jeudi 22 juin 2023

Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes

 Sans réponse MUTISME. Le sujet amoureux s’angoisse de ce que l’objet aimé répond parcimonieusement, ou ne répond pas, aux paroles (discours ou lettres) qu’il lui adresse. 1. « Lorsqu’on lui parlait, lui tenant un discours sur quelque sujet que ce fût, souvent X... avait l’air de regarder et d’écouter ailleurs, guettant quelque chose alentour : on s’arrêtait, découragé ; au bout d’un long silence, X... disait : « Continue, je t’écoute » ; on reprenait alors tant bien que mal le fil d’une histoire à laquelle on ne croyait plus. » (Telle une mauvaise salle de concert, l’espace affectif comporte des recoins morts, où le son ne circule plus.- L’interlocuteur parfait, l’ami, n’est-il pas alors celui qui construit autour de vous la plus grande résonance possible ? L’amitié ne peut-elle se définir comme un espace d’une sonorité totale ?) 2. Cette écoute fuyante, que je ne puis capturer qu’à retardement, m’engage dans une pensée sordide : attaché éperdument à séduire, à distraire, je croyais, en parlant, étaler des trésors d’ingéniosité, mais ces trésors sont appréciés avec indifférence ; je dépense mes « qualités » pour rien : toute une excitation d’affects, de doctrines, de savoirs, de délicatesse, toute la brillance de mon moi vient s’assourdir, s’amortir dans un espace inerte, comme si- pensée coupable- ma qualité excédait celle de l’objet aimé, comme si j’étais en avance sur lui. Or, la relation affective est une machine exacte ; la coïncidence, la justesse, au sens musical, y sont fondamentales ; ce qui est décalé est aussitôt de trop : ma parole n’est pas à proprement parler un déchet, mais plutôt un « invendu » : ce qui ne se consomme pas dans le moment (dans le mouvement) et va au pilon. (De l’écoute distante naît une angoisse de décision : dois-je poursuivre, discourir « dans le désert » ? Il y faudrait une assurance que précisément la sensibilité amoureuse ne permet pas. Dois-je m’arrêter, renoncer ? Ce serait avoir l’air de me vexer, de mettre en cause l’autre, et de là donner le départ d’une « scène ». C’est une fois de plus le piège.) 3. « La mort , c’est surtout cela : tout ce qui a été vu, aura été vu pour rien. Deuil de ce que nous avons perçu. » Dans ces moments brefs où je parle pour rien, c’est comme si je mourais. Car l’être aimé devient un personnage plombé, une figure de rêve qui ne parle pas, et le mutisme, en rêve, c’est la mort. Ou encore : la Mère gratifiante, elle, me montre le Miroir, l’Image, et me parle : « Tu es cela. » Mais la Mère muette ne me dit pas ce que je suis : je ne suis plus fondé, je flotte douloureusement sans existence.

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