dimanche 14 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

 Cela fait suite à la réflexion sur la mort qui s'est entamé après la projection de La séance curieuse N°35


1563, 18 aout  Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie     Partie 1


Un pamphlet contre la tyrannie

 

En aout 1563, Etienne de la Boétie est mourant. Il a trente-deux ans. Les médecins ont prescrit divers remèdes contre les violents maux d’estomac et la diarrhée qui affligent le magistrat bordelais, mais les symptômes ne font qu’empirer et ses proches ne tardent pas à désespérer de sa guérison. Pour un homme de la Renaissance, une maladie grave ne relevait qu’en partie de la médecine : la douleur, la peur et la préparation à la mort constituaient des faits moraux aux yeux des témoins comme des malades. C’est ainsi qu’au plus profond de son angoisse et de son chagrin, Montaigne, au chevet de son ami, lit les évènements qui se déroulent sous ses yeux comme une série de signes, une succession de scènes dont le protocole répond d’une manière à la fois apaisante et douloureuse à son attente. « Je prévoyais bien, écrit Montaigne à son père, qu’il ne lui échapperait rien, en une telle nécessité, qui ne fut grand et plein de bon exemple » (« extrait d’une lettre que Monsieur le conseiller de Montaigne écrit à Monseigneur de Montaigne son père, concernant quelques particularités qu’il remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur de La Boétie » 1563 ?, in œuvres complètes p 1046). Les circonstances d’une mort peuvent bien sur interdire au malade ce type d’attitude exemplaire, par exemple lorsqu’elles lui ôtent la possibilité de s’exprimer, mais quand elles ne le font pas, le vivant et le mourant peuvent se rejoindre dans une intense admiration réciproque. « Ainsi, dit Montaigne, je m’en prenais le plus garde que je pouvais. »

Dans le récit de Montaigne, ce sentiment est porté à un degré exceptionnel. Il regrette que de plus nombreux témoins n’aient pu assister aux derniers moments de son ami. Celui-ci a , en effet, fait preuve d’un courage qui, dit-il « servirait d’exemple pour jouer ce même rôle à son tour. » Mais la mort de La Boétie n’est pas seulement l’objet d’une mise en scène sur laquelle de futures représentations du même drame pourront se calquer, elle procède aussi d’un scénario que les deux amis avaient réglé entre eux, au cours de leurs études et de leurs conversations humanistes. Une bonne mort (dans un monde qui ne disposait d’aucune des protections que nous connaissons aujourd’hui contre les horreurs de l’agonie) est une mort qui scelle, au plus secret de l’individu, l’authenticité d’une philosophie. Elle permet aussi de donner à cette philosophie une place d’honneur qui affirmera aux yeux du monde la gloire à l’individu. Montaigne publiera le compte rendu qu’il avait fait à son père de la mort de La Boétie à la fin de l’édition des « œuvres » de son ami en 1570 : cette mort devenait ainsi la dernière et peut-être la plus sublime des œuvres de la Boétie.

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