Article : Réservoirs de chair
« Rompre dans une
société qui déploie autant de moyens pour empêcher toute forme d’écart, d’évasion
et par-dessus tout de rupture avec elle-même n’est pas à la portée de tout le
monde. Cela se gagne. Car il ne s’agit pas de dissensus relatif aux valeurs,
aux règles sociales, aux normes ; il n’y a plus ni règles stables, ni
valeurs ni normes dans les sociétés contemporaines dites « développées »
c’est-à-dire revues, corrigées et formatées par les obligations d’une extension
et d’intensification du système marchand. Quant au monde de la marchandise, qui
est devenu le monde de tous, on ne peut rien lui objecter dans le détail, sinon
d’être ce qu’il est. Sur l’essentiel, le système économique et sociétal qui
régit l’existence humaine dans le monde n’est pas réformable ni amendable. On
ne peut en être que l’ennemi ou l’agent et s’il n’y a pas d’autre choix
possible, cela est d’abord dû au fait qu’il est ce qu’il est c’est-à-dire
totalitaire plus que n’importe quel autre régime politique ou religieux.
C’est pourquoi les formes d’opposition
radicale que le système marchand génère, celle du fondamentalisme islamique en
premier lieu, sont en définitive des formes qui lui ressemblent. S’il s’empresse
de les reconnaitre comme ses seuls vrais ennemis, c’est aussi parce qu’ils sont
les ennemis dans lesquels il se reconnait le mieux.
Mais cette reconnaissance en
miroir, cette intimité dans le rejet a évidemment des effets retour. Ainsi, l’islamisme,
que le monde occidental considère comme son ennemi principal sinon son seul
ennemi pour le moment – et qui est finalement ce qui ressemble le plus au
totalitarisme marchand en matière de volonté de gouvernement absolu des
consciences -, a ressuscité, au sein même des pays phares du capitalisme, la
ferveur religieuse et, avec elle, le pouvoir des religieux de toutes
confessions. De sorte que c’est maintenant dans les citadelles du capital, là
même où il avait fallu prendre quelques distances avec Dieu que les églises,
temples, mosquées et synagogues font retour.
Ce sont les intégristes
musulmans qui font désormais le travail d’enseignement d’une histoire
alternative à l’histoire officielle ; ici comme ailleurs on a préféré le
retour sanglant et grimaçant du religieux aux discours du matérialisme et à la
perspective révolutionnaire. Partout on a aidé le religieux contre la
révolution et contre tout espoir de détruire un jour les structures sociales et
les formes de pouvoir qui assurent la pérennité de ce système de destruction, d’exploitation
et de mort. »
« Il faudrait rompre,
certes. Mais nous sommes loin de ce geste collectif salvateur. Pour l’instant,
le mot rupture sert de slogan au candidat presque unique de la droite
politique. Quant à la vraie rupture, philosophique, sociale et politique, la
rupture civilisationnelle qui établirait, dans la fausse homogénéité de ce
monde, une séparation nette et sans retour possible en arrière, celle qui
pourrait créer une distance mentale décisive à renoncer à vivre, nul n’y voit
plus vraiment son intérêt. Tout est fait en sorte que ce soit le remède qui
passe pour le mal, pour que ce soit le premier pas sur le chemin de la solution
qui soit une menace. Alors, c’est sous les traits de la victime que se dessine
la figure de l’homme en rupture, pas sous ceux du héros. Jamais on n’a autant
entendu parler d’intégration : pour qui veut bien entendre, une telle
insistance dit assez clairement ce dont il est question. »
« Mais aujourd’hui, c’est
une évidence, il n’en est rien ; il n’y a même plus d’exploitation
industrielle à escompter ni même à imaginer dans cette masse humaine sans
qualité pour l’industrie : la banlieue est un réservoir de résidus du
capital. Pas même de déchets du système – cela pourrait laisser supposer que,
comme pour les vieux, les accidentés, les chômeurs et les plus de quarante ans
en général, ils ont été utiles au moins un quart d’heure dans leur vie. Ce sont
des résidus humains qui n’ont jamais servi et ne serviront jamais, des
surnuméraires du capital, dévalués par l’automatisation et l’informatisation de
la production. Des résidus de forces productives dont on ne sait parler qu’en
euphémisant sans scrupule leur scandaleuse situation de vivants excédentaires.
La question qui hante le libéralisme triomphant c’est : « Comment s’en
débarrasser ? », mais comme nul n’a pour l’heure l’audace criminelle
de la poser, la course aux diversions de toutes sortes reste ouverte. »
« Ce qui est sans doute
la marque la plus décisive de cet écrasement idéologique, c’est que désormais
le peuple ne veut plus être peuple. C’est que ceux qui seraient à même de
composer un peuple ont le peuple en horreur. Le rejet de la dimension
collective de l’existence est ce qui est le plus collectivement partagé, le
peuple est un peuple négatif radical, un anti-peuple et, à ce titre, un garant
du pouvoir sans qualité qui le gouverne sans brutalité contre quarante chariots
pleins par moi au supermarché, quatre-vingt-seize chaînes de télévision et du
numérique plus qu’on ne peut l’utiliser. C’est pourquoi plus aucune politique
digne de ce nom n’est possible aujourd’hui. La politique, une politique à
hauteur de la situation réelle où est plongée l’espèce humaine ne sera possible
que lorsque devenir peuple sera la réaction au gâchis qui est fait de toute
existence vécue comme un exploit individuel, lorsque la plupart cesseront de se
penser comme étant « le pouvoir » ».
« Ces discours d’experts
qui couvrent la voix des révoltés en question, le plus souvent pour attribuer d’office
à leurs actes des raisons qu’ils ignorent mais qu’ils sont invité à faire
leurs, bien qu’elles ne leur ressemblent en rien. Mais, sous la compréhension
dudit état d’urgence, on lit sans trop de difficultés l’éloge tacite et
vénéneux de l’ignorance. Car, ce qui est d’abord avancé c’est que si les
intéressés avaient quelque chose à dire, ils le diraient clairement et il ne
servirait à rien de payer tant d’experts pour le comprendre à leur place ;
aussi, c’est toute une sympathie pour les déshérités, les pauvres sans
conscience qu’il se porte vers eux, une sympathie naturelle du pouvoir pour l’ignorance,
celle-là même qui aura tant servi aux despotismes de tous bords, qui fut le
moteur de plusieurs révolutions dans le monde, celle que les démocraties du
capitalisme supranational remettent besogneusement en place pour mieux
gouverner la libre circulation du pouvoir, des ordres de vente et d’achats, des
malversations de toutes sortes et de la pacotille générale qui est devenue l’horizon
de vie de tout un chacun. D’un côté le discours politique – dont on
devrait s’attendre à ce qu’il réclame un effort de pensée dans un pays où l’école
est gratuite et obligatoire – se réduit à une sorte d’imitation pitoyable de
langage pour nourrissons, de l’autre l’institution scolaire a oublié que son but
n’est pas de former des producteurs à la demande du système mais d’instruire
des jeunes gens pour en faire des citoyens capables de juger par eux-mêmes et
de choisir en toute conscience leurs représentants politiques. »
« Ce que l’on retient
du flot ininterrompu de commentaires sur la situation prétendument explosive de
la France, c’est que la révolte à coups de pierres ou de cocktails molotov est
l’expression spontanée de ceux qui sont incapables de penser parce que les
moyens ne leur en ont pas été donnés. Car ce qu’il faut d’abord démontrer c’est
que ces gens sont intellectuellement indigents. Et, du reste, on a tout fait
pour ça, en commençant par flatter l’indigence au titre de l’authenticité
culturelle de la vie des cités, en en faisant un label commercial, une image de
marque. Mais ce que dit aussi ce lamento compassionnel c’est qu’ils sont en fin
de compte victimes de quelque chose, c’est-à-dire, au fond, politiquement
inoffensifs, plutôt à plaindre, en quelque sorte. Reste pour les défavorisés,
victimes, disgraciés, insurgés à jouer ou ne pas jouer un rôle si clairement
proposé.
Le langage est le lieu où se
manifestent le mieux les pouvoirs : ce que dit en sourdine le discours sur
l’état d’urgence des banlieues, c’est que la petite bourgeoisie contemporaine,
qui domine par le vote et le nombre pour le compte du système qui la nourrit et
l’éduque, est capable de comprendre quelques chose. »
« Le peuple ne figure
plus nulle part ; ni comme destination, condition ou force d’inspiration.
Ces jeunes gens ne pensent, ne veulent, ne luttent – quand ils luttent, c’est-à-dire
sporadiquement et comme à la parade – qu’à l’échelle individuelle. Le collectif,
comme condition première de la pensée et comme objet de la pensée, est
absolument absent. On croit penser seul et quand il arrive que l’on pense. Ces combattants
d’on ne sait quoi n’ont aucune espèce d’avenir sinon celui, pour quelques-uns,
de se retrouver sur une liste électorale du PS, des Verts ou de quelque parti
satellite. Peut-être se verront-ils confier quelque responsabilité dans une
commission locale, régionale ou nationale sur le malaise des banlieues. C’est
cela l’horizon politique des luttes. La figure héroïque de combattant contre l’ordre
régnant ne s’achète pas comme une panoplie d’aventurier, elle s’acquiert par
exposition permanente à la sanction qui attend ce genre d’insoumission active
et quelquefois armée – la mort, la prison ou le décervelage. Qu’il faille
détruire, pour éviter d’être détruit, ce qui ne se reforme pas et dont on ne
peut plus rien attendre ni détourner ou renverser l’usage, est un axiome qui
reste en suspens. Cette phrase n’a plus aucun sens pour les révoltés de cette
actualité de l’époque marchande que l’on appelle « post-modernisme ».
Leur véritable vocation, c’est la reconnaissance de soi. La télé, ou le musée.
C’est aussi pourquoi leur visage est si triste à voir, pour ce pâle espoir qui
les anime de se faire, à force de grimaces, un visage qui les distingue des
autres parodies de personnalité ».
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