jeudi 22 juin 2023

Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes

 “ Je suis odieux ” MONSTRUEUX. Le sujet se rend brusquement compte qu’il enserre l’objet aimé dans un réseau de tyrannies : de pitoyable, il se sent devenir monstrueux. 1. Dans le Phèdre de Platon, les discours du sophiste Lysias et du premier Socrate (avant que celui-ci ne fasse sa palinodie) reposent tous deux sur ce principe : que l’amant est insupportable (par lourdeur) à l’aimé. Suit le catalogue des traits importuns : l’amant ne peut supporter que quiconque lui soit supérieur ou égal aux yeux de son aimé, et travaille à l’abaissement de tout rival ; il tient l’aimé à l’écart d’une foule de relations ; il s’emploie, par mille astuces indélicates, à le maintenir dans l’ignorance, de façon que l’aimé ne connaisse que ce qui lui vient de son amoureux ; il souhaite secrètement la perte de ce que l’aimé a de plus cher : père, mère, parents, amis ; il ne veut pour l’aimé ni foyer ni enfants ; son assiduité journalière est fatigante ; il n’accepte d’être délaissé ni jour ni nuit ; quoique vieux (ce qui en soi est importun), il agit en tyran policier et soumet tout le temps l’aimé à des espionnages malignement soupçonneux, cependant que lui-même ne s’interdit nullement d’être plus tard infidèle et ingrat. Quoi qu’il en pense, le cœur de l’amoureux est donc empli de mauvais sentiments : son amour n’est pas généreux. 2. Le discours amoureux étouffe l’autre, qui ne trouve aucune place pour sa propre parole sous ce dire massif. Ce n’est pas que je l’empêche de parler ; mais je sais faire glisser les pronoms : « Je parle et tu m’entends, donc nous sommes » (Ponge). Parfois, avec terreur, je prends conscience de ce renversement : moi qui me croyais pur sujet (sujet assujetti : fragile, délicat, pitoyable), je me vois retourné en chose obtuse, qui va aveuglément, écrase tout sous son discours ; moi qui aime, je suis indésirable, aligné au rang des fâcheux : ceux qui pèsent, gênent, empiètent, compliquent, demandent, intimident (ou plus simplement : ceux qui parlent). Je me suis trompé, monumentalement. (L’autre est défiguré par son mutisme, comme dans ces rêves affreux où telle personne aimée nous apparaît le bas du visage entièrement gommé, privé de sa bouche ; et moi qui parle, je suis aussi défiguré : le soliloque fait de moi un monstre, une énorme langue.)

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