Article : « Le poète à réaction » de Christian Prigent Partie 2
III.
Ce qui gêne les parlants aux entournures
de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont formées et hantées par une
é-normité qui échappe à la médiation symbolique.
Cette é-normité (cf Hoderlin, ci-dessus),
nul ne peut la représenter : il n’est de représentation que limitée par
ses codes (ses mesures).
Il n’en existe donc aucune représentation
juste.
Pourtant c’est au rêve de cette justesse
que s’accrochent les pensées et les œuvres des hommes.
L’histoire de l’art est l’histoire de cet
acharnement.
Faire « poésie » : tenter
de styliser un peu d’infini – de mettre dans le fini des représentations
verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits.
Ce n’est qu’un vœu pieux, qu’une
spéculation métaphysique fumeuse.
C’est ce que fait, concrètement, toute
opération un peu sérieuse de poésie.
Langage poétique veut dire, a minima :
hésitation calculée, passage de son à sens et vice versa (cf Mallarmé), polysémie
maintenue (cf les etyms d’Arno Schmidt), découplage prosodie/sémantique,
glissements de phrase à phrase, désarticulations et flottements syntaxiques,
emportement rythmique de l’énonciation, dédoublement des significations par anagrammes
subliminaux (cf Saussure) etc.
Autant de façons de franchir des limites,
de faire vaciller la représentation, de mettre un peu d’infini dans le fini –
et de faire par ce biais « effet de réel » : échappée sidérante
aux configurations qu’impose l’assignation au code dans lequel on s’exprime.
C’est comme si le but était de nous
(lecteur) perdre.
De nous donner la sensation d’une perte.
Et de faire consister dans cette
sensation, comme en négatif, un toucher du réel – de donner forme, en creux, à
l’intuition du sans limites.
IV
Pris sous un autre angle : il y a une
rêverie « poétique » (celle du lyrisme le plus banal, le moins pensé)
qui assigne à la parole le but de toucher au plus près une vérité de « nature ».
Cette rêverie prescrit qu’on désépaississe
le plus possible la matière verbale qui donne corps à cette vérité : que
ce soit direct, qu’à terme on fasse comme si les mots n’étaient pas là.
C’est cette discrétion qui rendra le poème
intéressant, la poésie bonne fille.
En somme, il faudrait médiatiser sans
médiation, saisir comme immédiatement l’immédiat pensif (des opinions
précipitées) ou sensoriel (« nature », « intériorité », etc
) dont on prétend faire part.
Ainsi pensée, la poésie tend à s’abolir
elle-même (en tant que médiation verbale) dans le temps même où elle se
produit.
Quelle énervante contradiction !
Parmi ses conséquences : tout, pour
les parlants, étant médiation, ce rêve poétique de médiation sans médiation est
immédiatement la proie des médiations les plus conventionnelles (mièvrerie
sentimentale, pathos de « l’authentique », idéalisation du « naturel »,
« éco-poésie » portée par l’air du temps, troc d’opinions en boucle
dans les réseaux).
La poésie, assez souvent, prend du coup la
vessie (la médiation, le décor toujours-déjà médiatisé dit « monde »,
le fini des représentations) pour la lanterne (l’expérience innommée et
innommable : in-finie) dont elle prétend poursuivre la lumière de vérité
pour la capturer dans quelques miroirs de mots.
Aujourd’hui, en régime de domination des
vessies (en littérature comme ailleurs – et d’abord dans le champ politique), c’est
cela (cette vulgate « réactionnaire ») qu’on voit occuper majoritairement
l’espace dans les revues, les sites, les collections de « poésie ».
Raison de plus pour ne rien céder sur d’autres
désirs ; et pour faire résolument autre chose, ailleurs.
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