lundi 22 avril 2024

Lignes N°72 : « Ce qui vient… »

 

Article : « Le poète à réaction »  de Christian Prigent   Partie 2

 

III.

Ce qui gêne les parlants aux entournures de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont formées et hantées par une é-normité qui échappe à la médiation symbolique.

Cette é-normité (cf Hoderlin, ci-dessus), nul ne peut la représenter : il n’est de représentation que limitée par ses codes (ses mesures).

Il n’en existe donc aucune représentation juste.

Pourtant c’est au rêve de cette justesse que s’accrochent les pensées et les œuvres des hommes.

L’histoire de l’art est l’histoire de cet acharnement.

Faire « poésie » : tenter de styliser un peu d’infini – de mettre dans le fini des représentations verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits.

Ce n’est qu’un vœu pieux, qu’une spéculation métaphysique fumeuse.

C’est ce que fait, concrètement, toute opération un peu sérieuse de poésie.

Langage poétique veut dire, a minima : hésitation calculée, passage de son à sens et vice versa (cf Mallarmé), polysémie maintenue (cf les etyms d’Arno Schmidt), découplage prosodie/sémantique, glissements de phrase à phrase, désarticulations et flottements syntaxiques, emportement rythmique de l’énonciation, dédoublement des significations par anagrammes subliminaux (cf Saussure) etc.

Autant de façons de franchir des limites, de faire vaciller la représentation, de mettre un peu d’infini dans le fini – et de faire par ce biais « effet de réel » : échappée sidérante aux configurations qu’impose l’assignation au code dans lequel on s’exprime.

C’est comme si le but était de nous (lecteur) perdre.

De nous donner la sensation d’une perte.

Et de faire consister dans cette sensation, comme en négatif, un toucher du réel – de donner forme, en creux, à l’intuition du sans limites.

 

 

IV

Pris sous un autre angle : il y a une rêverie « poétique » (celle du lyrisme le plus banal, le moins pensé) qui assigne à la parole le but de toucher au plus près une vérité de « nature ».

Cette rêverie prescrit qu’on désépaississe le plus possible la matière verbale qui donne corps à cette vérité : que ce soit direct, qu’à terme on fasse comme si les mots n’étaient pas là.

C’est cette discrétion qui rendra le poème intéressant, la poésie bonne fille.

En somme, il faudrait médiatiser sans médiation, saisir comme immédiatement l’immédiat pensif (des opinions précipitées) ou sensoriel (« nature », « intériorité », etc ) dont on prétend faire part.

Ainsi pensée, la poésie tend à s’abolir elle-même (en tant que médiation verbale) dans le temps même où elle se produit.

Quelle énervante contradiction !

Parmi ses conséquences : tout, pour les parlants, étant médiation, ce rêve poétique de médiation sans médiation est immédiatement la proie des médiations les plus conventionnelles (mièvrerie sentimentale, pathos de « l’authentique », idéalisation du « naturel », « éco-poésie » portée par l’air du temps, troc d’opinions en boucle dans les réseaux).

La poésie, assez souvent, prend du coup la vessie (la médiation, le décor toujours-déjà médiatisé dit « monde », le fini des représentations) pour la lanterne (l’expérience innommée et innommable : in-finie) dont elle prétend poursuivre la lumière de vérité pour la capturer dans quelques miroirs de mots.

Aujourd’hui, en régime de domination des vessies (en littérature comme ailleurs – et d’abord dans le champ politique), c’est cela (cette vulgate « réactionnaire ») qu’on voit occuper majoritairement l’espace dans les revues, les sites, les collections de « poésie ».

Raison de plus pour ne rien céder sur d’autres désirs ; et pour faire résolument autre chose, ailleurs.

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