samedi 17 juin 2023

Fête des pères. Par M.A.

 La mort a percuté ma vie en 1964, trois semaines après ma naissance. Elle est incrustée en moi sans que j'en prenne conscience en cet instant depuis cette année là.

La mort est une ombre, elle est une partie constitutive de moi. Je ne peux la chasser, je ne peux l'exclure puisque ce serait exclure une partie vive de moi.


Je vis encore et toujours, je vis la vie de deux personnes. Je suis l'un et l'ombre de celui qui m'obsède sans que je le connaisse.

Il n'a jamais cessé d'être là sans vraiment l'être. 

il est celui dont on m'a parlé, comme on raconte une légende avec des actes qui sont, pour les narrateurs, des bons souvenirs. De cette ombre, point de points noirs. Points de défauts. 


Cette disparition m' a offert de fait l'opportunité de connaitre une autre personne. De connaitre...Non de rencontrer car on ne m'a pas laissé la connaitre. Et je n'ai pas fait l'effort. Comme le prix à payer de ne pas être celui qui eut été celui qui aurait dû être le seul.

Cette autre là aussi est parti, dans la souffrance, dans l'oubli et le rejet de certains. 

Nous avons réussi à nous prendre dans les bras quelques temps avant, se dire je t'aime comme des hommes, c'est à dire bêtement sans mot, sans larme, virilement, une nuit de grande tempête.


Père, je le suis devenu. 

Père, je le suis devenu.


Demain c'est la fête de moi-même et de ceux qui ne sont plus là.


Pour tous ceux qui peuvent se reconnaitre, pour tous ceux comme moi, 

pour tous ceux comme moi,

je remets ce texte que j'ai écrit l'année dernière:




"Ce matin-là, la douleur s’était habituée à mon corps et je pensais que j’allais pouvoir enfin lire quelques lignes, quelques vers. Ce matin-là, je n’aurais pas besoin de ma pompe à morphine habituelle.


Qu’allais-je bien pouvoir lire ? Je tombe par inadvertance sur « lettre au père » de Kafka. Par inadvertance ? Non, en fait, rien ne me touche qui ne soit prévu ou imposé par une ligne tracée. Donc, je pris l’ouvrage.


Pour haïr quelqu’un encore faut-il qu’il ait été présent, qu’il existe ou qu’il ait existé suffisamment pour laisser une empreinte indéfectiblement haïssable. Que sa présence devienne une douleur insupportable, ou alors qu’elle nous fasse ressentir une haine incroyable, insupportable, incommensurable. Mon père n’a vécu que le temps de m’incruster, dans mes veines, dans ma perception, son immense absence. De mon père mort, je n’ai haï que son absence, le fait que je n’ai jamais eu ses bras autour de mon corps, ses mains sur mon visage. Son souffle sur mon visage le soir pour un baiser. Une nuit qu’il m’apaise, un matin qu’il me pousse.


Et puis l’absence de sa voix, l’absence de son tout, il n’est devenu rien sans qu’il n’en ait conscience et il me l’a imposée. En avait-il le droit ? Le savait-il que j’allais le haïr par ce qu’il allait mourir sans se rendre compte qu’il me forcerait à l’attendre toute ma vie, pour le rejoindre dans sa mort. Dans ma mort. Dans mon impatience de son message qui ne vient pas. Qui ne viendra jamais. Il n’avait même pas conscience qu’il avait à me laisser un message derrière lui. Ma route est d’autant plus longue, sinueuse, inconfortable. Alors ce Kafka qui parle de son père, à son père, même si ce n’est pas de vive voix, si ce n’est que par lettre interposée, il l'a en face de lui, autour de lui de sa présence qui lui nuit. De son absence souhaitée non expressément. J’aimerais, j’aurais aimé que le mien m’impose celle de son insupportable présence. Je ne l’idéalise que parce qu’il ne m’a jamais existé autour de moi. Par non connaissance, j’aurais souhaité échanger une vie de ma mère pour une heure en présence de mon père. Pour le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour peut-être espérer le regretter ensuite."



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