mercredi 17 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

 1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 5


Pour La Boétie, tout désir de se rendre libre a disparu des masses: le peuple renoncerait plutôt à la liberté qu'à un bol de soupe. En l'absence de tout souvenir personnel ou collectif d'une existence indépendante et soustraite à la servitude, il voue une reconnaissance pathétique aux scélérats qui l'exploitent. Il lui manque, tout comme à ses chefs, ce qu'on pourrait appeler l'esprit de négation. Selon Montaigne, il y avait à l'origine de ce "discours" la remarque de Plutarque selon laquelle " les habitants d'Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est "Non". Au niveau le plus violent, cette négation peut prendre la forme d'un acte héroïque: l'antiquité offre plusieurs exemples de glorieux tyrannicides. mais La Boétie ne pense pas que la reconquête de la liberté passe nécessairement par la violence; le simple refus de servir peut suffire. Si la servitude est volontaire, elle peut être annulée par la suspension de l'acte volontaire qui engendre et qui maintient le tyran en place : "Il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien; il n'est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi". 

Dans un sursaut d'indignation, le jeune La Boétie a en fait conçu l'idée de la résistance non violente. Une résistance de ce type, pense-t-il, aurait un effet dévastateur pour les tyrans précisément parce que, à eux seuls, ils ne possèdent aucun pouvoir, aucune propriété : "Si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits, et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte." Il ne tient qu'au peuple de réclamer ce qui est à lui et il sera libre. Les institutions sous lesquelles les hommes gémissent, les images qu'ils adorent, les personnages devant lesquels ils s'agenouillent, tout cela est la création des opprimés eux-mêmes. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus et vous le verrez comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas et se rompre."

Si la libération est si facile à obtenir, pourquoi ne se produit-elle pas? La Boétie propose une explication de type pyramidal. le tyran est soutenu par cinq ou six personnages clés qui à leur tour sont entourés de six cents individus qui bénéficient du pouvoir de ceux-ci. Ces six cents hommes entretiennent à leur tour un réseau de six mille autres qu'ils paient en honneurs et en biens, et ainsi de suite. Finalement, le réseau de protégés et de subordonnés s'étend à des centaines de milliers et même à des millions d'individus tous persuadés que leur bien-être dépend de leur participation à cette pyramide d'intérêts. la majorité des habitants d'un pays peut être ainsi amenée à croire qu'elle a tout à gagner à renoncer à la liberté et que son intérêt réside dans la satisfaction des désirs du tyran.

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