1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 6 et fin
Cette structure perverse est entretenue par une éradication systématique du souvenir de la liberté. L'élite au pouvoir encourage, comme il se doit, l'adhésion servile aux coutumes dans la mesure où elles légitiment les stratégies d'oppression. Celles-là étouffent la raison dans ses efforts pour contrer la tyrannie et paralysent toute volonté d'être libre. Dans un monde asservi, le seul espoir de réveiller cette volonté réside dans la possibilité d'imaginer la liberté, possibilité qui est elle-même liée, selon La Boétie, à l'éducation. Mais les tyrans s'arrangent pour qu'il soit difficile de recevoir une éducation libératrice, et les rares qui arrivent à en bénéficier se sentent isolés dans des aspirations que, de surcroit, ils ont peur de partager. "Donc Momus, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l'homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au coeur, afin que par là on pût voir ses pensées." Pour le lecteur moderne, habitué aux techniques de surveillance des tyrannies de notre époque, l'image de cette "petite fenêtre", loin d'être amusante, fait froid dans le dos; car le droit de regard qu'elle assure pourrait facilement servir d'instrument abusif au tyran. Mais elle montre à quel point La Boétie souhaitait échapper à l'isolement, à la solitude à laquelle le condamnait ce que ses vues avaient de radical.
par la ferveur de son indignation, le "Discours" était l'instrument tout trouvé pour réveiller une volonté commune de liberté. Encore fallait-il que cet instrument soit largement diffusé. C'est ce que Montaigne s'était d'abord proposé de faire; mais il devait ensuite se raviser. Dans un geste tout à fait typique de la composition des "essais", Montaigne n'efface aucune trace de son changement d'attitude. S'il a changé d'avis, écrit-il, c'est parce qu'il a découvert que le "discours" avait été publié parmi les libelles séditieux, "qui cherchent à troubler et changer l'état de notre police, sans se soucier s'ils l'amenderont". Dans le climat empoisonné des guerres de religion, l'oeuvre de La Boétie semble à Montaigne plus dangereuse que libératrice. A la place qu'il avait prévue pour la critique héroïque de la servitude volontaire, il décide donc de publier d'inoffensifs sonnets d'amour de son ami.
"Mon frère, mon frère, me refusez-vous donc une place?" Montaigne, de fait, a refusé que l'œuvre la plus importante et la plus durable de son ami trouve sa place dans ses propres écrits. Mais, comme pour expier ce qu'un tel refus impliquait de différence politique, voire de trahison, Montaigne passera sa vie entière à essayer de faire ce que La Boétie n'avait pu que rêver: ouvrir une petite fenêtre dans son coeur et communiquer aussi candidement que possible ses pensées à autrui."
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