lundi 22 avril 2024

Lignes N°72 : « Ce qui vient… » directeur edition Michel Surya

 

Lignes N°72 :  « Ce qui vient… »

 

Article : « Le poète à réaction »  de Christian Prigent   Partie 1

 

I.

En 1924, Picabia imagine un « thermomètre-Rimbaud » : introduit au bon endroit, cet appareil mesure la fière poétique d’une œuvre à l’aune de celle de Rimbaud. A cet examen, les dadaïstes pètent le plafond de la graduation, l’épigone mondain Jean Cocteau caille sous zéro.

Un siècle après, le thermomètre utilisé dans le milieu des poètes est gradué différemment : il ne mesure plus une fièvre d’invention (« grandes irrégularités de langage ») mais une conformité hygiénique à des prescriptions morales ou civiques.

C’est un effet, parmi d’autres plus dramatiques, de la réaction qui ne cesse d’aggraver les conséquences de la Restauration des années 1980.

 

L’ordre poétique aujourd’hui politiquement correct dit :

1/         la poésie sera « éco-poésie » ou ne sera pas. Consciente des enjeux écologiques, elle fera de cette conscience sa raison de parler. Elle sera donc de son temps. Mais renouera aussi avec sa vocation pastorale et sa tradition de sensibilité au bucolique. Elle s’y ressourcera après des décennies de formalismes maniérés et d’abstractions fumeuses. Et elle sera jugée sur ce critère : l’éco-poétique, nous prévient-on, évalue « les textes et les idées en fonction de leur cohérence et de leur utilité en tant que réponse à la crise environnementale ».

2/         Outre qu’utile (et pour l’être plus), le poème devra être « intéressant » et partager généreusement son pain de sensible. Il sera sympa et démocratique. Faute de quoi, son horizon utilitaire se bouchera, ennuagé d’intellectualité barbante et rhétorique biscornue. La prescription (la commande sociale) est donc : soyez attentifs au commun (à ce à quoi s’intéressent « les gens »), repérez les contenus sociopolitiques aujourd’hui intéressants, mettez-les en langue discrètement poétique et popularisez efficacement les résultats. Adieu, du même coup, et une bonne fois pour toutes, à la tradition moderniste (élitisme avant-gardiste, spéculations théoriques obscures, travail maniaque sur la langue, lubies « textualistes »…)

3/         contenu correctement éco-poétique + messagerie militante sans difficulté rébarbative= ambiance cool. Le poète ? – un soignant (« applaudissements »). La poésie ? – un médicament contre les blessures réelles et symboliques qu’inflige le monde (la cruauté sociopolitique et la déroute de la pensée devant cette violence) au monde (aux hommes privés d’avoir, de pouvoir, de sens et de jouissance). C’est en finir, également (mais c’est au vrai la même chose), avec les forcenés du « négatif », les obsédés du « mal », les pervers textuels polymorphes, les maniaques du « cap au pire », les remueurs du couteau poétique dans les plaies du chromo écologique. Il y a des auteurs (Sade, Joyce, Kafka, Bataille, Artaud, Genet, Beckett…) que les poètes ne citent plus que pour se faire peur et les critiques de poésie que comme des croquemitaines exotiques ou obsolètes.

 

II.

Que « l’homme habite en poète » est le mantra de l’enthousiasme éco-poétique.

On en fait la devise d’un retour à la poésie pastorale.

Voire : un slogan riche en supplément d’âme pour manif écolo.

Souvent, ça prend un ton impératif : habite donc en poète ! (= cesse de faire le mariole prosaïque et brutal, le ravageur des flores, la terreur de la faune).

Ou alors ça fait s’attendrir sur une image humiliée mais réconciliée de l’homme : si peu distinct au fond de la bête, à tu et à toi avec les arbres, décidément océanique, familier du cosmos.

Que dit en fait Holderlin ?

L’homme habite la terre d’une façon particulière qui n’appartient qu’à lui, à laquelle seul il appartient.

Cette façon est « poétique » : l’homme n’habite la terre qu’en y bâtissant sa demeure de langue.

Ce n’est pas une sinécure (Holderlin ; « le plus terrible des biens, la parole, à l’homme donné ») : ça isole dès que ça installe.

Si le parlant approche la terre, ce n’est qu’à l’abri du bâti des mots (Holderlin : « so birgt der dichter » : c’est ainsi que le poète s’abrite, et abrite autrui). Il vit derrière ces murs, dans l’espace mesuré par la puissance de nomination dont ils le dotent (Holderlin dit que la terre, au contraire, est sans mesure : « giebt auf erden ein mab ! es gigt keines »).

Soit : habiter « poétiquement » n’est pas adhérer à la terre, se confondre avec elle, se fondre en elle. C’est s’y reconnaitre étranger : maintenu à la distance à quoi contraint le fait que nous nous la représentons », que nous la parlons, que nos fictions y créent des mondes.

Holderlin, encore : « seul dans la vaste vie, séparé de la nature : l’homme ».


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