
besoin de s'associer, et comprendre les avantages qui en découlaient.
On peut même dire qu'il n'est sorti de l'animalité qu'à partir du
moment où il est devenu un être social et où il a acquis l'usage
de la parole, qui est à la fois une conséquence de la sociabilité
et un puissant facteur de sociabilité.
L'espèce
humaine étant relativement limitée en nombre, la lutte pour
l'existence - la lutte de l'homme contre l'homme - était moins âpre,
moins permanente, moins nécessaire, même en dehors de
l'association. Ce qui a dû beaucoup favoriser le développement de
sentiments de sympathie et donner le temps de découvrir et
d'apprécier l'utilité de l'appui mutuel. Enfin l'homme a acquis la
capacité de modifier le milieu extérieur et de l'adapter à ses
propres besoins, grâce à ses qualités primitives utilisées en
coopération avec un nombre plus ou moins grand d'associés ; ses
désirs se sont multipliés à mesure qu'augmentaient les moyens de
les satisfaire et sont devenus des besoins ; la division du travail
qui est la conséquence de l'exploitation méthodique de la nature au
bénéfice de l'homme, est apparue. Tout cela a fait que la vie
sociale est devenue le milieu nécessaire à l'homme, en dehors
duquel il ne peut vivre sans retourner à l'état animal.
La
sensibilité s'étant affinée avec la multiplication des rapports
sociaux, et grâce à l'habitude que des milliers de siècles de
transmission héréditaire ont imprimée à l'espèce humaine, ce
besoin de vie sociale et d'échange de pensée et d'affection entre
les hommes est devenu une manière d'être nécessaire de notre
organisme, s'est transformé en sympathie, en amitié, en amour, et
subsiste indépendamment des avantages matériels que l'association
procure ; à tel point que pour satisfaire ce besoin, l'homme
affronte souvent des souffrances de toute sorte, et même la mort. En
somme, la lutte pour l'existence a pris, chez les hommes, un
caractère tout à fait différent de celle qui existe en général
chez les autres animaux, pour toute une série de causes : les
avantages extrêmement importants que l'association apporte à
l'homme ; l'état d'infériorité physique dans lequel il se trouve
face aux bêtes s'il reste isolé et qui est tout à fait
disproportionné par rapport à sa supériorité intellectuelle ; la
possibilité qu'il a de s'associer à un nombre toujours plus grand
d'individus et d'entretenir avec eux des rapports toujours plus
profonds et complexes, jusqu'à élargir l'association à toute
l'humanité et à tous les aspects de la vie ; et, plus que tout
peut-être, cette possibilité qu'il a de produire plus qu'il ne lui
faut pour vivre, en travaillant en coopération avec les autres,
ainsi que tous les sentiments affectifs qui en découlent. On sait
aujourd'hui que la coopération a eu et qu'elle a un rôle
extrêmement important dans le développement du monde organique -
les recherches des naturalistes modernes nous en donnent chaque jour
de nouvelles preuves - rôle que ne soupçonnaient pas ceux qui, bien
mal à propos du reste, voulaient justifier par les théories
darwiniennes le règne de la bourgeoisie. Mais le fossé entre la
lutte chez les hommes et la lutte chez les animaux reste énorme, et
proportionnel à la distance qui sépare l'homme des autres animaux.
Les autres animaux luttent contre toute la nature, y compris les
autres éléments de leur propre espèce, soit individuellement, soit
le plus souvent en petits groupes, durables ou temporaires. Les
animaux plus sociables, comme les fourmis, les abeilles, etc., sont
solidaires avec ceux de la même fourmilière ou de la même ruche,
mais en lutte avec les autres communautés de leur propre espèce, ou
indifférents envers elles. Chez les hommes, au contraire, la lutte
tend à élargir toujours plus l'association entre les hommes, à
rendre leurs intérêts solidaires, à développer chez chacun des
hommes le sentiment d'amour pour tous les hommes, à vaincre et
dominer la nature extérieure, grâce à l'humanité et pour
l'humanité. Toute lutte dont le but est de conquérir des avantages
indépendamment des autres ou contre eux contredit la nature sociale
de l'homme moderne et tend à le repousser vers l'animalité.
Le
seul état qui permette à l'homme de déployer toute sa nature et
d'atteindre le plus grand développement et le plus grand bien-être
possibles, c'est la solidarité, c'est-à-dire l'harmonie des
intérêts et des sentiments, le concours de chacun au bien de tous
et de tous au bien de chacun. Elle est le but vers lequel marche
l'évolution de l'homme, elle est le principe supérieur qui apporte
une solution à tous les antagonismes actuels, insolubles autrement ;
et c'est elle qui fait que la liberté de chacun trouve dans la
liberté des autres non pas sa limite mais son complément, et même
les conditions nécessaires pour qu'elle existe.
Michel
Bakounine écrivait : "Pas un individu ne peut reconnaître
sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si
ce n'est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa
réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s'émanciper s'il
n'émancipe avec lui tous les hommes qui l'entourent. Ma liberté est
la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non
seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit
trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le
droit de tous les hommes, mes égaux. "La situation des autres
hommes m'importe beaucoup car, quelque indépendante que me paraisse
ma position sociale, serais-je pape, czar, empereur ou premier
ministre, je suis toujours le produit de ce que sont les derniers des
hommes ; s'ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence
est déterminée par leur ignorance, par leur misère et par leur
servitude. Moi, homme éclairé et intelligent, par exemple, je suis
stupide par leur stupidité; moi, courageux, je suis esclave par leur
esclavage; moi, riche, je tremble devant leur misère ; moi,
privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi qui veux être
libre, je ne le puis pas, car autour de moi tous les hommes ne
veulent pas encore être libres et, en ne le voulant pas, ils
deviennent pour moi des instruments d'oppression. "
C'est
donc dans la solidarité que l'homme atteint le plus haut degré de
sécurité et de bien-être. C'est pourquoi même l'égoïsme,
c'est-à-dire le fait de ne considérer que son propre intérêt,
pousse l'homme et les sociétés humaines vers la solidarité; ou
encore, pour l'exprimer autrement et mieux, égoïsme et altruisme
(le fait de prendre en considération les intérêts d'autrui) se
confondent en un seul sentiment, tout comme se confondent en un seul
et même intérêt l'intérêt de l'individu et celui de la société.
Mais
l'homme ne pouvait pas passer d'un seul coup de l'animalité à
l'humanité, de la lutte brutale de l'homme contre l'homme à la
lutte solidaire de tous les hommes, devenus frères, contre la nature
extérieure.
Guidé
par les avantages qu'offrent l'association et la division du travail
qui s'ensuivit, l'homme évoluait vers la solidarité ; mais son
évolution se heurta à un obstacle qui la détourna et la détourne
encore de son but. L'homme découvrit que, jusqu'à un certain point
du moins et pour ce qui est des besoins matériels et primitifs, les
seuls qu'il connaissait à cette époque, il pouvait tirer parti des
avantages de la coopération en soumettant les autres hommes à sa
domination au lieu de s'associer à eux. Et comme les instincts
féroces et antisociaux hérités de ses ancêtres animaux étaient
encore puissants en lui, il préféra la domination à l'association
et contraignit les plus faibles à travailler pour lui. Dans la
plupart des cas, c'est peut-être même en exploitant les vaincus que
l'homme apprit pour la première fois à comprendre les avantages de
la coopération et ce que l'appui de l'homme pouvait lui apporter
d'utile. Cela aboutit à la propriété individuelle et au
gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation par quelques
privilégiés du travail de tous, alors que le fait d'avoir constaté
le caractère utile de la
coopération
aurait dû conduire au contraire au triomphe de la solidarité dans
tous les rapports humains.
C'était
bien toujours l'association, la coopération en dehors de laquelle il
n'y a pas de vie humaine possible. Mais c'était un genre de
coopération imposé et contrôlé par un petit nombre dans leur
propre intérêt particulier. De là vient la grande contradiction,
qui emplit toute l'Histoire des hommes, entre ces deux tendances :
d'une part, la tendance à s'associer et à être comme des frères,
pour conquérir le monde extérieur et l'adapter aux besoins de
l'homme et pour satisfaire son affectivité ; et d'autre part la
tendance à se diviser en autant d'unités séparées et hostiles
qu'il y a de groupements déterminés par les conditions
géographiques et ethnographiques, de situations économiques,
d'hommes ayant réussi à conquérir un avantage et bien décidés à
le conserver et à l'augmenter, d'hommes qui espèrent conquérir un
privilège, et enfin d'hommes souffrant d'une injustice ou d'un
privilège et qui se révoltent et veulent se libérer.
Au
cours de l'Histoire, le principe du chacun pour soi, autrement
dit la guerre de tous contre tous, est venu compliquer, dévier et
paralyser la guerre de tous contre la nature pour un plus grand
bien-être de l'humanité, guerre dont le succès total ne peut être
assuré que si elle se fonde sur ce principe : tous pour un et un
pour tous.
Cette
irruption de la domination et de l'exploitation au sein de
l'association humaine a affligé l'humanité de maux innombrables.
Mais malgré l'oppression terrible à laquelle les masses ont été
soumises, malgré la misère, les vices, les crimes, malgré cette
dégradation que la misère et l'esclavage entraînent aussi bien
chez les esclaves que chez les patrons, malgré les haines
accumulées, les guerres exterminatrices, l'antagonisme des intérêts
artificiellement créés, l'instinct social a survécu et s'est
développé. La coopération était toujours la condition nécessaire
pour que l'homme puisse lutter avec succès contre la nature
extérieure et elle subsista donc comme la cause permanente du
rapprochement des hommes entre eux, et du développement entre eux du
sentiment de sympathie. L'oppression même des masses a fait que les
opprimés sont devenus des frères les uns pour les autres, et seule
la solidarité plus ou
moins
consciente ou plus ou moins étendue qui existait entre les opprimés
leur a permis de supporter l'oppression et a permis à l'humanité de
résister aux causes de mort qui s'étaient insinuées en elle.
Aujourd'hui,
l'extrême développement qu'a connu la production, la croissance de
ces besoins qui ne peuvent être satisfaits que par le concours d'un
grand nombre d'hommes de tous les pays, les moyens de communication,
l'habitude des voyages, la science, la littérature, les affaires,
les guerres même, tout cela a resserré et resserre toujours plus
les liens des hommes entre eux, faisant de l'humanité un seul corps
dont les différentes parties, solidaires entre elles, ne peuvent
trouver leur plein épanouissement et la liberté de se développer
que dans la santé des autres parties et du tout.
L'habitant
de Naples est aussi intéressé à l'assainissement des taudis de sa
ville qu'à
l'amélioration
des conditions d'hygiène des populations des bords du Gange, d'où
lui vient le choléra. Le bien-être, la liberté, l'avenir d'un
montagnard perdu dans les gorges des Apennins ne dépendent pas
seulement de l'état de bien-être ou de misère dans lequel se
trouvent les habitants de son village, ni des conditions de vie
générales du seul peuple italien. Ils dépendent aussi de la
condition des travailleurs en Amérique et en Australie, de la
découverte de tel savant suédois, des conditions morales et
matérielles des Chinois, de la guerre ou de la paix en Afrique ; en
somme, de toutes les circonstances, grandes ou petites, qui agissent
sur un être humain en un point quelconque du globe.
Dans
les conditions actuelles de la société, cette vaste solidarité qui
unit entre eux tous les hommes est en grande partie inconsciente :
elle naît spontanément quand les intérêts particuliers se
heurtent, mais quant au intérêts de tous, les hommes ne s'en
préoccupent pas, ou guère. C'est bien la preuve la plus évidente
que la solidarité est la loi naturelle de l'humanité et qu'elle se
développe et s'impose malgré tous les obstacles, malgré tous les
antagonismes créés par la façon dont la société actuelle est
organisée. Par ailleurs, les masses opprimées ne se sont jamais
complètement résignées à l'oppression et à la misère et elles
montrent qu'elles ont soif de justice, de liberté, de bien-être,
aujourd'hui plus que jamais. Elles commencent à comprendre qu'elles
ne pourront jamais s'émanciper que grâce à l'union, grâce à la
solidarité de tous les opprimés et de tous les exploités du monde
entier. Et elles comprennent également que la condition
indispensable de leur émancipation, c'est la possession des moyens
de production, de la terre et des instruments de travail, et donc
l'abolition de la propriété individuelle. La science, l'observation
des phénomènes sociaux montrent que cette abolition serait
extrêmement utile aux privilégiés eux-mêmes, si seulement ils
voulaient renoncer à leur esprit de domination et contribuer avec
tous à travailler pour le bien-être commun.
Si
donc un jour, les masses opprimées se refusaient à travailler pour
les autres, si elles
enlevaient
aux propriétaires la terre et les instruments de travail et les
utilisaient pour leur compte et à leur profit, c'est-à-dire pour le
compte et au profit de tous, si elles voulaient ne plus subir aucune
domination, ni de la force brutale ni du privilège économique, si
la fraternité entre les peuples et le sentiment de solidarité
humaine renforcé par la communauté des intérêts mettaient fin aux
guerres et aux conquêtes, le gouvernement aurait-il encore une
raison d'être ?
Une
fois la propriété individuelle abolie, le gouvernement qui est là
pour la défendre doit disparaître. S'il survivait, il tendrait
continuellement à reconstituer, sous une forme ou sous une autre,
une classe privilégiée et oppressive. L'abolition du gouvernement
ne veut pas dire et ne peut pas signifier la dissolution des liens
sociaux. Bien au contraire. La coopération qui, aujourd'hui, est
forcée et orientée vers le profit d'un petit nombre serait libre,
volontaire et orientée au bénéfice de tous ; c'est pourquoi elle
en deviendrait d'autant plus intense et efficace. L'instinct social,
le sentiment de solidarité se développeraient au plus haut point ;
chacun des hommes ferait tout ce qu'il peut pour le bien des autres
hommes, tant pour satisfaire ses propres sentiments affectifs que par
intérêt bien compris.
Une
nouvelle organisation sociale naîtrait du libre concours de tous,
grâce aux groupements que les hommes formeraient spontanément selon
leurs besoins et leurs sympathies, de bas en haut, du simple au
complexe, en partant des intérêts les plus immédiats pour arriver
aux intérêts les plus lointains et les plus généraux. Et cette
organisation sociale aurait pour but le plus grand bien-être et la
plus grande liberté de tous, elle embrasserait toute l'humanité
dont elle ferait une seule communauté fraternelle, et elle se
modifierait et s'améliorerait à mesure que les circonstances se
modifieraient et que l'expérience apporterait ses enseignements.
Cette
société d'hommes libres, cette société d'amis, c'est l'anarchie.
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