Je ne
sais si, durant sa vie, Rousseau fut persécuté comme il le crut. Mais,
puisqu’il n’a manifestement pas cessé de l’être après sa mort, s’attirant les
passions hostiles et, jusqu’à ces dernières années, la haine, la fureur
déformatrice et l’injure d’hommes apparemment raisonnables, il faut bien penser
qu’il y eut du vrai dans cette conjuration d’hostilité dont il se sentit
inexplicablement la victime. Les ennemis de Rousseau le sont avec un excès qui
justifie Rousseau. Maurras, le jugeant, s’abandonne à la même impure altération
qu’il lui reproche. Quant à ceux qui ne lui veulent que du bien et se sentent
d’emblée ses compagnons, nous voyons, par l’exemple de Jean Guéhenno, combien
il leur est malaisé de lui rendre justice. On dirait qu’il y a en lui quelque
chose de mystérieusement faussé qui rend furieux ceux qui ne l’aiment pas et
gênés ceux qui ne veulent pas lui faire tort, sans qu’ils puissent parvenir à
être sûrs de ce défaut et précisément parce qu’ils ne peuvent en être sûrs.
J’ai
toujours soupçonné ce vice profond et insaisissable d’être celui auquel nous
devons la littérature.
Rousseau,
l’homme du commencement, de la nature et de la vérité, est celui qui ne peut
accomplir ces rapports qu’en écrivant ; écrivant, il ne peut que les faire
dévier de la certitude qu’il en a ; dans cette déviation dont il souffre, qu’il
récuse avec élan, avec désespoir, il aide la littérature à prendre conscience
d’elle-même en se dégageant des conventions anciennes et à se former, dans la
contestation et les contradictions, une rectitude nouvelle.
Bien sûr,
tout le destin de Rousseau ne s’explique pas par là. Mais le désir et la
difficulté qu’il eut d’être vrai, la passion de l’origine, le bonheur de
l’immédiat et le malheur qui s’ensuivit, le besoin de communication renversé en
solitude, la recherche de l’exil, puis la condamnation au vagabondage, enfin l’obsession
de l’étrangeté font partie de l’essence de l’expérience littéraire et, à
travers cette expérience, nous apparaissent plus lisibles, plus importants,
plus secrètement justifiés.
Le
remarquable essai de J. Starobinski me semble confirmer ce point de vue et le
mettre en valeur avec une richesse de réflexions qui nous éclairent non
seulement sur Rousseau, mais sur les singularités de la littérature qui prend
naissance avec lui. Ceci est déjà manifeste : dans un siècle où il n’est presque
personne qui ne soit grand écrivain et qui n’écrive avec une maîtrise aisée et
heureuse, Rousseau est le premier à écrire avec ennui, et le sentiment d’une
faute qu’il doit aggraver sans cesse pour s’efforcer d’y échapper. « … et
dès cet instant je fus perdu. » Parole dont l’excès ne nous trouve pas incrédules.
En même temps, si toute sa vie malheureuse lui semble sortir de l’instant
d’égarement où il eut l’idée de concourir pour l’Académie, toute la richesse de
sa vie renouvelée a son origine dans ce moment d’altération où il « vit un
autre univers et devint un autre homme ». L’illumination de Vincennes, le «
feu vraiment céleste » dont il se sent enflammé, évoque le caractère
sacré de la vocation littéraire. D’un côté, écrire, c’est le mal, car c’est
entrer dans le mensonge de la littérature et la vanité des mœurs littéraires ;
d’un autre côté, c’est se rendre capable d’un changement ravissant et entrer
dans un rapport nouveau d’enthousiasme « avec la vérité, la liberté et la
vertu » : cela n’est-il pas très précieux ? Sans doute, mais c’est se
perdre encore, puisque, devenu autre qu’il n’était — un autre homme dans un
autre univers — le voilà désormais infidèle à sa vraie nature (cette paresse,
cette insouciance, cette instable diversité qu’il préfère) et obligé de se
laisser emporter dans une recherche qui n’a pourtant d’autre objet que
lui-même. Rousseau est étonnamment conscient de l’aliénation qu’entraîne l’acte
d’écrire, aliénation mauvaise, même si c’est une aliénation en vue du Bien, et
très malheureuse pour celui qui la subit, comme tous les Prophètes avant lui
n’ont pas manqué de s’en plaindre au Dieu qui la leur imposait.
J.
Starobinski note parfaitement que Rousseau inaugure ce genre d’écrivain que
nous sommes tous plus ou moins devenus, acharné à écrire contre l’écriture, «
homme de lettres plaidant contre les lettres », puis s’enfonçant dans la
littérature par espoir d’en sortir, puis ne cessant plus d’écrire parce que
n’ayant plus la possibilité de rien communiquer.
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