lundi 15 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 2


Au cours de ces jours d’agonie, La Boétie a tenu son rôle avec tout le brio que Montaigne pouvait espérer de lui, c’est-à-dire sans jamais laisser la douleur le détourner du texte idéal que leur amitié leur avait fait concevoir. Montaigne rapporte pourtant un incident étrange survenu dans les ultimes moments. A la surprise des assistants, la Boétie, dans un état d’extrême faiblesse, s’est mis à se convulser avec violence sur son lit et à lancer d’une voix haute, un dernier appel désespéré à son ami. A plusieurs reprises, « avec une extrême affection », le mourant supplie Montaigne « de lui donner une place ». Ce dernier lui répond doucement que « ces mots [nesont ] pas d’homme bien rassis », mais La Boétie persiste : « Mon frère, mon frère, me refusez-vous donc une place ? ». De toute évidence, ces paroles anxieuses, troublantes, avec leur ton blessé, comme d’un reproche, ne faisaient pas partie du scénario imaginé par les deux amis. Elles donnent lieu à une discussion philosophique, au bord de la tombe. « Il me contraignit de la convaincre par raison et de lui dire que puisqu’il respirait et parlait et qu’il avait corps, il avait par conséquent son lieu ». Si c’est le corps physique qui assure à l’homme une place dans le monde matériel, il n’était dans le pouvoir de Montaigne d’accorder ou de refuser une place à son ami –puisque son corps lui appartenait en vertu même de la vie. Mais cette vie était sur le point de s’évanouir. « Quand tout est dit, déclare le mourant, je n’ai plus d’être » et le lieu où souffre son corps « n’est pas celui qu’il me faut ». En réponse, Montaigne suggère à La Boétie de diriger ses soupirs vers une « place » au-delà de ce monde, une place que seul Dieu peut lui accorder. « Qu’y fussé-je déjà réplique La Boétie. Il y a trois jours que j’ahanne pour partir ». Quelques heures plus tard, il était mort.

Montaigne parvient ainsi à transformer les derniers moments de La Boétie. Ce qui était l’expression pathétique d’un reproche fraternel suggère l’impatience avec laquelle il attend d’être enfin délivre du corps respirant et parlant qui lui avait jusqu’ici assuré une place dans ce monde. C’est cette transformation qui confère aux derniers moments de La Boétie ce statut exemplaire que le mourant et son ami voulaient pour eux. Elle donne pourtant le sentiment d’une sorte de trahison. On peut difficilement accuser Montaigne d’avoir failli à son amitié : pourtant, les étranges paroles par lesquelles La Boétie remet entre les mains de Montaigne le sort de la « place » qui lui reviendra dans le monde donnent le sentiment, même si c’est de façon fugitive et sans vraisemblance, que Montaigne pourrait refuser d’accorder cette place à l’homme qu’il a aimé le plus au monde.


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