dimanche 24 décembre 2017

Errico Malatesta L'Anarchie Partie 2

Tout au long de l'Histoire, tout comme à l'époque actuelle, le gouvernement est soit la
domination brutale, violente, arbitraire d'un petit nombre sur les masses ; soit un instrument destiné à garantir leur domination et le privilège à ceux qui par force, ruse ou héritage, ont accaparé tous les moyens d'existence, dont la terre d'abord, et s'en servent pour tenir le peuple en esclavage et le faire travailler pour leur propre compte.
On opprime les hommes de deux façons : soit directement, par la force brutale, par la violence physique ; soit indirectement, en leur enlevant les moyens de subsistance et en les réduisant ainsi à discrétion. La première façon est à l'origine du pouvoir, c'est-à-dire du privilège politique ; et la seconde à l'origine de la propriété, c'est-à-dire du privilège économique. On peut aussi opprimer les hommes en agissant sur leur intelligence et sur leurs sentiments : c'est là le pouvoir religieux ou universitaire ; mais comme l'esprit n'est jamais que la résultante des forces matérielles, le mensonge et les corps constitués pour le propager n'ont de raison d'être qu'autant qu'ils sont la conséquence des privilèges politiques et économiques, et un moyen pour les défendre et les consolider.
Dans les sociétés primitives, peu populeuses et dans lesquelles les rapports sociaux ne sont pas très compliqués, les deux pouvoirs, politique et économique, se trouvent réunis dans les mêmes mains, qui peuvent être celles d'une seule et même personne ; ceci, quand une circonstance quelconque a empêché que ne s'établissent des habitudes, des coutumes de solidarité, ou qu'elle a détruit celles qui existaient et établi la domination de l'homme sur l'homme. Ceux qui, par la force, ont vaincu et terrorisé les autres disposent des personnes et des choses des vaincus, les contraignent à les servir, à travailler pour eux et à faire en tout leur volonté à eux. Ils sont tout à la fois propriétaires, législateurs, rois, juges et bourreaux.
Mais les sociétés s'agrandissent, les besoins augmentent, les rapports sociaux se compliquent et il devient impossible qu'un despotisme de ce type se prolonge davantage. Pour des raisons de sécurité, de commodité et parce qu'il leur est impossible de faire autrement, les dominateurs se trouvent placés devant une double nécessité : d'une part, s'appuyer sur une classe privilégiée, c'est-à-dire sur un certain nombre d'individus co-intéressés à leur domination ; et d'autre part, laisser chacun subvenir comme il peut à ses propres besoins et se réserver la domination suprême qui est le droit d'exploiter tout le monde au maximum et une façon de satisfaire cette vanité : commander. Et c'est ainsi que se développe la richesse privée, autrement dit la classe des propriétaires : à l'ombre du pouvoir, sous sa protection et avec sa complicité, et souvent à son insu et pour des raisons qui échappent à son contrôle. En
concentrant peu à peu dans leurs mains les moyens de production, les vraies sources de la vie -l'agriculture, l'industrie, les échanges, etc. - ces propriétaires finissent par constituer un pouvoir en soi, et ce pouvoir, à cause de la supériorité de ses moyens et de la grande quantité d'intérêts qu'il recouvre, finit toujours par soumettre plus ou moins ouvertement le pouvoir politique, autrement dit le gouvernement, et à faire de lui un gendarme à son service. Ce phénomène s'est reproduit maintes fois au cours de l'Histoire. Chaque fois que la violence physique, brutale, a pris le dessus dans une société, à la suite d'une invasion ou d'une quelconque entreprise militaire, les vainqueurs ont clairement tendu à concentrer dans leurs mains le gouvernement et la propriété. Cependant, la nécessité pour le gouvernement de se gagner la complicité d'une classe puissante, les exigences de la production, l'impossibilité dans laquelle il se trouve de pouvoir tout surveiller et tout diriger, tout cela a toujours rétabli la propriété privée, la division des deux pouvoirs, et par-là même, la dépendance effective de ceux qui ont en main la force, les gouvernements, envers ceux qui ont en main les sources mêmes de la force, les propriétaires. Le gouvernant finit toujours, fatalement, par être le gendarme au service du propriétaire.
Ce phénomène n'a jamais été aussi accentué qu'à l'époque moderne. Grâce au développement de la production, à l'extension énorme des affaires, à la puissance démesurée que l'argent a acquis, et à toutes les données économiques qu'ont apporté la découverte de l'Amérique, l'invention des machines, etc., la classe capitaliste s'est assurée une telle suprématie qu'elle ne s'est plus contentée de disposer de l'appui du gouvernement : elle a voulu que le gouvernement soit issu d'elle-même. Un gouvernement qui tirait son origine du droit de conquête (droit divin, comme disaient les rois et leurs prêtres) était bien soumis par les circonstances à la classe capitaliste, mais il gardait toujours une attitude hautaine et méprisante envers ses anciens esclaves désormais enrichis, et il montrait des velléités d'indépendance et de domination. Un tel gouvernement était bien le défenseur des propriétaires, le gendarme à leur service, mais il était de ces gendarmes qui se croient quelqu'un et qui se montrent brutaux envers ceux qu'ils sont chargés d'escorter et de défendre, quand ils ne les dévalisent ou ne les massacrent pas au détour du chemin. La classe capitaliste s'en est débarrassée et s'en débarrasse par des moyens plus ou moins violents pour le remplacer par un gouvernement choisi par elle, composé de membres de sa classe, continuellement sous son contrôle et spécialement organisé pour la défendre contre les revendications possibles des déshérités.
C'est de là que vient le système parlementaire moderne. Le gouvernement est, aujourd'hui, composé de propriétaires et de gens à la dévotion des propriétaires ; il est tout entier à la disposition des propriétaires, à tel point que les plus riches dédaignent souvent d'en faire partie : Rothschild n'a pas besoin d'être député ou ministre, il lui suffit de tenir députés et ministres sous sa dépendance. Dans beaucoup de pays, le prolétariat participe plus ou moins a l'élection du gouvernement, mais il y participe d'une façon purement formelle. C'est une concession que la bourgeoisie a fait pour utiliser le concours du peuple dans sa lutte contre le pouvoir royal et l'aristocratie, et
aussi pour détourner le peuple de penser à s'émanciper : elle lui donne une souveraineté apparente. Que la bourgeoisie l'ait ou non prévu quand elle a concédé pour la première fois au peuple le droit de vote, il n'en est pas moins certain que ce droit de vote s'est révélé parfaitement dérisoire et tout juste bon à consolider le pouvoir de la bourgeoisie en donnant à la partie la plus énergique du prolétariat l'espoir, vain, d'arriver un jour au pouvoir. Même avec le suffrage universel, et nous pourrions dire particulièrement avec le suffrage universel, le gouvernement est resté le serviteur de la bourgeoisie et le gendarme à son service. S'il en était autrement, si le gouvernement menaçait de devenir hostile à la bourgeoisie, si la démocratie pouvait un jour être autre chose qu'un leurre pour tromper le peuple, la bourgeoisie menacée dans ses intérêts s'empresserait de se révolter et emploierait toute la force et toute l'influence qui lui viennent de ce qu'elle possède la richesse pour rappeler le gouvernement à son rôle de simple gendarme à son service.
Quel que soit le nom que prend le gouvernement, quelles que soient son origine et son organisation, son rôle essentiel est partout et toujours d'opprimer et d'exploiter les masses, et de défendre les oppresseurs et les exploiteurs. Et ses rouages principaux, caractéristiques, indispensables, sont le policier et le percepteur, le soldat et le garde-chiourme, auxquels s'ajoute immanquablement le marchand de mensonges, qu'il soit prêtre ou professeur, appointé et protégé par le gouvernement pour asservir les esprits et les rendre dociles au joug.

Certes, à ce rôle fondamental du gouvernement et à ces rouages essentiels se sont ajoutés d'autres rôles et d'autres rouages au cours de l'Histoire. Admettons même que, dans un pays quelque peu civilisé, il n'ait jamais, ou presque jamais, pu exister de gouvernement qui ne se soit attribué des rôles utiles ou indispensables à la vie sociale, en plus de son rôle d'oppresseur et de spoliateur. Loin d'infirmer ce qui suit, cela le confirme et l'aggrave : c'est un fait que le gouvernement est, par nature, oppressif et spoliateur ; et de par son origine et sa situation, il est fatalement porté à défendre et à renforcer la classe dominante.
De fait, le gouvernement se donne la peine de protéger, plus ou moins, la vie des citoyens contre les attaques directes et brutales. Il reconnaît et légalise un certain nombre de droits et devoirs primordiaux, ainsi que d'us et coutumes sans lesquels il est impossible de vivre en société. Il organise et dirige certains services publics, comme la poste, le réseau routier, la santé publique, la distribution de l'eau, l'assainissement des terres, la protection des forêts, etc. Il ouvre des orphelinats et des hôpitaux et souvent il aime à jouer au protecteur et au bienfaiteur des pauvres et des faibles - ce n'est qu'apparence, bien sûr. Mais il suffit d'observer comment et dans quel but il remplit ces rôles pour y trouver la preuve expérimentale, pratique, que tout ce que fait le gouvernement est toujours inspiré par l'esprit de domination et qu'il le fait pour défendre, agrandir et perpétuer ses propres privilèges et ceux de la classe dont il est le représentant et le défenseur.
Un gouvernement ne saurait tenir longtemps s'il ne masque pas sa nature propre derrière le prétexte de l'intérêt commun ; il ne peut faire respecter la vie des privilégiés s'il ne se donne pas l'air de vouloir respecter celle de tous ; il ne peut pas faire accepter les privilèges d'un petit nombre s'il ne feint pas d'être le gardien du droit de tous. "La loi - dit Kropotkine (et naturellement ceux qui l'ont faite, c'est-à-dire le gouvernement - note de Malatesta) - a utilisé les sentiments sociaux de l'homme pour faire passer, avec des préceptes de morale que l'homme acceptait, des ordres utiles à la minorité des spoliateurs contre lesquels il se serait révolté" Un gouvernement ne peut pas vouloir que la société se disloque, parce qu'alors lui et la classe dominante auraient moins de matériaux à exploiter. Et il ne peut pas non plus laisser la société se régir elle-même, sans ingérences officielles, parce qu'alors le peuple aurait tôt fait de se rendre compte que le gouvernement ne sert qu'à défendre les propriétaires qui le font mourir de faim et il s'empresserait de se débarrasser et du gouvernement et des propriétaires. Aujourd'hui, face aux réclamations insistantes et menaçantes du prolétariat, les gouvernements montrent une tendance à s'entremettre dans les rapports entre patrons et ouvriers. Ils essayent ainsi de dévoyer le mouvement ouvrier et d'empêcher, par des réformes trompeuses, que les pauvres ne prennent eux-mêmes tout ce qui leur revient, c'est-à-dire une part de bien-être égale à celle dont les autres jouissent.
Il faut en outre tenir compte des deux faits suivants : d'une part les bourgeois, c'est-à-dire les propriétaires, sont perpétuellement en train de se faire la guerre et de se dévorer entre eux ; d'autre part, le gouvernement issu de la bourgeoisie est bien son serviteur et son protecteur dans cette mesure-là, mais, comme tout serviteur et tout protecteur, il tend aussi à s'émanciper et à dominer celui qu'il protège. D'où ces jeux de balançoire, ces louvoiements, ces concessions faites et retirées, cette recherche d'alliés chez le peuple contre les conservateurs et chez les conservateurs contre le peuple, qui sont la science des gouvernants et font illusion aux yeux des naïfs et des indolents toujours prêts à attendre que le salut leur vienne d'en haut. Tout cela ne change en rien la nature du gouvernement. S'il devient le régulateur et le garant des droits et devoirs de chacun, il pervertit le sens de la justice : il qualifie de délit et punit tout acte qui heurte ou menace les privilèges des gouvernants et des propriétaires ; et il qualifie de juste, de légale, la plus terrible exploitation des miséreux, ce lent et continu assassinat moral et matériel perpétré par celui qui possède contre celui qui n'a rien. S'il devient administrateur des services publics, il n'a en vue que les intérêts des gouvernants et des propriétaires, encore et toujours ; et il ne s'occupe des intérêts de la masse des travailleurs que dans la seule mesure où cela est nécessaire pour que la masse consente à payer. S'il enseigne, il fait obstacle à la propagation de la vérité et tend à préparer l'esprit et le coeur des jeunes pour qu'ils deviennent soit des tyrans implacables, soit des esclaves dociles, selon la classe à laquelle ils appartiennent. Dans les mains du gouvernement, tout devient un moyen pour exploiter, tout devient une institution policière utile pour tenir le peuple en bride. Et il ne peut en être autrement. Si, pour les hommes, vivre c'est lutter les uns contre les autres, il y a naturellement des vainqueurs et des perdants : le prix de la lutte, c'est le gouvernement qui est un moyen pour garantir aux vainqueurs les résultats de la victoire et les perpétuer; et il est bien certain que jamais il n'ira à ceux qui auront perdu, que la lutte ait lieu sur le terrain de la force physique ou intellectuelle, ou qu'elle ait lieu sur le terrain économique. Quant à ceux qui ont lutté pour vaincre, c'est-à-dire pour s'assurer des conditions meilleures que celles des autres et pour conquérir privilèges et domination, ils ne vont pas se servir du gouvernement pour défendre les droits des vaincus et imposer des limites à leur bon plaisir ou à celui de leurs amis et partisans.
Le gouvernement ou, comme on dit, l'État, juge ; l'État, modérateur de la lutte sociale ; l'État, administrateur impartial des intérêts du public, tout cela est mensonge, illusion, utopie jamais réalisée et qui ne se réalisera jamais.
Si vraiment les intérêts des hommes devaient être contraires les uns aux autres ; si vraiment la lutte entre les hommes était nécessairement la loi des sociétés humaines et que la liberté de chacun devait trouver ses limites dans la liberté des autres, alors chacun chercherait toujours à faire triompher ses propres intérêts sur ceux des autres ; chacun chercherait à augmenter sa propre liberté aux dépens de celle des autres ; et il y aurait un gouvernement non pas parce qu'il serait plus ou moins utile à la totalité des membres d'une société qu'il y en ait un, mais parce que les vainqueurs voudraient s'assurer les fruits de la victoire en soumettant solidement les vaincus, et se libérer de l'ennui d'être perpétuellement prêts à se défendre en chargeant de les défendre des hommes entraînés à cet effet au métier de gendarmes. Alors l'humanité serait destinée à périr ou à se débattre à tout jamais entre la tyrannie des vainqueurs et la révolte des
vaincus.
Mais heureusement, l'avenir de l'humanité est plus souriant parce que la loi qui la gouverne est plus douce.
Cette loi, c'est la SOLIDARITÉ.


Il y a nécessairement en l'homme deux instincts fondamentaux: l'instinct de sa propre
conservation, sans lequel aucun être ne pourrait exister; et l'instinct de conservation de l'espèce, sans lequel aucune espèce n'aurait pu se former et durer. L'homme est naturellement porté à défendre envers et contre tout et tous l'existence et le bien-être de sa propre personne et de sa propre progéniture.
Dans la nature, les êtres vivants peuvent assurer leur existence et la rendre plus agréable de deux façons: d'une part, la lutte individuelle contre les éléments et contre les autres individus, de la même espèce ou d'une autre espèce ; d'autre part, l'appui mutuel, la coopération qu'on peut également appeler l'association pour la lutte contre tous les facteurs naturels contraires à l'existence, au développement et au bien-être des associés. Quelle part ont eu respectivement dans l'évolution du règne organique ces deux principes : la lutte d'une part, la coopération d'autre part ? Il est inutile de le chercher dans ces pages : nous ne pourrions l'exposer, pour des raisons d'espace. Qu'il nous suffise de constater comment la coopération (forcée ou volontaire) est devenue, chez les hommes, l'unique moyen de progrès, de perfectionnement, de sécurité ; et comment la lutte - reste atavique - est devenue totalement inapte à favoriser le bien-être des individus et porte au contraire préjudice à tous, vainqueurs comme perdants. L'expérience accumulée et transmise de générations en générations a montré à l'homme que s'il s'unit à d'autres hommes, sa propre conservation est plus assurée et son propre bien-être plus grand. Ainsi s'est développé chez l'homme l'instinct social qui est une conséquence de la lutte même pour l'existence, menée contre la nature environnante et contre les individus de sa propre espèce, et qui a totalement transformé les conditions de sa propre existence. C'est cet instinct social qui a permis à l'homme de sortir de l'animalité, d'acquérir une très grande puissance et de s'élever tellement au-dessus des autres animaux que les philosophes spiritualistes ont cru nécessaire de lui inventer une âme immatérielle et immortelle. Cet instinct social a été constitué par tout un faisceau de causes. A partir de cette base animale : l'instinct de conservation de l'espèce (qui est l'instinct social limité à la famille naturelle), il est arrivé à un degré tout à fait remarquable en intensité et en extension et il constitue désormais le fond même de la nature morale de l'homme.
L'homme est issu des types inférieurs de l'animalité, il était faible et désarmé dans la lutte individuelle contre les bêtes carnivores. Mais il avait un cerveau capable d'un grand développement, un organe vocal apte à exprimer, par des sons divers, ses différentes vibrations cérébrales, et des mains spécialement adaptées pour donner à la matière la forme voulue : il a dû sentir rapidement le besoin de s'associer, et comprendre les avantages qui en découlaient. On peut même dire qu'il n'est sorti de l'animalité qu'à partir du moment où il est devenu un être social et où il a acquis l'usage de la parole, qui est à la fois une conséquence de la sociabilité et un puissant facteur de sociabilité.
L'espèce humaine étant relativement limitée en nombre, la lutte pour l'existence - la lutte de l'homme contre l'homme - était moins âpre, moins permanente, moins nécessaire, même en dehors de l'association. Ce qui a dû beaucoup favoriser le développement de sentiments de sympathie et donner le temps de découvrir et d'apprécier l'utilité de l'appui mutuel. Enfin l'homme a acquis la capacité de modifier le milieu extérieur et de l'adapter à ses propres besoins, grâce à ses qualités primitives utilisées en coopération avec un nombre plus ou moins grand d'associés ; ses désirs se sont multipliés à mesure qu'augmentaient les moyens de les satisfaire et sont devenus des besoins ; la division du travail qui est la conséquence de l'exploitation méthodique de la nature au bénéfice de l'homme, est apparue. Tout cela a fait que la vie sociale est devenue le milieu nécessaire à l'homme, en dehors duquel il ne peut vivre sans retourner à l'état animal.
La sensibilité s'étant affinée avec la multiplication des rapports sociaux, et grâce à l'habitude que des milliers de siècles de transmission héréditaire ont imprimée à l'espèce humaine, ce besoin de vie sociale et d'échange de pensée et d'affection entre les hommes est devenu une manière d'être nécessaire de notre organisme, s'est transformé en sympathie, en amitié, en amour, et subsiste indépendamment des avantages matériels que l'association procure ; à tel point que pour satisfaire ce besoin, l'homme affronte souvent des souffrances de toute sorte, et même la mort. En somme, la lutte pour l'existence a pris, chez les hommes, un caractère tout à fait différent de celle qui existe en général chez les autres animaux, pour toute une série de causes : les avantages extrêmement importants que l'association apporte à l'homme ; l'état d'infériorité physique dans lequel il se trouve face aux bêtes s'il reste isolé et qui est tout à fait disproportionné par rapport à sa supériorité intellectuelle ; la possibilité qu'il a de s'associer à un nombre toujours plus grand d'individus et d'entretenir avec eux des rapports toujours plus profonds et complexes, jusqu'à élargir l'association à toute l'humanité et à tous les aspects de la vie ; et, plus que tout peut-être, cette possibilité qu'il a de produire plus qu'il ne lui faut pour vivre, en travaillant en coopération avec les autres, ainsi que tous les sentiments affectifs qui en découlent. On sait aujourd'hui que la coopération a eu et qu'elle a un rôle extrêmement important dans le développement du monde organique - les recherches des naturalistes modernes nous en donnent chaque jour de nouvelles preuves - rôle que ne soupçonnaient pas ceux qui, bien mal à propos du reste, voulaient justifier par les théories darwiniennes le règne de la bourgeoisie. Mais le fossé entre la lutte chez les hommes et la lutte chez les animaux reste énorme, et proportionnel à la distance qui sépare l'homme des autres animaux. Les autres animaux luttent contre toute la nature, y compris les autres éléments de leur propre espèce, soit individuellement, soit le plus souvent en petits groupes, durables ou temporaires. Les animaux plus sociables, comme les fourmis, les abeilles, etc., sont solidaires avec ceux de la même fourmilière ou de la même ruche, mais en lutte avec les autres communautés de leur propre espèce, ou indifférents envers elles. Chez les hommes, au contraire, la lutte tend à élargir toujours plus l'association entre les hommes, à rendre leurs intérêts solidaires, à développer chez chacun des hommes le sentiment d'amour pour tous les hommes, à vaincre et dominer la nature extérieure, grâce à l'humanité et pour l'humanité. Toute lutte dont le but est de conquérir des avantages indépendamment des autres ou contre eux contredit la nature sociale de l'homme moderne et tend à le repousser vers l'animalité.
Le seul état qui permette à l'homme de déployer toute sa nature et d'atteindre le plus grand développement et le plus grand bien-être possibles, c'est la solidarité, c'est-à-dire l'harmonie des intérêts et des sentiments, le concours de chacun au bien de tous et de tous au bien de chacun. Elle est le but vers lequel marche l'évolution de l'homme, elle est le principe supérieur qui apporte une solution à tous les antagonismes actuels, insolubles autrement ; et c'est elle qui fait que la liberté de chacun trouve dans la liberté des autres non pas sa limite mais son complément, et même les conditions nécessaires pour qu'elle existe.
Michel Bakounine écrivait : "Pas un individu ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la vie, si ce n'est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s'émanciper s'il n'émancipe avec lui tous les hommes qui l'entourent. Ma liberté est la liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit de tous les hommes, mes égaux. "La situation des autres hommes m'importe beaucoup car, quelque indépendante que me paraisse ma position sociale, serais-je pape, czar, empereur ou premier ministre, je suis toujours le produit de ce que sont les derniers des hommes ; s'ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence est déterminée par leur ignorance, par leur misère et par leur servitude. Moi, homme éclairé et intelligent, par exemple, je suis stupide par leur stupidité; moi, courageux, je suis esclave par leur esclavage; moi, riche, je tremble devant leur misère ; moi, privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi qui veux être libre, je ne le puis pas, car autour de moi tous les hommes ne veulent pas encore être libres et, en ne le voulant pas, ils deviennent pour moi des instruments d'oppression. "

C'est donc dans la solidarité que l'homme atteint le plus haut degré de sécurité et de bien-être. C'est pourquoi même l'égoïsme, c'est-à-dire le fait de ne considérer que son propre intérêt, pousse l'homme et les sociétés humaines vers la solidarité; ou encore, pour l'exprimer autrement et mieux, égoïsme et altruisme (le fait de prendre en considération les intérêts d'autrui) se confondent en un seul sentiment, tout comme se confondent en un seul et même intérêt l'intérêt de l'individu et celui de la société.
Mais l'homme ne pouvait pas passer d'un seul coup de l'animalité à l'humanité, de la lutte brutale de l'homme contre l'homme à la lutte solidaire de tous les hommes, devenus frères, contre la nature extérieure.
Guidé par les avantages qu'offrent l'association et la division du travail qui s'ensuivit, l'homme évoluait vers la solidarité ; mais son évolution se heurta à un obstacle qui la détourna et la détourne encore de son but. L'homme découvrit que, jusqu'à un certain point du moins et pour ce qui est des besoins matériels et primitifs, les seuls qu'il connaissait à cette époque, il pouvait tirer parti des avantages de la coopération en soumettant les autres hommes à sa domination au lieu de s'associer à eux. Et comme les instincts féroces et antisociaux hérités de ses ancêtres animaux étaient encore puissants en lui, il préféra la domination à l'association et contraignit les plus faibles à travailler pour lui. Dans la plupart des cas, c'est peut-être même en exploitant les vaincus que l'homme apprit pour la première fois à comprendre les avantages de la coopération et ce que l'appui de l'homme pouvait lui apporter d'utile. Cela aboutit à la propriété individuelle et au gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation par quelques privilégiés du travail de tous, alors que le fait d'avoir constaté le caractère utile de la
coopération aurait dû conduire au contraire au triomphe de la solidarité dans tous les rapports humains.
C'était bien toujours l'association, la coopération en dehors de laquelle il n'y a pas de vie humaine possible. Mais c'était un genre de coopération imposé et contrôlé par un petit nombre dans leur propre intérêt particulier. De là vient la grande contradiction, qui emplit toute l'Histoire des hommes, entre ces deux tendances : d'une part, la tendance à s'associer et à être comme des frères, pour conquérir le monde extérieur et l'adapter aux besoins de l'homme et pour satisfaire son affectivité ; et d'autre part la tendance à se diviser en autant d'unités séparées et hostiles qu'il y a de groupements déterminés par les conditions géographiques et ethnographiques, de situations économiques, d'hommes ayant réussi à conquérir un avantage et bien décidés à le conserver et à l'augmenter, d'hommes qui espèrent conquérir un privilège, et enfin d'hommes souffrant d'une injustice ou d'un privilège et qui se révoltent et veulent se libérer.
Au cours de l'Histoire, le principe du chacun pour soi, autrement dit la guerre de tous contre tous, est venu compliquer, dévier et paralyser la guerre de tous contre la nature pour un plus grand bien-être de l'humanité, guerre dont le succès total ne peut être assuré que si elle se fonde sur ce principe : tous pour un et un pour tous.
Cette irruption de la domination et de l'exploitation au sein de l'association humaine a affligé l'humanité de maux innombrables. Mais malgré l'oppression terrible à laquelle les masses ont été soumises, malgré la misère, les vices, les crimes, malgré cette dégradation que la misère et l'esclavage entraînent aussi bien chez les esclaves que chez les patrons, malgré les haines accumulées, les guerres exterminatrices, l'antagonisme des intérêts artificiellement créés, l'instinct social a survécu et s'est développé. La coopération était toujours la condition nécessaire pour que l'homme puisse lutter avec succès contre la nature extérieure et elle subsista donc comme la cause permanente du rapprochement des hommes entre eux, et du développement entre eux du sentiment de sympathie. L'oppression même des masses a fait que les opprimés sont devenus des frères les uns pour les autres, et seule la solidarité plus ou
moins consciente ou plus ou moins étendue qui existait entre les opprimés leur a permis de supporter l'oppression et a permis à l'humanité de résister aux causes de mort qui s'étaient insinuées en elle.
Aujourd'hui, l'extrême développement qu'a connu la production, la croissance de ces besoins qui ne peuvent être satisfaits que par le concours d'un grand nombre d'hommes de tous les pays, les moyens de communication, l'habitude des voyages, la science, la littérature, les affaires, les guerres même, tout cela a resserré et resserre toujours plus les liens des hommes entre eux, faisant de l'humanité un seul corps dont les différentes parties, solidaires entre elles, ne peuvent trouver leur plein épanouissement et la liberté de se développer que dans la santé des autres parties et du tout.
L'habitant de Naples est aussi intéressé à l'assainissement des taudis de sa ville qu'à
l'amélioration des conditions d'hygiène des populations des bords du Gange, d'où lui vient le choléra. Le bien-être, la liberté, l'avenir d'un montagnard perdu dans les gorges des Apennins ne dépendent pas seulement de l'état de bien-être ou de misère dans lequel se trouvent les habitants de son village, ni des conditions de vie générales du seul peuple italien. Ils dépendent aussi de la condition des travailleurs en Amérique et en Australie, de la découverte de tel savant suédois, des conditions morales et matérielles des Chinois, de la guerre ou de la paix en Afrique ; en somme, de toutes les circonstances, grandes ou petites, qui agissent sur un être humain en un point quelconque du globe.
Dans les conditions actuelles de la société, cette vaste solidarité qui unit entre eux tous les hommes est en grande partie inconsciente : elle naît spontanément quand les intérêts particuliers se heurtent, mais quant au intérêts de tous, les hommes ne s'en préoccupent pas, ou guère. C'est bien la preuve la plus évidente que la solidarité est la loi naturelle de l'humanité et qu'elle se développe et s'impose malgré tous les obstacles, malgré tous les antagonismes créés par la façon dont la société actuelle est organisée. Par ailleurs, les masses opprimées ne se sont jamais complètement résignées à l'oppression et à la misère et elles montrent qu'elles ont soif de justice, de liberté, de bien-être, aujourd'hui plus que jamais. Elles commencent à comprendre qu'elles ne pourront jamais s'émanciper que grâce à l'union, grâce à la solidarité de tous les opprimés et de tous les exploités du monde entier. Et elles comprennent également que la condition indispensable de leur émancipation, c'est la possession des moyens de production, de la terre et des instruments de travail, et donc l'abolition de la propriété individuelle. La science, l'observation des phénomènes sociaux montrent que cette abolition serait extrêmement utile aux privilégiés eux-mêmes, si seulement ils voulaient renoncer à leur esprit de domination et contribuer avec tous à travailler pour le bien-être commun.
Si donc un jour, les masses opprimées se refusaient à travailler pour les autres, si elles
enlevaient aux propriétaires la terre et les instruments de travail et les utilisaient pour leur compte et à leur profit, c'est-à-dire pour le compte et au profit de tous, si elles voulaient ne plus subir aucune domination, ni de la force brutale ni du privilège économique, si la fraternité entre les peuples et le sentiment de solidarité humaine renforcé par la communauté des intérêts mettaient fin aux guerres et aux conquêtes, le gouvernement aurait-il encore une raison d'être ?
Une fois la propriété individuelle abolie, le gouvernement qui est là pour la défendre doit disparaître. S'il survivait, il tendrait continuellement à reconstituer, sous une forme ou sous une autre, une classe privilégiée et oppressive. L'abolition du gouvernement ne veut pas dire et ne peut pas signifier la dissolution des liens sociaux. Bien au contraire. La coopération qui, aujourd'hui, est forcée et orientée vers le profit d'un petit nombre serait libre, volontaire et orientée au bénéfice de tous ; c'est pourquoi elle en deviendrait d'autant plus intense et efficace. L'instinct social, le sentiment de solidarité se développeraient au plus haut point ; chacun des hommes ferait tout ce qu'il peut pour le bien des autres hommes, tant pour satisfaire ses propres sentiments affectifs que par intérêt bien compris.
Une nouvelle organisation sociale naîtrait du libre concours de tous, grâce aux groupements que les hommes formeraient spontanément selon leurs besoins et leurs sympathies, de bas en haut, du simple au complexe, en partant des intérêts les plus immédiats pour arriver aux intérêts les plus lointains et les plus généraux. Et cette organisation sociale aurait pour but le plus grand bien-être et la plus grande liberté de tous, elle embrasserait toute l'humanité dont elle ferait une seule communauté fraternelle, et elle se modifierait et s'améliorerait à mesure que les circonstances se modifieraient et que l'expérience apporterait ses enseignements.

Cette société d'hommes libres, cette société d'amis, c'est l'anarchie.

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