2 / La différence propre aux modalités contemporaines d'instauration de la terreur est directement issue des conditions dans lesquelles elle s'exerce, c'est-à-dire des moyens existants pour instaurer une peur durable, des formes et des modalités existantes de l'exercice de la domination. Ainsi, l'objet de la terreur, qu'il s'agisse de celle instaurée par le monde dit "libre" ou celle des groupes dits "rebelles" qui prétendent s'y opposer, c'est de chercher le non-identifiable et non l'inverse. Au mot "terreur aveugle" correspond plus exactement le projet d'une "terreur aveuglante", qui empêche et disqualifie par avance toute représentation, toute figuration concrète d'un adversaire, toute humanité possible dotée d'affects. C'est là la grande nouveauté en matière de terreur ( ce n'est certainement pas une question de gradation dans l'horreur ou d'innovation de quincaillerie dans les moyens employés): l'impossibilité de s'en former une représentation. Pour que la terreur soit efficace, il lui faut échapper à toute représentation, à toute figure susceptible de recueillir sur elle la haine ou le mépris.
C'est là-bas, dans cet ancien "là-bas" qu'est le Moyen-Orient, que s'est à nouveau installé le laboratoire expérimental de la domination et de la terreur. La peur seule y commande à présent l'enchainement mécanique des faits. Quant à Dieu, celui de l'ancien testament commun aux trois religions monothéistes, il y fait un retour aux conséquences prévisibles d'autant plus effrayantes qu'il est loin de toute possibilité d'approche et de résolution des questions concrètes qui se posent à tous. Pire: Dieu y est de retour pour empêcher qu'elles se posent en tant que telles, c'est-à-dire en tant que questions politiques, comme au temps -vécu comme cauchemardesques par les monarchises, émirats et autres états arables, autant sinon plus que par Israel - de la révolution sociale et politique arabe qu'incarnait l'OLP. L'OLP a été dissoute dans l'Islam. Un seul langage prévaut désormais pour assurer la prééminence de la mystique sur toute réalité politique c'est-à-dire, s'agissant du Moyen-Orient, sur la réalité politique d'une région sauvagement livré aux appétits, aux armes et aux intrigues les plus féroces. C'est là aussi que se mesure l'efficacité du rôle des islamistes radicaux, dont la radicalité consiste d'abord et surtout à exclure toute analyse collective des modes d'asservissement existants au profit de l'extase dans la dévotion et le sacrifice. L'islamisme aura aidé consciemment et volontairement, pour ce qui concerne les instigateurs et maitres, à éliminer toute possibilité de pensée émancipatrice dans les pays du monde arabe. Aurait-on oublié la bienveillance des USA, des Emirats du golfe et de l'Arabie Saoudite vis-à-vis des prémices de l'organisation de ce délire morbide et guerrier?
Là-bas, donc, à la terreur technologique que cherchent à inspirer les USA à grand renfort d'images, d'opérations en "grandeur réelle" et "temps réel" et de scénarios médiatisés, vient de s'ajouter l'image de son exacte antithèse, celle de la médiocrité même, celle, si humaine, si pitoyable, de la cruauté de soldats américains imbéciles cherchant à se hausser à ce qui semble être pour eux la dignité du tortionnaire, le tout étalé via internet dans le monde entier. Cette représentation fatale pour les USA est concentrée dans le portrait d'une jeune femme, presque une collégienne comme on en voit un peu partout aujourd'hui, l'air buté et stupide mais passablement satisfaite d'elle-même, trainant au moyen d'une sorte de laisse un soldat irakien attaché par le cou, dénudé et humilié, comme on voit un enfant trainé une peluche. L'Amérique sur cette image ne faisait pas que jouir pauvrement, c'est-à-dire d'une façon pauvrement humaine, de sévices antiques; elle se trouvait trahie par sa vulnérabilité, par sa sensibilité à la peur. Car il faut avoir peur pour agir de la sorte, c'est une évidence. Seule la peur peut commander cette mascarade destinée à humilier un adversaire dont on craint le pire. Ici, sur ces photos, la peur dialogue avec elle-même, c'est elle qui mène le jeu, et elle seule; c'est la peur qui jouit.
Voilà ce que disaient ces images aux peuples arabes. Et si elles furent, pour certaines d'entre elles, tant montrées c'est parce qu'un peuple dans le soldats jouissent lâchement n'est pas un peuple invincible. Cela aussi, beaucoup d'Américains n'étaient pas prêts à l'admettre.
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