samedi 6 avril 2024

« Prospérités du désastre » de Jean-Paul Curnier

 Article : Réservoirs de chair

 

« Rompre dans une société qui déploie autant de moyens pour empêcher toute forme d’écart, d’évasion et par-dessus tout de rupture avec elle-même n’est pas à la portée de tout le monde. Cela se gagne. Car il ne s’agit pas de dissensus relatif aux valeurs, aux règles sociales, aux normes ; il n’y a plus ni règles stables, ni valeurs ni normes dans les sociétés contemporaines dites « développées » c’est-à-dire revues, corrigées et formatées par les obligations d’une extension et d’intensification du système marchand. Quant au monde de la marchandise, qui est devenu le monde de tous, on ne peut rien lui objecter dans le détail, sinon d’être ce qu’il est. Sur l’essentiel, le système économique et sociétal qui régit l’existence humaine dans le monde n’est pas réformable ni amendable. On ne peut en être que l’ennemi ou l’agent et s’il n’y a pas d’autre choix possible, cela est d’abord dû au fait qu’il est ce qu’il est c’est-à-dire totalitaire plus que n’importe quel autre régime politique ou religieux.

C’est pourquoi les formes d’opposition radicale que le système marchand génère, celle du fondamentalisme islamique en premier lieu, sont en définitive des formes qui lui ressemblent. S’il s’empresse de les reconnaitre comme ses seuls vrais ennemis, c’est aussi parce qu’ils sont les ennemis dans lesquels il se reconnait le mieux.

Mais cette reconnaissance en miroir, cette intimité dans le rejet a évidemment des effets retour. Ainsi, l’islamisme, que le monde occidental considère comme son ennemi principal sinon son seul ennemi pour le moment – et qui est finalement ce qui ressemble le plus au totalitarisme marchand en matière de volonté de gouvernement absolu des consciences -, a ressuscité, au sein même des pays phares du capitalisme, la ferveur religieuse et, avec elle, le pouvoir des religieux de toutes confessions. De sorte que c’est maintenant dans les citadelles du capital, là même où il avait fallu prendre quelques distances avec Dieu que les églises, temples, mosquées et synagogues font retour. 

Ce sont les intégristes musulmans qui font désormais le travail d’enseignement d’une histoire alternative à l’histoire officielle ; ici comme ailleurs on a préféré le retour sanglant et grimaçant du religieux aux discours du matérialisme et à la perspective révolutionnaire. Partout on a aidé le religieux contre la révolution et contre tout espoir de détruire un jour les structures sociales et les formes de pouvoir qui assurent la pérennité de ce système de destruction, d’exploitation et de mort. »

 

« Il faudrait rompre, certes. Mais nous sommes loin de ce geste collectif salvateur. Pour l’instant, le mot rupture sert de slogan au candidat presque unique de la droite politique. Quant à la vraie rupture, philosophique, sociale et politique, la rupture civilisationnelle qui établirait, dans la fausse homogénéité de ce monde, une séparation nette et sans retour possible en arrière, celle qui pourrait créer une distance mentale décisive à renoncer à vivre, nul n’y voit plus vraiment son intérêt. Tout est fait en sorte que ce soit le remède qui passe pour le mal, pour que ce soit le premier pas sur le chemin de la solution qui soit une menace. Alors, c’est sous les traits de la victime que se dessine la figure de l’homme en rupture, pas sous ceux du héros. Jamais on n’a autant entendu parler d’intégration : pour qui veut bien entendre, une telle insistance dit assez clairement ce dont il est question. »

 

« Mais aujourd’hui, c’est une évidence, il n’en est rien ; il n’y a même plus d’exploitation industrielle à escompter ni même à imaginer dans cette masse humaine sans qualité pour l’industrie : la banlieue est un réservoir de résidus du capital. Pas même de déchets du système – cela pourrait laisser supposer que, comme pour les vieux, les accidentés, les chômeurs et les plus de quarante ans en général, ils ont été utiles au moins un quart d’heure dans leur vie. Ce sont des résidus humains qui n’ont jamais servi et ne serviront jamais, des surnuméraires du capital, dévalués par l’automatisation et l’informatisation de la production. Des résidus de forces productives dont on ne sait parler qu’en euphémisant sans scrupule leur scandaleuse situation de vivants excédentaires. La question qui hante le libéralisme triomphant c’est : « Comment s’en débarrasser ? », mais comme nul n’a pour l’heure l’audace criminelle de la poser, la course aux diversions de toutes sortes reste ouverte. »

 

« Ce qui est sans doute la marque la plus décisive de cet écrasement idéologique, c’est que désormais le peuple ne veut plus être peuple. C’est que ceux qui seraient à même de composer un peuple ont le peuple en horreur. Le rejet de la dimension collective de l’existence est ce qui est le plus collectivement partagé, le peuple est un peuple négatif radical, un anti-peuple et, à ce titre, un garant du pouvoir sans qualité qui le gouverne sans brutalité contre quarante chariots pleins par moi au supermarché, quatre-vingt-seize chaînes de télévision et du numérique plus qu’on ne peut l’utiliser. C’est pourquoi plus aucune politique digne de ce nom n’est possible aujourd’hui. La politique, une politique à hauteur de la situation réelle où est plongée l’espèce humaine ne sera possible que lorsque devenir peuple sera la réaction au gâchis qui est fait de toute existence vécue comme un exploit individuel, lorsque la plupart cesseront de se penser comme étant « le pouvoir » ».

 

« Ces discours d’experts qui couvrent la voix des révoltés en question, le plus souvent pour attribuer d’office à leurs actes des raisons qu’ils ignorent mais qu’ils sont invité à faire leurs, bien qu’elles ne leur ressemblent en rien. Mais, sous la compréhension dudit état d’urgence, on lit sans trop de difficultés l’éloge tacite et vénéneux de l’ignorance. Car, ce qui est d’abord avancé c’est que si les intéressés avaient quelque chose à dire, ils le diraient clairement et il ne servirait à rien de payer tant d’experts pour le comprendre à leur place ; aussi, c’est toute une sympathie pour les déshérités, les pauvres sans conscience qu’il se porte vers eux, une sympathie naturelle du pouvoir pour l’ignorance, celle-là même qui aura tant servi aux despotismes de tous bords, qui fut le moteur de plusieurs révolutions dans le monde, celle que les démocraties du capitalisme supranational remettent besogneusement en place pour mieux gouverner la libre circulation du pouvoir, des ordres de vente et d’achats, des malversations de toutes sortes et de la pacotille générale qui est devenue l’horizon de vie de tout un chacun. D’un côté le discours politique – dont on devrait s’attendre à ce qu’il réclame un effort de pensée dans un pays où l’école est gratuite et obligatoire – se réduit à une sorte d’imitation pitoyable de langage pour nourrissons, de l’autre l’institution scolaire a oublié que son but n’est pas de former des producteurs à la demande du système mais d’instruire des jeunes gens pour en faire des citoyens capables de juger par eux-mêmes et de choisir en toute conscience leurs représentants politiques. »

 

« Ce que l’on retient du flot ininterrompu de commentaires sur la situation prétendument explosive de la France, c’est que la révolte à coups de pierres ou de cocktails molotov est l’expression spontanée de ceux qui sont incapables de penser parce que les moyens ne leur en ont pas été donnés. Car ce qu’il faut d’abord démontrer c’est que ces gens sont intellectuellement indigents. Et, du reste, on a tout fait pour ça, en commençant par flatter l’indigence au titre de l’authenticité culturelle de la vie des cités, en en faisant un label commercial, une image de marque. Mais ce que dit aussi ce lamento compassionnel c’est qu’ils sont en fin de compte victimes de quelque chose, c’est-à-dire, au fond, politiquement inoffensifs, plutôt à plaindre, en quelque sorte. Reste pour les défavorisés, victimes, disgraciés, insurgés à jouer ou ne pas jouer un rôle si clairement proposé.

Le langage est le lieu où se manifestent le mieux les pouvoirs : ce que dit en sourdine le discours sur l’état d’urgence des banlieues, c’est que la petite bourgeoisie contemporaine, qui domine par le vote et le nombre pour le compte du système qui la nourrit et l’éduque, est capable de comprendre quelques chose. »

 

« Le peuple ne figure plus nulle part ; ni comme destination, condition ou force d’inspiration. Ces jeunes gens ne pensent, ne veulent, ne luttent – quand ils luttent, c’est-à-dire sporadiquement et comme à la parade – qu’à l’échelle individuelle. Le collectif, comme condition première de la pensée et comme objet de la pensée, est absolument absent. On croit penser seul et quand il arrive que l’on pense. Ces combattants d’on ne sait quoi n’ont aucune espèce d’avenir sinon celui, pour quelques-uns, de se retrouver sur une liste électorale du PS, des Verts ou de quelque parti satellite. Peut-être se verront-ils confier quelque responsabilité dans une commission locale, régionale ou nationale sur le malaise des banlieues. C’est cela l’horizon politique des luttes. La figure héroïque de combattant contre l’ordre régnant ne s’achète pas comme une panoplie d’aventurier, elle s’acquiert par exposition permanente à la sanction qui attend ce genre d’insoumission active et quelquefois armée – la mort, la prison ou le décervelage. Qu’il faille détruire, pour éviter d’être détruit, ce qui ne se reforme pas et dont on ne peut plus rien attendre ni détourner ou renverser l’usage, est un axiome qui reste en suspens. Cette phrase n’a plus aucun sens pour les révoltés de cette actualité de l’époque marchande que l’on appelle « post-modernisme ». Leur véritable vocation, c’est la reconnaissance de soi. La télé, ou le musée. C’est aussi pourquoi leur visage est si triste à voir, pour ce pâle espoir qui les anime de se faire, à force de grimaces, un visage qui les distingue des autres parodies de personnalité ».

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