La bibliothèque idéale
Bernard Noël a été un lecteur hors du commun, tant par l’abondance de ses lectures que par ses capacités à assimiler les textes en profondeur et à les mémoriser. Les livres qui ont jalonné sa vie tracent un parcours dans le temps très représentatif de sa génération.
Lectures de jeunesse
La passion de Bernard Noël pour les livres naît dès ses premières années, grâce à son grand-oncle Paul qui lui fait régulièrement la lecture. Comme l’enfant n’est jamais rassasié, l’oncle l’incite à apprendre à lire et il y parvient avec Robinson Crusoé vers l’âge de quatre ans. La première bibliothèque est donc celle de Paul Noël, ancien notaire né en 1863, qui possède un exemplaire de La Divine Comédie dont les gravures impressionnent beaucoup l’enfant. La deuxième est celle de l’école du village d’Alpuech qui lui permet de dévorer les récits de voyages du capitaine Cook et de Bougainville. Il se passionne également pour les romans de Jules Verne. Il a neuf ans quand la guerre éclate. Il lit des numéros de L’Illustration datant de 14-18 conservés dans la maison familiale, en rêvant d’héroïsme devant les images de combats, de tranchées et de blessés. Pendant les années de collège, à Espalion, l’adolescent se plonge dans les Classiques pour tous édités par Hatier ainsi que dans les textes latins et grecs. Il découvre la poésie contemporaine grâce à un surveillant qui lit aux élèves le début de Poésie ininterrompue d’Éluard composé d’une suite d’adjectifs, ce qui constitue alors pour lui une “fenêtre ouverte [1]”. En 1946 paraissent Les Belles Lectures, un nouveau journal qui propose chaque semaine des romans complets : douze pages par feuille qu’il faut découper pour reconstituer le livre. Noël en est un lecteur assidu. Il est fortement marqué par L’Enfant de Jules Vallès, d’où naîtra son intérêt pour la Commune, et par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

Il poursuit ses études au lycée de Rodez. Antonin Artaud vient de quitter l’asile de la ville mais sa présence est encore vive parmi les habitants. Bernard Noël s’essaye à l’écriture. Le Journal des voyages, auquel il est abonné, publie l’un de ses poèmes en alexandrins consacré au vent. Après le baccalauréat, il rompt avec son milieu familial et part vivre à Paris à l’automne 1949. Les deux livres qu’il achète à son arrivée dans la capitale sont La Haine de la poésie de Bataille et Précis de décomposition de Cioran, deux titres qui disent bien son désir d’anticonformisme. Au même moment, il découvre Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, par le Club Français du Livre auquel il est abonné. C’est un choc et ce roman à la forme tournoyante sera désormais pour lui le modèle de récit à atteindre.

Bien que désargenté, le jeune Noël réussit à se forger un savoir littéraire très étendu grâce à la Bibliothèque Nationale où il lit, entre autres, Faulkner, Genet, Beckett et Dos Passos à qui il consacre son premier texte critique. La modernité poétique lui semble être incarnée par Michaux et Artaud plutôt que par Char ou Breton. La parution de Poésie noire, poésie blanche, en 1954, lui fait voir en Daumal une sorte de frère ; dès lors il se passionne pour le Grand Jeu, bien plus intéressant à ses yeux que le surréalisme. En ces années où règne une littérature engagée qui ne lui correspond pas, la lecture des premiers auteurs du Nouveau Roman − en particulier L’Emploi du temps de Michel Butor (1956) − lui laisse espérer qu’une autre voie d’écriture est possible. De 1957 à 1967, Bernard Noël travaille comme rédacteur pour les encyclopédies Laffont-Bompiani. La nécessité de se documenter l’oblige à passer l’essentiel de ses journées à la Bibliothèque Nationale et sa culture générale s’en trouve considérablement augmentée. Il rédigera plusieurs centaines d’articles.
Magie de la bibliothèque
À la fin des années 1960, Bernard Noël consacre de plus en plus de temps à l’écriture tout en occupant des fonctions éditoriales dans différentes maisons. Quand Flammarion lui confie la direction de “Textes”, il aimerait que cette collection “soit une bibliothèque [2].” Au fil des ans, sa notoriété s’accroît. De nombreux auteurs lui envoient leurs livres et il s’efforce de les lire, en plus de ses lectures personnelles. Si le texte d’un écrivain étranger lui semble important, il s’en procure différentes traductions, si bien qu’en quelques années, sa maison de Mauregny-en-Haye compte “plus de livres que n’importe quelle librairie du département [3]”, estime Thierry Guichard. Les ouvrages s’empilent partout et ce dans plusieurs pièces. Bernard Noël se déplace “entre des tranchées de livres qui forment une espèce de monde flottant parce qu’il est toujours branlant [4].” Il devient expert dans la fabrication de rayonnages et il conseille Jean Daive à ce sujet : « Tu dois toujours visser, jamais clouer, et toujours cheviller. Inventer les chevilles. La cheville est mon rêve, elle est magique, elle vient de l’origine de l’humanité [5].”

L’écrivain confère aux livres d’étranges pouvoirs, liés à ce qu’il nomme leur “rayonnement”. Classés par auteur ou par thème sur les étagères, ils sont à ses yeux des présences vivantes, semblables à des champs magnétiques qui provoquent des “phénomènes d’aimantation” variables selon les moments. Les écrivains favoris constituent des foyers particulièrement actifs. “À l’intérieur de la bibliothèque règne une espèce d’animisme qui me conforte”, dit Noël. Il lui arrive de pratiquer la bibliomancie : “Si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle [6].”

Lorsqu’on demande à Bernard Noël quels sont ses poètes préférés, il cite Eliot et Rilke. Invité par Catherine Martin-Zay à évoquer, en 2006, sa “bibliothèque idéale”, il écrit : “Y a-t-il une bibliothèque idéale ? J’en doute pour la raison que la lecture ne s’arrêtant qu’avec la vie, cette continuité fait varier l’idéal au gré des découvertes. J’ai placé durablement au centre de mes lectures la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal parce qu’elle renouvelle mes doutes à l’égard de ce qui occupe ma vie. Pour le reste, j’ai choisi d’énumérer quelques lectures marquantes dans leur ordre chronologique : La Haine de la poésie de Georges Bataille, Les Liaisons dangereuses de Laclos, Mon cœur mis à nu de Baudelaire, Précis de décomposition de Cioran, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Absalon ! Absalon ! de Faulkner, Le soleil se lève aussi de Hemingway, l’Histoire de France de Michelet, La Fin de Satan de Hugo, L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, toutes les œuvres d’Artaud, de Bataille, de Daumal, de Gilbert-Lecomte, de Nerval et de Mallarmé, celles de Shakespeare, de Genet et pour le présent dans lequel je vis, celles de Jacques Dupin, de François Bon, de Claude Ollier et de Michel Surya [7]…”
Beaucoup d’autres titres ont été marquants et cette liste pourrait s’allonger à l’infini. Pourquoi avoir accumulé tant de livres tout au long d’une vie ? Bernard Noël révèle son “but secret” : “faire surgir l’Unité – autrement dit ce qui de tous ces livres fait LE livre [8].”
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