Pacte est synonyme de
contrat, d’accord, de convention ; il implique l'idée d’une association,
consentie au moins de façon explicite. Dans les sociétés autoritaires, le lien
d'union entre individus est d'ordre extérieur, c'est en définitive la
contrainte qu'exerce l'autorité gouvernementale, c'est la peur des sanctions
légales, la peur du gendarme. Ceci reste aussi vrai qu'il s'agisse de la Russie
des Soviets ou de la République française que de l'Italie de Mussolini et de
l'empire du Japon. La force tel est l'ultime argument dont on use contre qui se
décide à désobéir. D'ailleurs l'on ne saurait parler de pacte au sens
véritable, l'Etat imposant ses volontés aux individus sans préalable
discussion, sans même se soucier de leur consentement tacite. Toutefois, pour
rendre leur joug supportable et n'être pas victimes du mécontentement général,
les autorités surajoutent, dans une certaine limite, l'intérêt à la force et se
prétendent les défenseurs vigilants du bien-être commun. Les réactionnaires les
plus notoires, les représentants attitrés du capitalisme et de la bourgeoisie,
même les rois et les dictateurs se disent guidés par le seul intérêt du pays.
.Mensonge impudent, ces gens-là estimant que tout va bien lorsqu'ils sont
satisfaits. Faussement ils confondent la prospérité générale avec celle de leur
classe ou de leur caste ; le peuple doit se contenter du bonheur de ses
maîtres. Mais les anti-autoritaires peuvent se réjouir d'une transformation qui
enlève aux chefs leur auréole divine et les replonge dans la commune humanité.
Elle est de date trop récente pour que les effets en soient très sensibles ; à
de certains indices, l'on peut, néanmoins, juger que le prestige de l'autorité
ira sans cesse diminuant. Et Lénine avait raison d'estimer la disparition de l'Etat
inévitable dans l'avenir. Regrettons que ses fougueux disciples, pas plus que
les autres docteurs en marxisme des différents pays, n'aient suffisamment
étudié l'évolution historique du concept d'autorité. Le commandement, au sens
antique du mot, n'est qu'un anachronisme ; c'est à un travail de coordination
et d'adaptation que se ramène aujourd’hui le rôle du chef d'entreprise, je ne
dis pas du propriétaire, parasite inutile qui souvent n'exerce pas la direction
effective. Ainsi, même dans nos sociétés anarchistes, l'intérêt se substitue à
la contrainte extérieure. Pourquoi dès lors l'utilité ne pourrait-elle servir
de base unique aux pactes et contrats divers ? Il s'agit, pour les libertaires,
d’accélérer une transformation dont le germe préexiste dans notre monde
contemporain. Sans recourir à la contrainte, le lien utilitaire permet de créer
des associations solides entre individus. Syndicats et groupements
professionnels s'inspirent de cette idée, quand ils ne consentent pas à n'être
qu'un marchepied pour de rusés politiciens. L'avantage de l'intérêt, c'est
qu'il cadre avec la mentalité du grand nombre et n'exige pas une perfection
exceptionnelle de la part des individus. Pierre Besnard est à consulter sur ce
sujet. Mais, au-dessus du pacte qu'engendre l’intérêt, nous plaçons celui qui
résulte de la communauté d'idéal ou de l'amitié. Parce qu'ils aspirent vers un
but identique et qu'un rêve commun guide leurs pas, des hommes s'associent que
ne rapprochaient ni le tempérament ni la profession. Nombreux furent, au cours
de l'histoire, les groupements de ce genre que suscitèrent la politique et la
religion. Ce fut pour le malheur du genre humain parfois et, dans
l'enthousiasme de maints adhérents, l'intérêt tint une large part. Pourtant
l'héroïsme de plusieurs s'avère manifeste ; et l'on pourrait utiliser, pour le
bien de l'espèce, une force dont elle eut à souffrir fréquemment. Le lien
associatif réside alors dans l'idée ; et nul besoin d’une autorité centrale ni
de sanctions pour que le groupement puisse subsister. Les quakers sont
organisés d'après ce type. Répondant à une très intéressante question posée par
Marguerite Deschamps, dans la Revue Anarchiste, au sujet du respect des
contrats, Madeleine Madel écrit à leur sujet : « Lorsque, dans une réunion de
cette société, on a à prendre une décision intéressant le groupe, ce n'est ni
par la majorité, ni par la minorité, ni par un individu - vous entendez bien -,
c'est par l’unanimité que la décision doit être prise. Voilà qui en dit long
sur les méthodes de discussion approfondie et courtoise qui sont pratiquées,
sur la bonne volonté et la claire raison de ceux qui y participent, car presque
toujours on parvient, en effet, à cette unanimité. Lorsque le cas se produit où
elle ne peut être atteinte, aucune décision intéressant la totalité du groupe
n’est prise, et il appartient à chaque membre de se déterminer individuellement
selon son inspiration propre. Et on ne chicane pas un membre si sa
détermination ne correspond pas exactement à ce que tel autre membre
désirerait. On se fait confiance réciproquement ; on fait confiance à l'idée
qui anime le groupe tout entier. » Madeleine Madel ajoute que, lorsqu'un
adhérent n'est plus d'accord avec l'esprit du groupe, il s'élimine assez
rapidement de lui-même, l'atmosphère étant, désormais, pour lui, irrespirable.
Le milieu, cher à E. Armand, dont les membres ne songeraient pas à rompre
brutalement, sans préalable avis, un contrat qui leur vaut personnellement des
avantages, n'apparaît donc pas impossible. Toutefois, dans l'état présent, des
associations de ce genre n'obtiendront jamais une extension bien considérable ;
seules peuvent attirer les masses, celles qui se fondent sur l'intérêt. La même
observation est applicable aux groupements qui se fondent sur l'amitié. A
ceux-là vont mes prédilections personnelles, car j’estime que rien n'est
supérieur, pour rendre la vie agréable et féconde, à de solides et durables
affections. Mais la fraternité qui me plait repousse toute contrainte, toute
inégalité, tout conformisme, quels qu'ils soient. Hiérarchie, obéissance,
autorité sont des mots qu'elle ignore ; c'est au cœur, éclairé par la raison,
qu'elle demande d'harmoniser les volontés. En fondant la Fraternité
Universitaire, au début de 1921, c'est une association de ce genre que je me
proposais d'établir. Voici d'ailleurs ses principes : « Placée audessus des
écoles et des partis, la Fraternité Universitaire demeure ouverte aux volontés
droites et aux cœurs généreux sans distinction de croyance ou de position.
Ignorante de toute hiérarchie comme de toute contrainte, elle ne connaît
d'autres règles que celles de la confiance et de l'amitié. Les formules
stéréotypées, les cadres rigides ne sauraient être son fait ; elle entend
s'adapter incessamment aux conditions nouvelles du devenir social. »
Contrairement à ce que son titre semblait indiquer, elle s'adressait à tous les
intellectuels, non aux seuls universitaires. Mais il fallut pratiquer une
rigoureuse sélection, basée sur le caractère, le genre de vie, les dispositions
du cœur et de la volonté. Onze ans de pratique m'ont persuadé qu'une sévère
sélection morale peut contrebalancer l'absence de sanctions. Axel-A.
Proschowsky n'a pas tort de compter sur l'eugénisme pour opérer cette
sélection, plus tard ; de nouvelles découvertes d'ordre psychologique ou
biologique pourront encore faciliter singulièrement la tâche de ceux qui nous
suivront. Dès aujourd'hui, elle est possible quand on s'y applique
sérieusement. L'absence de sanctions ne saurait d'ailleurs signifier qu'on se
laisse brimer passivement, qu'on renonce au droit de légitime défense, en cas
d'attaque injustifiée. Aux libertaires, à qui répugne l'emploi de la contrainte
pour faire respecter pactes et contrats, il reste, en conséquence, la ressource
d'appuyer ces derniers sur l'utilité, s'il s'agit du grand nombre, sur la
communauté d'idéal ou sur l'amitié s'ils traitent avec des individus
soigneusement choisis. Quand les trois éléments, ou deux d'entre eux au moins
se trouvent réunis, le lien associatif devient particulièrement fort. Espérons
qu'une transformation s’opèrera, peu à peu, dans l'ensemble des mentalités, qui
permettra de donner l'amour pour base à tous les rapports entre humains. –
L. BARBEDETTE.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire