Lignes N°72 : « Ce qui vient… »
Article : « Le
poète à réaction » de Christian
Prigent Partie 1
I.
En 1924, Picabia imagine un « thermomètre-Rimbaud » :
introduit au bon endroit, cet appareil mesure la fière poétique d’une œuvre à l’aune
de celle de Rimbaud. A cet examen, les dadaïstes pètent le plafond de la graduation,
l’épigone mondain Jean Cocteau caille sous zéro.
Un siècle après, le
thermomètre utilisé dans le milieu des poètes est gradué différemment : il
ne mesure plus une fièvre d’invention (« grandes irrégularités de langage »)
mais une conformité hygiénique à des prescriptions morales ou civiques.
C’est un effet, parmi d’autres
plus dramatiques, de la réaction qui ne cesse d’aggraver les conséquences de la
Restauration des années 1980.
L’ordre poétique aujourd’hui
politiquement correct dit :
1/ la poésie sera « éco-poésie » ou ne sera pas.
Consciente des enjeux écologiques, elle fera de cette conscience sa raison de
parler. Elle sera donc de son temps. Mais renouera aussi avec sa vocation
pastorale et sa tradition de sensibilité au bucolique. Elle s’y ressourcera
après des décennies de formalismes maniérés et d’abstractions fumeuses. Et elle
sera jugée sur ce critère : l’éco-poétique, nous prévient-on, évalue « les
textes et les idées en fonction de leur cohérence et de leur utilité en tant
que réponse à la crise environnementale ».
2/ Outre qu’utile (et pour l’être plus), le poème devra être « intéressant »
et partager généreusement son pain de sensible. Il sera sympa et démocratique.
Faute de quoi, son horizon utilitaire se bouchera, ennuagé d’intellectualité
barbante et rhétorique biscornue. La prescription (la commande sociale) est
donc : soyez attentifs au commun (à ce à quoi s’intéressent « les
gens »), repérez les contenus sociopolitiques aujourd’hui intéressants,
mettez-les en langue discrètement poétique et popularisez efficacement les
résultats. Adieu, du même coup, et une bonne fois pour toutes, à la tradition
moderniste (élitisme avant-gardiste, spéculations théoriques obscures, travail
maniaque sur la langue, lubies « textualistes »…)
3/ contenu correctement éco-poétique + messagerie militante
sans difficulté rébarbative= ambiance cool. Le poète ? – un soignant (« applaudissements »).
La poésie ? – un médicament contre les blessures réelles et symboliques qu’inflige
le monde (la cruauté sociopolitique et la déroute de la pensée devant cette
violence) au monde (aux hommes privés d’avoir, de pouvoir, de sens et de
jouissance). C’est en finir, également (mais c’est au vrai la même chose), avec
les forcenés du « négatif », les obsédés du « mal », les
pervers textuels polymorphes, les maniaques du « cap au pire », les
remueurs du couteau poétique dans les plaies du chromo écologique. Il y a des
auteurs (Sade, Joyce, Kafka, Bataille, Artaud, Genet, Beckett…) que les poètes
ne citent plus que pour se faire peur et les critiques de poésie que comme des
croquemitaines exotiques ou obsolètes.
II.
Que « l’homme habite en
poète » est le mantra de l’enthousiasme éco-poétique.
On en fait la devise d’un
retour à la poésie pastorale.
Voire : un slogan riche
en supplément d’âme pour manif écolo.
Souvent, ça prend un ton
impératif : habite donc en poète ! (= cesse de faire le mariole prosaïque
et brutal, le ravageur des flores, la terreur de la faune).
Ou alors ça fait s’attendrir
sur une image humiliée mais réconciliée de l’homme : si peu distinct au
fond de la bête, à tu et à toi avec les arbres, décidément océanique, familier
du cosmos.
Que dit en fait Holderlin ?
L’homme habite la terre d’une
façon particulière qui n’appartient qu’à lui, à laquelle seul il appartient.
Cette façon est « poétique » :
l’homme n’habite la terre qu’en y bâtissant sa demeure de langue.
Ce n’est pas une sinécure
(Holderlin ; « le plus terrible des biens, la parole, à l’homme donné ») :
ça isole dès que ça installe.
Si le parlant approche la
terre, ce n’est qu’à l’abri du bâti des mots (Holderlin : « so birgt
der dichter » : c’est ainsi que le poète s’abrite, et abrite autrui).
Il vit derrière ces murs, dans l’espace mesuré par la puissance de nomination
dont ils le dotent (Holderlin dit que la terre, au contraire, est sans mesure :
« giebt auf erden ein mab ! es gigt keines »).
Soit : habiter « poétiquement »
n’est pas adhérer à la terre, se confondre avec elle, se fondre en elle. C’est
s’y reconnaitre étranger : maintenu à la distance à quoi contraint le fait
que nous nous la représentons », que nous la parlons, que nos fictions y
créent des mondes.
Holderlin, encore : « seul
dans la vaste vie, séparé de la nature : l’homme ».
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