dimanche 24 décembre 2017

Errico Malatesta L'Anarchie Partie 1


Le mot anarchie vient du grec et signifie, à proprement parler, sans gouvernement :état d'un peuple qui se régit sans autorités constituées, sans gouvernement. Avant qu'une telle organisation commence à être considérée comme possible et désirable par
toute une catégorie de penseurs, et avant qu'elle ne soit prise comme but par un parti qui est désormais devenu l'un des facteurs les plus importants des luttes sociales modernes, le mot anarchie était universellement pris dans le sens de désordre, de confusion ; et il est encore utilisé aujourd'hui dans ce sens par les masses ignorantes et par les adversaires intéressés à déformer la vérité.
Nous n'entrerons pas dans des considérations philologiques, parce que le problème n'est pas d'ordre philologique mais historique. Le sens vulgaire du mot ne méconnaît pas sa signification véritable et étymologique, mais il en est un dérivé, dû à ce préjugé : le gouvernement serait un organe nécessaire à la vie sociale et une société sans gouvernement devrait par conséquent être la proie du désordre, et osciller entre la toute puissance effrénée des uns et la vengeance aveugle des autres.
L'existence de ce préjugé et son influence sur le sens qui a été donné au mot anarchie
s'expliquent facilement. Comme tous les êtres vivants, l'homme s'adapte et s'habitue aux conditions dans lesquelles il vit, et il transmet, par hérédité, les habitudes qu'il a acquises. C'est ainsi qu'étant né et ayant vécu dans les chaînes, et étant l'héritier d'une longue série d'esclaves, l'homme a cru, quand il a commencé à penser, que l'esclavage était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue comme quelque chose d'impossible. De la même façon, contraint depuis des siècles et donc habitué à attendre le travail, c'est-à-dire le pain, du bon vouloir du patron, ainsi qu'à voir sa propre vie perpétuellement à la merci de celui qui possède la terre et le capital, le travailleur a fini par croire que c'est le patron qui lui permet de manger et il se demande naïvement comment on ferait pour vivre si les maîtres n'étaient pas là.

Imaginez quelqu'un qui aurait eu les deux jambes attachées depuis sa naissance, et qui aurait cependant trouvé le moyen de marcher tant bien que mal : il pourrait très bien attribuer cette faculté de se déplacer à ces liens, précisément - qui ne font au contraire que diminuer et paralyser l'énergie musculaire de ses jambes. Et si aux effets naturels de l'habitude s'ajoute l'éducation donnée par le patron, par le prêtre, par le professeur, etc., qui sont tous intéressés à prêcher que les maîtres et le gouvernement sont nécessaires, s'il s'y ajoute le juge et le policier qui font tout pour réduire au silence quiconque penserait différemment et serait tenté de propager ce qu'il pense, on comprendra comment a pu s'enraciner dans le cerveau peu cultivé de la masse laborieuse le préjugé selon lequel le patron et le gouvernement sont utiles et nécessaires.
Imaginez qu'à cet homme qui a les deux jambes attachées, dont nous parlions, le médecin fasse toute une théorie et expose mille exemples habilement inventés pour le persuader qu'il ne pourrait ni marcher ni vivre si ses deux jambes étaient libres : cet homme défendrait farouchement ses liens et verrait un ennemi en quiconque voudrait les lui détacher. Puisqu'on croyait que le gouvernement était nécessaire et que sans gouvernement il ne pouvait y avoir que désordre et confusion, il était donc naturel et logique que le mot anarchie, qui signifie absence de gouvernement, apparaisse comme synonyme d'absence d'ordre.
C'est là un fait qui n'est pas sans précédent dans l'histoire des mots. Aux temps et dans les pays où le peuple croyait nécessaire le gouvernement d'un seul (monarchie), le mot république, qui signifie gouvernement de plusieurs, était précisément employé dans le sens de désordre et de confusion, sens qu'on retrouve encore vivace dans la langue populaire de presque tous les pays.

Changez l'opinion, persuadez le peuple que non seulement le gouvernement n'est pas
nécessaire mais qu'il est extrêmement nuisible et, dès lors, le mot anarchie, précisément parce qu'il signifie absence de gouvernement, signifiera pour tous : ordre naturel, harmonie des besoins et des intérêts de tous, liberté totale dans la solidarité totale. C'est donc bien à tort que certains disent que les anarchistes ont mal choisi leur nom parce que ce nom est compris de façon erronée par les masses et qu'il se prête à une fausse interprétation. L'erreur ne dépend pas du nom mais de la chose ; et les difficultés que les anarchistes rencontrent dans leur propagande ne dépendent pas du nom qu'ils se donnent mais de ce que leur conception va à l'encontre de tous les préjugés bien ancrés que le peuple nourrit au sujet du rôle du gouvernement, ou, comme on dit aussi, de l'État.


Avant d'aller plus loin, il est bon de s'expliquer sur ce dernier mot qui est vraiment, à notre avis, la source de nombreux malentendus.
Les anarchistes (dont nous-mêmes) se sont servi et se servent couramment du mot État, et ils entendent par là cet ensemble d'institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., qui enlèvent au peuple la gestion de ses propres affaires, la détermination de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité pour les confier à un petit nombre. Et, par usurpation ou par délégation de pouvoir, ce petit nombre se trouve investi du droit de faire les lois sur tout et pour tous et de contraindre le peuple à les respecter en se servant au besoin de la force de tous.
En ce sens, le mot État signifie gouvernement ; ou encore c'est, si l'on veut, l'expression impersonnelle, abstraite de cette réalité qui s'incarne en la personne du gouvernement. Les expressions abolition de l'État, Société sans État, etc., correspondent donc parfaitement à la conception que veulent exprimer les anarchistes : destruction de tout ordre politique fondé sur l'autorité et instauration d'une société d'hommes libres et égaux, fondée sur l'harmonie des intérêts et sur le concours volontaire de tous pour mener à bien les tâches sociales. Mais le mot État a beaucoup d'autres significations, dont certaines prêtent à équivoque, particulièrement quand on s'adresse à des hommes qui, à cause de leur pénible situation sociale, n'ont pas eu le loisir de s'habituer aux subtiles distinctions du langage scientifique ; ou pire encore, quand il s'agit d'adversaires de mauvaise foi qui sont intéressés à jeter la confusion et à ne pas vouloir comprendre.
C'est ainsi que le mot État s'emploie fréquemment pour désigner une société donnée, telle ou telle collectivité humaine, groupée sur un territoire donné et constituant ce que l'on appelle une entité morale ; et cela indépendamment de la façon dont les membres de la collectivité en question sont groupés et des rapports qu'ils entretiennent entre eux.
On l'utilise aussi tout simplement comme synonyme de société. C'est à cause de ces significations différentes du mot État que nos adversaires croient ou plutôt feignent de croire que les anarchistes veulent abolir tout lien social, tout travail collectif et réduire les hommes à l'isolement, c'est-à-dire à une condition pire que l'état de barbarie.
On entend aussi par État l'administration suprême d'un pays, le pouvoir central, distinct du pouvoir au niveau de la province ou de la commune. Ce qui explique que certains s'imaginent que les anarchistes veulent simplement une décentralisation géographique laissant intact le principe de gouvernement : c'est confondre l'anarchie avec le cantonalisme ou le communalisme.

Enfin, le mot État signifie aussi condition, façon d'être, régime de vie sociale, etc. Et c'est pourquoi nous disons, par exemple, qu'il faut changer l'état économique de la classe ouvrière, ou que l'état anarchique est le seul état social fondé sur le principe de la solidarité, et autres phrases semblables qui peuvent à première vue paraître bizarres et contradictoires, employées par nous qui disons, par ailleurs et dans un autre sens, que nous voulons abolir l'État.
Pour toutes ces raisons, nous croyons qu'il vaudrait mieux utiliser le moins possible
l'expression abolition de l'État et la remplacer par cette autre, plus claire et plus concrète : abolition du gouvernement.
C'est en tout cas ce que nous ferons au cours de ce travail.


Nous avons dit que l'Anarchie est la société sans gouvernement.
Mais la suppression des gouvernements est-elle possible, souhaitable et prévisible ?
C'est ce que nous allons voir.
Qu'est-ce que le gouvernement ?
Malgré les coups que lui a portés la science positive, la tendance métaphysique est encore solidement enracinée dans l'esprit de la plupart de nos contemporains. Cette tendance métaphysique est une maladie de l'esprit qui fait qu'après avoir extrait les qualités d'un être par un processus logique d'abstraction, l'homme subit une espèce d'hallucination qui lui fait prendre l'abstraction pour un être réel. C'est ainsi que beaucoup voient dans le gouvernement un être moral, doté de certains attributs (la raison, la justice, l'équité), indépendants des personnes qui sont au gouvernement. Pour eux, le gouvernement, et plus abstraitement encore, l'État, c'est le pouvoir social abstrait ; c'est le représentant, abstrait toujours, des intérêts généraux; c'est l'expression du droit de tous considéré comme limite aux droits de chacun. Et cette façon de concevoir le gouvernement a le soutien des intéressés pour qui l'important, c'est que le principe d'autorité soit sauf et qu'il survive toujours aux coups que lui portent ceux qui se succèdent dans l'exercice du pouvoir et aux erreurs qu'ils commettent.
Pour nous, le gouvernement, c'est l'ensemble des gouvernants. Et les gouvernants – rois, présidents, ministres, députés, etc. - ce sont ceux qui ont la faculté de faire des lois pour réglementer les rapports des hommes entre eux et de les faire exécuter ; de décréter et de percevoir les impôts ; de contraindre au service militaire ; de juger et de punir ceux qui contreviennent aux lois ; de soumettre à des règles, de superviser les contrats privés et de leur donner une sanction légale ; de monopoliser certaines branches de la production et certains services publics, ou toute la production et tous les services publics s'ils le veulent ; de promouvoir ou d'entraver l'échange de produits ; de faire la guerre aux gouvernants d'autres pays ou de faire la paix avec eux; de concéder ou de retirer des franchises ; etc. Bref, les gouvernants, ce sont ceux qui ont, à un degré plus ou moins élevé, la faculté de se servir de la force sociale - c'est-à-dire de la force physique, intellectuelle et économique de tous – pour obliger tout le monde à faire ce qu'ils veulent, eux. Cette faculté constitue, pour nous, le principe de gouvernement, le principe d'autorité.

Quelle est la raison d'être du gouvernement ?

Pourquoi abdiquer sa propre liberté, sa propre initiative dans les mains d'un petit nombre ?
Pourquoi leur donner cette faculté de s'emparer de la force de tous, contre la volonté de chacun ou non, et d'en disposer à leur gré ? Ont-ils donc tant de qualités exceptionnelles qu'ils puissent, avec quelque apparence de raison, se substituer à la masse et s'occuper des intérêts, de tous les intérêts des hommes, mieux que ne sauraient le faire les intéressés ? Sont-ils infaillibles et incorruptibles au point qu'on puisse avec apparemment assez de prudence confier le sort de chacun et de tous à leur science et à leur bonté ?
Et quand bien même il existerait des hommes dont la bonté et le savoir seraient infinis, quand bien même le pouvoir gouvernemental irait aux plus capables et aux meilleurs - et c'est là une hypothèse que l'Histoire n'a jamais confirmée, et dont nous pensons qu'il est impossible qu'elle soit jamais confirmée - est-ce que le fait d'avoir en main le gouvernement ajouterait quoi que ce soit à leur capacité de faire le bien ou est-ce qu'au contraire cette capacité ne s'en trouverait pas paralysée et détruite par la nécessité où se trouvent les hommes qui sont au gouvernement de s'occuper de multiples choses auxquelles ils n'entendent rien, et surtout de gaspiller le meilleur de leur énergie pour se maintenir au pouvoir, contenter leurs amis, tenir les mécontents en bride et mâter les rebelles ?
De plus, qui désigne les gouvernants, bons ou pas, savants ou ignorants, à cette haute fonction ? S'imposent-ils d'eux-mêmes par droit de guerre, de conquête ou de révolution ? Mais alors, quelle garantie peut-on avoir que c'est bien l'intérêt commun qui les inspire ? Ce n'est alors qu'une question d'usurpation, tout simplement, et à ceux qui sont dominés, aux mécontents, il ne reste plus qu'à faire appel à la force pour secouer le joug. Sont-ils choisis par telle ou telle classe, par tel ou tel parti ? Alors, ce seront sans aucun doute les intérêts et les idées de cette classe ou de ce parti qui triompheront, et la volonté et les intérêts des autres seront sacrifiés.
Sont-ils élus au suffrage universel ? Mais alors, le seul critère, c'est le nombre, qui n'est certes pas une preuve de raison, de justice ou de capacité. Seront élus ceux qui savent le mieux emberlificoter la masse; et la minorité, qui peut très bien être la moitié moins un, sera sacrifiée. Sans compter que l'expérience a démontré qu'il est impossible de trouver un mécanisme électoral qui permette aux élus d'être, à tout le moins, les représentants réels de la majorité.
Les théories qui ont essayé d'expliquer et de justifier l'existence du gouvernement sont aussi nombreuses que variées. Mais elles sont toutes fondées sur cette idée préconçue, avouée ou non: les hommes ont des intérêts contraires et il faut une force extérieure et supérieure pour obliger les uns à respecter les intérêts des autres, en prescrivant et en imposant la règle de conduite qui fera s'harmoniser au mieux les intérêts en lutte et permettra à chacun de trouver le maximum possible de satisfaction avec le minimum possible de sacrifices.
Si les intérêts, les tendances, les désirs d'un individu sont en opposition avec ceux d'un autre individu ou, éventuellement, de la société tout entière, qui aura le droit et la force d'obliger l'un à respecter les intérêts de l'autre ? Qui pourra empêcher tel ou tel citoyen de violer la volonté générale ? La liberté de chacun a pour limite la liberté des autres; mais qui fixera ces limites, et qui les fera respecter ? Les antagonismes naturels des intérêts et des passions rendent le gouvernement nécessaire et justifient l'autorité qui intervient dans la lutte sociale en tant que modératrice, et assigne les limites des droits et des devoirs de chacun. Voilà ce que disent le théoriciens de l'autoritarisme.

Ceci, pour la théorie. Mais pour être justes, les théories doivent être fondées sur les faits et les expliquer ; et on sait trop bien comment, en économie sociale, les théories sont trop souvent inventées pour justifier les faits, autrement dit pour défendre le privilège et le faire accepter sans histoire par ceux-là même qui en sont les victimes.

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