jeudi 8 juin 2023

PAIX n. f. (du latin pax, même signification) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Toutes les encyclopédies définissent ainsi la Paix : « Situation d'un peuple, d'une nation, d'un Etat, d'une société politique qui n'est point en guerre. » Paix générale, universelle, perpétuelle, Paix solide et stable. Demander, implorer, acheter, obtenir, conquérir la Paix. Mettre la Paix entre deux Etats. Avoir la Paix. Etre en Paix. Durant la Paix. En temps de Paix. Vivre en Paix. Paix sur terre et sur mer. Jouir d'une Paix profonde. Que la Paix soit avec vous. (Pax vobiscum.) Paix aux hommes de bonne volonté. - Traité de Paix : traité qui met fin aux hostilités et fixe les conditions de la Paix. Négocier la Paix. Faire une Paix glorieuse, avantageuse, onéreuse, ruineuse, honteuse. On appelle Paix fourrée, Paix plâtrée, une Paix qui n'est qu'un simulacre, une fausse Paix, une Paix hypocrite, conclue de mauvaise foi et avec arrière-pensée par les deux parties, chacune avec l'intention de la rompre, lorsqu'elle estimera le moment favorable et les circonstances propices, ou quand elle croira utile à ses intérêts de la rompre. Paix se dit aussi, de même que Guerre, en parlant des animaux : les chiens et les chats vivent difficilement en Paix. Deux coqs vivaient en Paix ; une poule survint. Et voilà la Guerre allumée (La Fontaine). Se dit souvent de la tranquillité de l'âme, du cœur, de l'esprit, de la conscience. Il faut chercher la Paix de l'âme dans la Vérité (Voltaire). Se dit encore dans le sens de calme, repos, silence, recueillement, éloignement du bruit, de l'agitation, des affaires : La Paix des campagnes, des forêts, des déserts, des tombeaux. Les arts de la Paix : tous les arts auxquels la Paix est favorable, qui ne fleurissent que pendant la Paix, par opposition aux arts destructeurs et stériles que la guerre enfante. Paroles de Paix : qui tendent à établir l'entente, à rétablir la concorde. Faire la Paix : se dit de deux personnes qui étaient brouillées et se sont réconciliées. Laisser quelqu'un en Paix : ne plus l'importuner, ne plus le molester. Ne laisser à quelqu'un ni Paix, ni trêve : le harceler, le poursuivre, l'obséder, le tourmenter, sans lui laisser le moindre répit !... Je pourrais citer quantité d'autres locutions courantes dans, lesquelles le mot « Paix » figure et auxquelles il confère un sens plus ou moins particulier. Ce qui précède démontre surabondamment que le mot Paix est un de ces mots dont on se sert le plus, bien que la réalité qu'il exprime soit assez rare. Je lis dans le Grand Larousse : « lorsqu' on parcourt les annales de l'humanité, on voit se dérouler devant soi une telle série de guerres sanglantes, qu'on se demande si la guerre n'est pas véritablement l'état normal de l'espèce humaine ; si la Paix, qui est la source de la richesse, de la prospérité et du développement des peuples, n'est pas au contraire son état exceptionnel. Ce phénomène étrange, qui se comprend à la rigueur à l'état de barbarie, est, pour l'homme qui pense, un sujet d'étonnement et de méditation, lorsqu'on le voit se produire dans l'état de civilisation, dans des sociétés où le meurtre individuel est considéré comme le plus grand des crimes, chez des peuples qui aspirent ardemment aux bienfaits de la Paix. » Voici ce que je trouve dans le Grand Dictionnaire « La Chatre » : « la Paix générale, perpétuelle a été jusqu'ici le rêve de tous les nobles cœurs, de tous les véritables amis de l'humanité. Espérons que le jour viendra bientôt où ce rêve deviendra une réalité. C'est une erreur que de croire les hommes faits pour s'entredéchirer. On ne voit pas les lions faire la guerre aux lions et les loups, dit-on avec raison, ne se mangent pas entre eux. Pourquoi en serait-il autrement des hommes ? Déjà la guerre est regardée par les peuples les plus civilisés comme un reste de barbarie, comme une regrettable extrémité, presque comme un crime. La Paix est, à vrai dire, le règne de la Liberté ; elle doit être l'état normal des sociétés qui cessent d'être divisées en maîtres et en esclaves, en oppresseurs et en opprimés, en exploiteurs et en exploités ; elle couronne l'édifice social des nations où l'intérêt individuel cesse d'être en lutte avec l'intérêt général, où règne une équitable répartition des avantages sociaux et des richesses publiques, où n'existe aucune des innombrables causes d'antagonismes qui subsistent malheureusement un peu partout. Les développements de la raison humaine, les progrès des sciences et de l'industrie, en multipliant les relations entre les peuples, en détruisant et les barrières et les préjugés nationaux qui les séparaient, préparent cet avenir que tous les bons esprits appellent de tous leurs vœux. » C'est en ces termes magnifiques que, dans un discours à la jeunesse, prononcé à la distribution des prix du lycée d'Albi, en 1903, Jean Jaurès proclamait sa foi dans un prochain avenir de réconciliation et de Paix universelle : « Quoi donc ? La Paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des peuples toujours forcenés et toujours déçus montera-t-elle toujours vers les étoiles d'or des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l'antique palais de Priam incendié par les torches ? Non, non ! Et, malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j'ose dire, avec des millions d'hommes, que maintenant la grande Paix humaine est possible et que, si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la démocratie, la science méthodique, l'universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce que, avec les gouvernements libres des sociétés modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile, parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un réseau plus serré tous les jours de relations, d'échanges, de conventions et, si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d'aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif. Enfin, le commun Idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus réfractaires tous les jours à l'ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités de nations et de races. » Le moyen d'assurer la Paix entre les nations et de mettre les peuples civilisés à l'abri des calamités que cause la guerre a dû être, depuis des temps fort reculés, l'objet des recherches persévérantes et des efforts opiniâtres de la part des esprits les meilleurs. Sully rapporte que Henri IV avait songé à établir, en Europe, une sorte de confédération (on voit que le projet des Etats-Unis d'Europe est déjà fort ancien) une République chrestienne divisée en quinze Dominations et dans laquelle tous les peuples et, aussi, toutes les religions auraient été placés sur un pied d'égalité. Les représentants des puissances européennes auraient formé un congrès dont les décisions appuyées par des armées eussent empêché toute guerre dans l’avenir. Frappé des malheurs effroyables que causaient à la France les guerres suscitées par le monstrueux orgueil et l'ambition insatiable de Louis XIV, l'abbé de Saint-Pierre, aimable et pieux philanthrope, publia, en 1713, un Projet de paix perpétuelle. Plus d'un demi-siècle après, Kant, le grand philosophe allemand, publia aussi un Essai sur la Paix perpétuelle. Saint-Simon rêva de même de mettre fin aux guerres entre les nations et, en 1814, il développa ses idées dans un ouvrage ayant pour titre : De la réorganisation de la société européenne. Je fais remarquer, en passant, que ce fut toujours à la suite d'une série de guerres ayant le plus cruellement décimé et ruiné les peuples, que se firent jour et s'exprimèrent les plus ferventes aspirations de paix : sous Henri IV, les guerres de religions ; en 1713, les guerres presque ininterrompues sous le règne de Louis XIV ; en 1814, les guerres de Napoléon Ier. Aussi est-il naturel que les courants pacifistes qui marquent notre époque empruntent leur puissance (voir Pacifisme) à l'horrible guerre mondiale de 1914-1918. Le monde catholique qui, par sa conception de la divinité, est dans l'obligation de considérer l'Histoire comme le déroulement sur notre planète, d'un plan conçu de toute éternité par un Dieu infiniment puissant, bon et juste, plan dont la prescience divine a tracé dans le temps les moindres détails et auquel, par conséquent, il n'est permis, ni possible à personne d'apporter la plus légère modification, le monde catholique a tenté de justifier le triste, le révoltant et odieux spectacle de l'état permanent de guerre dans l'histoire humaine, par de bien singulières considérations. Joseph de Maistre (1753-1821), le trop célèbre écrivain et philosophe ultramondain, a osé affirmer que « le sang humain doit forcément couler sans interruption sur le globe et que la Paix, pour chaque nation, n'est qu'un répit, parce que Dieu se plait à voir couler le sang de l'homme, ce sang répandu à flot étant une expiation et un moyen de purification ». Cette thèse, au surplus, a été reprise par les représentants et porte romaine, à propos de la guerre infernale dont le lecteur trouvera plus loin, au cours même de cette étude, le bilan effroyable. Dévots et bigotes furent nombreux qui crurent et croient encore que la guerre ne s'est abattue sur la France et que son territoire ne fut envahi et occupé par l'armée allemande, que pour faire expier à ce pays les lois de laïcité et de séparation des Eglises et de l'Etat. Endoctrinés par les moines et les curés, beaucoup d'esprits superstitieux et peu cultivés ont été et sont encore convaincus que, si le sang de centaines et centaines de milliers d'hommes à la fleur de l'âge a coulé durant ces cinquante et un mois de monstrueux carnages, c'est parce que la justice divine exigeait ce châtiment ; parce que la sagesse de Dieu nécessitait que ce flot de sang abreuvât le sol de la France pour le purifier et l'assainir ; parce que cette horrible épreuve pouvait, seule, ramener à Dieu le peuple français qui lentement se déchristianisait ; parce que la Volonté de Dieu, qui, parfois, se manifeste par des événements impénétrables au faible entendement des humains, avait décrété que l'atrocité de la faute commise par la nation française oubliant qu'elle est « la fille aînée de l'Eglise » appelait une expiation non moins atroce. Cette thèse abominable ne peut naître que dans des cerveaux détraqués par le fanatisme et se propager que dans des imaginations maladives. Elle tend à conclure que la guerre est un mal qui ne disparaîtra jamais, un fléau que l'effort des hommes ne peut pas vaincre, qu’il faut s'y résigner et que la Paix définitive n'est ni espérable ni possible. Par bonheur, de plus en plus considérable est la foule de ceux et de celles qui sont persuadés que la Paix, aspiration, espoir, désir présentement, est appelée à devenir de plus en plus besoin, volonté, certitude. C'est parce qu'ils sont persuadés que cette utopie d'aujourd'hui sera la réalité de demain que, dans tous les pays et surtout dans les nations où la civilisation a atteint le niveau le plus élevé, hommes et femmes ont formé des groupements, constitué des associations, organisé nationalement et internationalement des ligues qui travaillent à l'avènement de la Paix (voir le Mouvement pacifiste). Faible encore, il y a quelques années, ce courant pacifiste devient tous les jours plus puissant et incarne une volonté de paix constamment fortifiée. Rien ne se produit fortuitement et ce n'est pas sans motif que les générations contemporaines s'imprègnent avec une ferveur sans précédent de l'idée de Paix désirable et réalisable. Vers la Paix. - Arrêtons-nous quelque peu sur les causes qui déterminent et les circonstances qui favorisent cette irrésistible poussée vers l'avènement d'une Paix définitive. A. - Il y a d'abord l'adoucissement graduel des mœurs. Il est certain que les temps ne sont pas encore venus où les humains renonceront, lorsqu'un conflit les divisera, à recourir à la force pour le trancher. La magistrature souveraine et expéditive du muscle préside trop souvent encore au règlement des différends qui dressent les uns contre les autres ; mais personne n'osera contester que l'emploi de la violence brutale est en régression sur l'époque pas bien éloignée où, sous le plus futile prétexte ou à raison de la plus insignifiante rivalité, la lutte s'engageait, farouche, mortelle, entre les adversaires. Le jour ne s'est pas encore levé où le respect de la vie humaine se sera si solidement installé dans la conscience des individus que, à l'exception de quelques brutes ou anormaux, personne n’attentera aux jours d'autrui. Toutefois, cette idée que l'existence du prochain est une chose sacrée est aujourd'hui beaucoup plus générale que dans le passé. B. - La multiplication et le perfectionnement des moyens de production, de communication et de transport, le nombre sans cesse plus important des transactions commerciales de pays à pays, la promptitude et la précision avec lesquelles sont transmises les informations qui intéressent le monde civilisé, toutes ces conditions de vie individuelle et collective ont, à ce point, resserré les distances que, malgré sa surface considérable et restée la même, notre globe, comparé à l'immense étendue qu'il était raisonnable de lui assigner il y a seulement un siècle, apparaît de nos jours infiniment moins vaste. N'étant plus enfermés, comme leurs ancêtres, dans les limites étroites de leur petite patrie, les hommes ont élargi le cercle de leurs relations jusqu'à celui d'un ou plusieurs continents et les distinctions de nationalité, les oppositions de race se sont sensiblement atténuées. Tout ce qu'il y a d'artificiel et de conventionnel dans le sentiment nationaliste (voir les mots nationalisme, patrie, patriotisme) a frappé et impressionné de plus en plus la raison des personnes aptes à réfléchir et à discerner avec clairvoyance. C. - Au sein de chaque nation, les formes de plus en plus collectives de la production capitaliste ont fait naître des agglomérations industrielles qui ont été le berceau de ces masses profondes qu’on appelle le prolétariat (voir ce mot). Ces années de travailleurs supportent avec une résignation qui va en déclinant l'ex servitudes, subissant les mêmes dominations, ils doivent, s’ils veulent améliorer leurs conditions de travail et d'existence et finalement se libérer des jougs qu’ils subissent, communier dans la pensée et l'action, ces prolétaires se sont formés en syndicats ; ces syndicats se sont fédérés dans le cadre intercorporatif sur le terrain national d'abord, sur le plan international ensuite et, conséquence naturelle et fatale, un rapprochement s’est opéré entre tous ces exploités sans distinction de nationalité ; un sentiment et des pratiques de solidarité, de sympathie réciproque et de mutuelle confiance se substituent insensiblement aux pratiques et au sentiment de défiance et d’hostilité qui, naguère, encore, étaient le fait général. Tout permet de concevoir et tout autorise à espérer que, sous peu, il deviendra impossible aux Gouvernements de précipiter les unes contre les autres ces diverses fractions d'un prolétariat mondialement organisé et évolué, que les événements éclairent de plus en plus sur les origines et les fins des conflits armés dont il est l’éternelle victime. Le jour - et il est proche - où les prolétaires du monde dit civilisé auront conscience que, quel que soit le coin de terre qui les a vu naître, non seulement ils n’ont aucune raison de se haïr et de se combattre, mais qu’ils ont, au contraire, tout intérêt à s'entr’aimer et à s’unir contre les Maîtres qui s’ingénient à semer entre eux la haine, ce jour-là, rien ni personne ne parviendra à les faire s'entr'égorger. Cette ascension - trop lente, beaucoup trop lente à notre gré, mais certaine - du prolétariat universel vers la constitution d'une nouvelle Internationale entraînera et guidera l'humanité sur le chemin de la Paix. D. - Est-il besoin d'attirer l'attention sur les dépenses énormes que l'état de Paix armée impose aux populations ? Qu'on en juge : le total des budgets militaires (budgets officiels) atteint, en 1931, 103 milliards 948 millions, 298.950 francs, soit en chiffres ronds cent quatre milliards, qu'on prélève annuellement sur le travail humain, sur l'épargne, sur la santé publique. Les Etats-Unis d'Amérique ouvrent la marche avec 17.685.625.000 francs. La Russie tient le deuxième rang, avec 14.473.567.615 francs. La France et la Grande-Bretagne viennent ensuite avec 11.674.000.000 francs et 11.631.375.000 francs. Mais si l'on ajoute aux dépenses de la Grande-Bretagne les dépenses des Dominions, on constate que le total arrive à un chiffre très voisin de celui des Etats-Unis. La cinquième et la sixième place appartiennent à l’Italie et au Japon. Ces six grands pays représentent les deux tiers de la dépense mondiale. Le budget officiel de l’Allemagne n'est que de 4 milliards 298 millions 076.000 francs. Les dépenses incombant au régime ruineux de la Paix armée vont en augmentant d'une façon à peu près régulière et continue. Les dépenses militaires, inscrites au budget de la France, ont été : en 1868, de 548 millions ; en 1878, de 663 millions ; en 1888, de 727 millions ; en 1898, de 938 millions ; en 1908, de 1.165 millions ; en 1913, de 1.814 millions. En 1931, il atteint près de 12 milliards, malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis a 2 ans. La Paix armée n'est-elle pas un gouffre ? Et jeter, tous les ans, dans ce gouffre, cent quatre milliards, n'est-ce pas le comble de la démence ? Peut-on sérieusement croire que les peuples sont en proie à une folie incurable et que toujours ils se laisseront bénévolement dépouiller ainsi d’une somme qui représente un effort de production considérable, et cela en vue d'entasser des engins de massacre dont ils seront euxmêmes les victimes ? Ce serait à désespérer de la raison humaine et tout me porte à la certitude que pareille démence provient de l'héritage millénaire de férocité, de sauvagerie et d'ignorance que les hommes doivent à leur bestialité originelle, mais que, sortie des ténèbres et se dirigeant vers la lumière, la raison ne tardera pas à l'emporter et à mettre fin à cette folie. E. - Ce ne sont pas seulement des ressources matérielles incalculables que, depuis des, siècles, la guerre a englouties ; elle a été, aussi, de tous, les fléaux qui ont décimé l’humanité et de tous les crimes qui ont déshonoré l’histoire, celui qui a fait le plus grand nombre de victimes. Camille Flammarion (« Sur la Guerre ») établit les chiffres que voici : « Ce fut, depuis les Pharaons, 40 millions de morts chaque siècle (presque un par minute) ; 1.200 millions de morts en trente siècles, c'est-à sur 500.700 lieues de long (cinq fois le chemin de la Terre à la Lune), des crânes se touchant sur six fois le pourtour de la terre... » Le grand astronome français s'indignait de ces terrifiantes hécatombes. Ces chiffres sont bien de nature à faire de tout homme raisonnable et sensible un adversaire irréductible de la guerre et un partisan résolu de la paix. Mais ils remontent à une époque passablement lointaine et, pour amener à réfléchir l'homme d’aujourd’hui, il faut invoquer des événements plus rapprochés et, si possible, récents, à plus forte raison des événements qu'il a vécus et dont il a gardé le vivant souvenir. J'ai parlé plus haut du bilan effroyable des pertes de toute nature à porter au passif de la dernière guerre mondiale. Je recommande l'exposé de ce bilan à l'attention des personnes qui liront ces lignes et je serais extrêmement surpris si, après avoir mesuré toute l'horreur qui s'en dégage, il se trouvait une seule personne, douée de quelque intelligence et de quelque sensibilité, qui pût n'en pas concevoir l’indéfectible volonté de servir de toutes ses forces la cause de la Paix. Ce bilan, le voici : Bilan de la Guerre de 1914-1918. Pour le Monde : 51 mois de mobilisation ; 74 millions de mobilisés ; 13 millions de soldats (7 à la minute) et des millions de civils tués ; 3 millions de disparus ; 20 millions de blessés ; 10 millions de mutilés ; 3 millions de prisonniers ; 5 millions de veuves de guerre ; plus de 10 millions d'orphelins ; 10 millions de réfugiés. Pour la France seulement (je ne possède pas de chiffres précis pour les autres pays belligérants) : 1.700.000 tués ; 453.500 disparus ; 2.444.000 blessés ; 708.554 mutilés (classés) : 404.606, des membres ; 235.884, des poumons ; 24. 696 des yeux ; 13.392, des oreilles ; 8.558, de la face ; 14.502, du cerveau ; 4.338 sourds ; 2.585 aveugles. Tels sont les chiffres officiels pour le matériel humain. Que de souffrances, de deuils, de larmes et de regrets, représentent ces abominables conséquences d’une guerre qui, durant plus de quatre ans, a ensanglanté la terre ! Combien d'hommes jeunes et vigoureux, intelligents et bons, l’élite, véritablement, et la fleur de l’humanité, ont été sacrifiés ignoblement à des intérêts et immolés froidement à une cause qui n'étaient pas les leurs ! Veut-on connaître, maintenant, le bilan des pertes matérielles, des ruines et dévastations que ce carnage, le plus infâme de tous ceux qu'enregistre l'Histoire, a entraînées ? La partie documentaire de cette Encyclopédie ne doit pas être fantaisiste ou approximative ; ses qualités essentielles doivent être la précision et l'authenticité. Je m'en réfère donc aux indications officielles. Ce bilan des dommages matériels, qui viennent s'ajouter à celui des pertes humaines, est le suivant et il ne s'applique qu'à la France : 4.022 communes, 632.894 maisons, 20.000 usines, 7.985 kilomètres de voies ferrées, 4.875 ponts, 12 tunnels ont été détruits ; 52.734 kilomètres de routes ont été rendus impraticables ; 3.600.000 hectares de terrain ont été rendus incultes. Les dépenses imposées au pays par la guerre ont été de 606.669.570.000 francs et 502 milliards de dettes ont été inscrites au débit de la France. Sous ce titre : « Ce qu'a coûté la guerre de 1914-1918 », « l'Union mondiale de la femme » a publié un manifeste duquel j’extrais les tragiques données qui suivent : « Savez-vous que la guerre a coûté la vie à treize millions de soldats ? Leurs cercueils alignés côte à côte couvriraient une route de 6.450 kilomètres, soit la distance de Bordeaux à Moscou. Et ces 13 millions ne représentent que les victimes tombées sur le champ de bataille. A ce chiffre, il faut ajouter les autres 24 millions de morts, victimes du blocus terrestre et maritime, des révolutions, des navires coulés, des bombardements, des maladies et infirmités consécutives à la guerre, etc. Le chiffre de 13 millions se trouve ainsi plus que triplé. Autre tableau : les morts marchant en lignées de 10, de l'aube au coucher du soleil, à intervalle de deux secondes, ces victimes de la guerre défileraient pendant 162 jours. Tout calcul fait, la mort de chaque soldat a coûté 89.000 francs suisses (environ 445.000 francs français). La grande guerre a coûté 100.000 francs suisses, pour chaque heure, depuis la naissance du Christ jusqu'à nos jours. Les quatre ans de guerre ont coûté, par heure, plus de 45 millions de francs suisses (le franc suisse vaut actuellement 4 fr. 90). En quatre ans, l'Europe a perdu les économies d'un siècle. Evaluée en journées de travail, les pertes nettes de cette guerre représentent le labeur d'un million d'ouvriers qui travailleraient à raison de 44 heures par semaine pendant 3.000 ans! » J'ai tenu à citer ces chiffres, afin que, inscrits en lettres de feu dans cet ouvrage, ils m'aident à faire saisir une des raisons, et non des moindres, que les hommes d'aujourd'hui, après avoir été bercés dans la stupide glorification de la Guerre et l'admiration aveugle des Conquérants, des Grands Capitaines et des célèbres massacreurs, ont fini par s'éloigner de ces exaltations aussi insensées que malsaines et qu'ils tendent : et à mépriser et à exécrer la Guerre, autant qu'ils l'ont admirée et aimée ; et à aimer et désirer la Paix autant qu'ils l'ont, dans le passé, dédaignée et peu chérie. F. - Si encore il était possible, comme dans les siècles qui sont derrière nous, non pas de justifier la guerre - la guerre ne saurait être réhabilitée et, quelle qu'elle soit, elle est un crime - du moins d'établir qu'elle apporte de sérieux avantages, des bénéfices appréciables à ceux des belligérants qui sont victorieux, on pourrait, à la rigueur, en accepter les douloureux effets, en trouvant dans les profits de la victoire la compensation ou l'équivalence des sacrifices consentis. Mais il est, aujourd'hui, de notoriété publique que la guerre ne paie pas. C'est une vérité indiscutablement prouvée par Norman Angel, dans un livre qui a pour titre « La Grande Illusion », livre qui, traduit en plusieurs langues, a fait le tour du monde. La guerre de 1914-1918, dans laquelle une foule de nations ont été engagées, a merveilleusement mis en lumière le bien fondé de cette constatation : vainqueurs et vaincus, tous les peuples qui ont pris part à cette guerre maudite en sont sortis plus ou moins épuisés et aucun ne peut se flatter que la victoire ait amélioré son sort, accru sa richesse, augmenté sa puissance proportionnellement aux dépenses qu'il y a englouties et aux jeunes hommes qu'il y a perdus. Treize ans après la conclusion de l’armistice (j'écris ces lignes en décembre 1931) qui a mis fin aux hostilités et précédé les négociations de Versailles, la situation de toutes ces nations est lamentable : débâcle financière, gâchis politique, désarroi industriel, marasme commercial, crise de chômage sans précédent, gêne et déséquilibre partout ; rien ne manque au tableau. Ces désolantes constatations, tous peuvent les faire et chacun les fait. Et elles poussent irrésistiblement tous les hommes de cœur et de raison loin des routes sanglantes de la guerre et vers les sentiers fleuris de la Paix. Toutes les considérations que je viens d'énumérer plus amples développements, mais il faut savoir se limiter - expliquent et motivent l'accueil fervent que rencontrent les idées de Paix dans les milieux les plus divers, et même les plus opposés (voir le mot Pacifisme). Toutefois ces considérations et circonstances ne seraient peut-être pas suffisantes, tant le culte de la force, même sous sa forme la plus bestiale et la plus criminelle et l'esprit nationaliste et guerrier ont jeté dans la conscience des hommes des racines profondes, qu'il sera long et malaisé d'extirper à jamais. G. - Mais il me reste à indiquer le fait qui, plus que tout autre, et de beaucoup, soulève contre l'éventualité d'une nouvelle guerre l'opinion publique. Ce fait, c'est le frisson d'épouvante et de répulsion que fait passer dans le cœur de tous la certitude que, si la guerre éclatait de nouveau, elle équivaudrait à une manière de suicide général. On trouvera au mot qui suit une étude saisissante sur les effroyables conséquences de la guerre des gaz, de cette guerre que certains ont qualifiée de guerre « scientifique » (voir l'article ci-après : La Science et la Paix). L'énumération - forcément incomplète - des gaz mortifères qui seront utilisés, les terrifiants effets que ces gaz entraîneront, tout cet amas de morts, d'incendies, d'explosions, de ruines, de dévastations, d'intoxications de tous genres que l'aviation de guerre ferait pleuvoir sur les populations civiles, y est exposé avec une précision qui exclut toute crainte d'exagération. Qu'on lise et qu'on relise cette étude nourrie d'une documentation abondante et indiscutable, et on se rendra compte qu'une telle guerre serait l'extermination de l'espèce et le retour à la barbarie par l'écroulement de la civilisation que cinquante siècles d'efforts ont lentement et péniblement édifiée. Victor Méric, un des collaborateurs de cette Encyclopédie, a écrit ce qui suit : « La guerre de demain n'épargnera personne ; non, personne : ni les dirigeants, ni les riches pourvus d'autos et qui fileront sur les roules, ni les militaires, ni les civils. Les enfants à la mamelle absorberont le poison, de même que les vieillards courbés vers la tombe. Plus d'embusqués, plus de filons. La mort partout ; la mort sur tous. Et l'épouvante, la démence, le déchaînement odieux des instincts les plus bas, le sauve-qui-peut général. Car la guerre, ce ne sera pas seulement l'arrosage copieux sur les cités, l'explosion des bombes, les incendies, les maisons écroulées, les rues défoncées. Ce sera, aussi, la ruée, en débandade, sur les routes ; des cohortes affolées courant sur les chemins comme ces foules du moyen âge qui fuyaient les barbares et les fléaux. Ce sera, dans les villes désertes et ravagées, dans les centres industriels et les agglomérations ouvrières, l'arrêt de toute production, l'Economie nationale frappée à sa source même, tout labeur suspendu, une sorte de formidable grève générale, déterminée par la panique. Et, au bout, le spectre hideux de la famine. Une nuit suffira, vous entendez ? une nuit... que dis-je ? quelques heures de la nuit pour que notre orgueilleuse capitale ne soit plus qu’un tas fumant de décombres. Quelques avions sur Paris, et tout sera dit. Rien à faire, rien à espérer. Les masques ? Impuissants : il en faudrait trop. Il faudrait même des vêtements complets couvrant le corps de la tête aux pieds et imperméables à tous les produits diaboliques dont on ne connaît pas la composition. Les abris ? Insuffisants. Les gaz pénètrent partout, se faufilent partout. Rien à faire, vous dit-on ; rien que de se précipiter, au hasard, vers les campagnes, dans les bois, loin des gaz, loin des poisons. « Seulement, il faudra manger ; et les troupeaux enragés se disputeront les croûtes de pain. Car, il faut bien qu'on se le dise : il ne s'agit plus simplement de défense nationale. Il n'y a plus de victoire possible ; il y a l'Humanité qui roule sur une pente vertigineuse, vers des abîmes de sang et de folie. « La guerre prochaine - si on ne lui barre pas le passage - c'est la fin de tout, la civilisation en échec, le bipède du vingtième siècle retournant aux cavernes, le globe couvert de ruines : la fin, comprenez-vous bien ? Le grand suicide ! » Le savant professeur Langevin s'exprime ainsi : « Si une nouvelle guerre devait éclater, elle se ferait dans un espace à trois dimensions, c'est-à-dire non seulement le long du front, mais en profondeur, jusqu'aux régions les plus éloignées dans chaque nation belligérante et, en hauteur, car les cieux eux-mêmes seraient sillonnés de combattants. Les effets de destruction en seraient si rapides que toute la civilisation occidentale risquerait d'être anéantie. » Le professeur Branly, le père de la T. S. F., a dit : « La prochaine guerre, au lieu de coucher seize millions d'hommes, en assassinerait, peut ce massacre se faisant de part et d'autre, les survivants continueront à s'entretuer, à moins du cas improbable où ils prendraient conscience de leur folie. » Ce massacre futur s'effectuerait malgré tous les traités et conventions, par la voie aéro-chimique. Le fait est, hélas ! incontestable : toutes les nations s'y préparent. Beaucoup de personnalités, dans les principaux pays, en ont proclamé la légitimité. Il est inutile que j'en dise davantage : je ne puis imaginer un homme - à moins qu'il ne soit un sadique ou un aliéné - qui envisagerait de sang-froid la perspective d'un tel désastre. Aussi, sont-ils légion - légion innombrable - ceux qui sont fermement décidés à ne reculer devant rien, afin d'éviter la guerre, afin de mettre les gouvernements en demeure de renoncer définitivement à la force armée pour régler les différends qui peuvent surgir entre eux. Il ne faut pas se dissimuler que, quelle que soit la forme du gouvernement, ce sont, dans tous les pays, les hommes au Pouvoir qui disposent souverainement de la paix des peuples. Ceux-ci se trouvent, brutalement et plus ou moins à l'improviste, devant le fait accompli ; ils n'ont point été consultés ; ordre leur est donné d'obéir au décret de mobilisation et ceux que cet ordre touche et qui refusent de s'y conformer sont frappés des peines les plus sévères, voire punis de mort, à titre d'exemple. Perdre de vue cette donnée précise du problème à résoudre, qui consiste à empêcher la guerre, à lui opposer un obstacle insurmontable, serait de la plus dangereuse, de la plus mortelle imprudence. En 1913-1914, on sentait venir la guerre. Les personnes exactement informées sur l'état général du monde dit civilisé, averties de ce qui se préparait dans les salons diplomatiques, au courant de ce qui se tramait dans les milieux de la haute banque et de la grande industrie, renseignées sur les courants bellicistes qui agitaient les sphères gouvernementales et sur la mentalité qui régnait dans les régions officielles, ces personnes pressentaient que les grandes Puissances marchaient vers un conflit armé qui, par le jeu même des alliances et des traités en cours, allait, dès que jaillirait la première étincelle, transformer l'Europe en un immense brasier. Le prétexte importait peu : le plus futile suffirait. Cette idée d'une guerre certaine et proche était si généralement répandue et - hélas ! - si généralement acceptée, que ce qui frappa d'étonnement l'opinion publique, quand éclata la guerre, ce ne fut pas la guerre elle-même, à laquelle on s'attendait peu ou prou, mais, d'une part, l'insignifiance apparente de l'événement qui en était le point de départ et, d'autre part, la rapidité vertigineuse avec laquelle les faits se précipitèrent. Quoi qu'il en soit, la guerre était considérée par la plupart comme une sorte de fatalité, dont il n'était pas tout à fait impossible de retarder l'échéance, mais de toutes façons inéluctable. Cela est si vrai que, dans tous les milieux opposés à la guerre, on faisait effort beaucoup moins pour en écarter la redoutable éventualité, que pour étudier et arrêter l'attitude à prendre, les mesures à adopter et l'action à engager en cas de guerre. Les rédacteurs de la Guerre Sociale, organe très répandu dans les milieux d'avant-garde : antimilitaristes, antipatriotes et révolutionnaires, proposaient de saboter la mobilisation. La Confédération Générale du Travail décidait que les syndicats ouvriers et, avec eux, tous les travailleurs, répondraient à l'ordre de mobilisation par la Grève générale insurrectionnelle et expropriatrice ; enfin, le Parti socialiste unifié se prononçait en faveur de l'Insurrection ayant pour but de renverser le Gouvernement et d'annuler l'ordre de mobilisation. Les circonstances sont loin d'être les mêmes à l'heure présente. On comprend que le caractère que, dès le début, prendront les hostilités, si l'on ne parvient pas à barrer la route à la guerre, ne permet plus de songer à l'emploi d'une de ces décisions ; il apparaît à peu près certain que la nation qui sera ou croira être prête avant les autres et mieux que les autres, attaquera la première et que l'agression se produira, sans avis préalable, sans déclaration de guerre proprement dite, sous la forme d'une invasion brusquée, par les flottilles aériennes réduisant en cendres les grands centres, les parcs d'artillerie, les réserves de munitions, les usines de guerre, les agglomérations industrielles, en un mot les points stratégiques les plus vulnérables et les plus importants. Dans ces conditions : sabotage de la mobilisation, grève générale et insurrection ; toutes choses dont l'application, en 1914, soulevait d'immenses difficultés, mais, somme toute, n’était pas irréalisable, deviendraient impossibles, vu les conditions dans lesquelles éclaterait la guerre de demain. En vérité les termes du problème à étudier et à résoudre ont changé : il ne s'agit plus de décider ce qu'il y aura lieu de faire en cas de guerre, pour entraver, paralyser celle-ci ; il n'est que trop évident que, dans ce cas, tout sera impuissant à faire reculer le fléau. Le problème à examiner, c'est donc celui de savoir par quels moyens les pacifistes de 1931-1932 parviendront à EMPÊCHER la guerre. Eviter la guerre, la rendre impossible, tout est là. Comment empêcher la guerre et instaurer un régime stable de Paix ? Les moyens en vue sont nombreux ; ils sont parfois opposés. Rien que pour les passer successivement en revue et les discuter les uns après les autres, il faudrait écrire un volume. Cette encyclopédie ne comporte pas d'aussi longs développements. Je dois donc me borner à examiner brièvement les moyens que je tiens pour inopérants et insuffisants, afin d'accorder plus de place, dans cette étude, au moyen que j’estime être le seul qui conduit au résultat désirable et nécessaire : la Paix. Je procède donc par élimination. a) Moyens inopérants. - Je range dans cette catégorie tous ceux qui portent le sceau gouvernemental. J'ai la conviction que les protocoles, les pactes, les traités, les conventions, les accords que peuvent conclure présentement les gouvernements ne seraient, selon l'expression consacrée et authentifiée par l'Histoire, que de vulgaires « chiffons de papier » le jour où, pressée par la nécessité, cédant au besoin de conquérir par la force certains avantages, dominée par ses visées d'ambition et décidée à assouvir ses convoitises territoriales ou financières, une grande Puissance verrait dans la Guerre, et rien que dans celle-ci, la possibilité de réaliser ses desseins. La Société des Nations a été constituée dans le but de préparer l'avènement de la Paix par l'établissement et la reconnaissance d'une sorte de Juridiction suprême ayant pour mandat d'arbitrer les différends internationaux, à la lumière et en application d'une législation adoptée par l'universalité des Puissances. D'immenses espoirs ont accueilli la naissance de ce super-organisme et de ferventes et nombreuses sympathies persistent à lui faire cortège. Quand une espérance a illuminé l'esprit ou le cœur des hommes, elle s'y installe si fortement qu'elle n'y meurt que petit à petit : c'est une des forces, et peut-être la plus tenace, de toute religion. C'est ainsi que s'explique l'obstination avec laquelle nombre d'individus restent attachés, cramponnés aux généreux espoirs de Paix que l'Assemblée internationale siégeant à Genève a fait descendre dans la conscience humaine. Et pourtant ! que de lenteurs dans l'organisation de cette assemblée ! que de timidité dans ses débats ! que d'incohérences dans ses attitudes, chaque fois que les circonstances lui imposaient le devoir de se prononcer fermement ! Sans être trop sévère, on peut prétendre que, toujours défaillante lorsque certains faits de guerre nécessitaient son intervention immédiate et énergique, la Société des Nations a ruiné le crédit moral dont elle jouissait à ses débuts et jeté le découragement dans l'esprit de ceux qui lui avaient accordé toute leur confiance et qui avaient placé leurs plus fermes espérances dans l'efficacité de son action. Ses hésitations, ses faiblesses et son impuissance à l'occasion du conflit sino-japonais, alors que les deux puissances en état de guerre faisaient officiellement partie de la Société des Nations ont, une fois de plus, administré aux amis de la Paix dont les regards étaient anxieusement fixés sur Elle, la preuve qu'il n'y a pas lieu de compter sur Elle pour réaliser le but que sa constitution même lui a assigné. A aucun moment, dans aucune circonstance, les anarchistes n'ont fait confiance à la Société des Nations. Tout d'abord, ils ont constaté et n'ont cessé de faire observer que cette Société n'est pas celle des Nations, mais bien celle des Gouvernements : ce ne sont pas les peuples qui élisent leurs délégués à Genève ; ce sont les Gouvernements qui les mandatent. Les représentants ainsi désignés ne sont pas les interprètes des aspirations, des besoins et des volontés des masses nationales, celles-ci n'étant consultées ni avant, ni après. Les personnages appelés à représenter chaque nation sont choisis par leur Gouvernement respectif ; ils sont pourvus d'instructions précises ; ils détiennent un mandat impératif auquel ils sont tenus de se conformer et, porte-parole des Gouvernements qui les ont officiellement investis, ils ne peuvent être que les interprètes de la pensée, de la volonté et des intérêts de ceux-ci. En outre, ne siègent à Genève que des Ministres, des diplomates, des parlementaires, des techniciens et des spécialistes, hommes qui, du premier au dernier, appartiennent, par leur situation, et sont liés par leurs intérêts au régime étatique ou aux milieux économiques totalement acquis aux appétits politiques et financiers de la classe gouvernante et possédante. Ce n'est pas sur de tels éléments qu'il est raisonnable de compter pour travailler avec sincérité et ferveur à l'organisation de la Paix mondiale. Les hauts personnages dont la réunion fonde la Société des Nations prononcent parfois de magnifiques discours ; à les entendre, on serait portés à prendre à la lettre les pompeuses déclarations par lesquelles ils se campent en adversaires farouches de la guerre et en partisans irréductibles de la Paix. Ce ne sont, hélas! Que mensongères déclamations et il n'est pas injuste de qualifier celles-ci aussi sévèrement, puisque l’accroissement incessant des ressources englouties par le régime de Paix armée qui impose à chaque nation des charges écrasantes, inflige à ces déclarations un sanglant démenti et en fait éclater l'odieuse fourberie. Sous le fallacieux prétexte d'assurer sa propre sécurité, chaque Puissance fortifie son appareil de guerre, en application du vieil adage « Si vis pacem, para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). En contradiction avec l'amour de la Paix dont tous les Gouvernements se proclament animés, c'est une course effrénée, une formidable ruée vers des armements de plus en plus fantastiques. Chacun sait cependant que si, naguère, c’étaient les risques de guerre qui créaient les armées et les armements, de nos jours, c'est l'existence des armées et l'accumulation des armement qui créent les risques de guerre. Les véritables ennemis de la guerre, les partisans sincères de la Paix opposent au « Si vis pacem, para bellum », dont des millénaires de batailles de plus en plus meurtrières ont démontré l'absurdité, le « Si vis pacem, para pacem » (si tu veux la Paix, prépare la Paix), dont l'exactitude et la sagesse sautent aux yeux de quiconque n'est pas aveuglé par la routine et la tradition, lesquelles conservent aux formules les plus désuètes le caractère d'une indiscutable vérité. b. - Moyens insuffisants. - Un souffle puissant de pacifisme (voir ce mot), s'est élevé un peu partout. Cette poussée vers la Paix a suscité la formation d'un nombre élevé de groupements, ayant pour but la propagande et l'action à entreprendre contre la guerre et pour la Paix. Il est hors de doute que, si l'on parvenait à dresser la liste complète de ces organisations pacifistes, on arriverait à un nombre fort impressionnant de sociétés et à un total considérable de membres adhérents. Je suis loin d'envisager ce fait comme quantité négligeable et je me garderai bien de sous-estimer le concours très réel que ces lignes peuvent apporter à la cause de la Paix et la valeur morale qu'elles lui confèrent. Je souhaite très vivement que ces associations croissent et se multiplient. Il en est qui sont internationales et celles-ci méritent les plus sincères approbations et les encouragements les plus vifs. Toutefois, je pense et très franchement je déclare que ces groupements pacifistes ne constituent qu'un élément insuffisant de lutte contre la guerre, et cette insuffisance provient des quatre causes suivantes : 1° Si nombreuses que soient ces ligues et associations, elles ne le sont pas encore assez. C'est un mouvement qui commence ; il est loin d'avoir atteint la vigueur et le développement auxquels il est appelé à parvenir. Quand on suppute les forces de guerre qu'il faut abattre, forces réelles et latentes, forces connues et masquées, forces constamment prêtes à s'unir et à taire bloc, on ne peut se défendre de l'appréhension justifiée que provoque la comparaison entre ces forces qu'il faut vaincre et celles qui les combattent. Il faut donc que ces dernières grandissent en nombre et en puissance d'influence et d'action ; 2° Les organisations pacifistes ne sont pas fédérées ; il leur manque cette cohésion qui est indispensable à tout effort d'une grande envergure. Livrées à leurs seules ressources en hommes et en argent, ces associations s'avèrent impuissantes à lutter avantageusement contre les redoutables adversaires - voilà les véritables ennemis - qui ont à leur disposition une presse abondamment arrosée par les producteurs d'armements et de fournitures militaires, par les Pouvoirs publics et les Parlements prisonniers des Puissances d'argent. Seule, la Fédération nationale et la Confédération internationale de toutes les ligues pacifistes sont capables de contrebalancer la déplorable influence que les adversaires de la Paix exercent sur l'esprit public avec la complicité des Gouvernements qui appuient leur autorité sur la force armée, des Parlements qui entretiennent astucieusement le préjugé patriotique et des journaux les plus répandus qui sont à l'entière dévotion des grandes firmes capitalistes intéressées aux industries de guerre ; 3° Si désirable, si urgente et si nécessaire que soit la réunion de toutes les ligues pacifistes en une association fédérative, on est forcé de reconnaître qu'elle est présentement irréalisable : d'abord, parce que certains de ces groupements sont étroitement liés à des partis politiques ou à des formations religieuses dont ils ne sont que le prolongement ; en sorte que les rivalités qui opposent les uns aux autres ces Partis politiques et ces formations religieuses font obstacle à leur rassemblement ; ensuite, parce que une notable proportion de ces groupements ne sont que sentimentalement, vaguement et partiellement pacifistes. En principe, tous sont contre la guerre et tous sont pour la paix. Mais, tandis que les uns, ceux qu'on peut appeler les pacifistes intégraux sont contre toutes les guerres, toujours et quand même, les autres que j'appelle les demi marquées, voire des oppositions entre les guerres dites « offensives » et les guerres dites « défensives », et ils érigent en devoir de se refuser aux premières mais de s'offrir aux secondes. Je n'hésite pas à soutenir que ces étranges pacifistes - qui, en principe s'affirment contre la guerre, mais qui, le cas échéant, sont résolus à y prendre part - sont, en fait, des bellicistes qui s’ignorent. Car, de nos jours, il n'est pas un Gouvernement qui, à l'aide des moyens qui sont entre ses mains, ne soit en mesure d'imposer à ses nationaux la conviction qu'ils sont attaqués, c’est-à-dire que la guerre est une guerre « défensive » et que, s'ils prennent les armes, c'est uniquement pour se défendre contre l’agresseur. Etant donné que, dans tous les pays il en est ainsi et que, au demeurant, il ne saurait en être autrement, les demipacifistes dont je parle se trouveront, bien que résolument opposés à la guerre, dans l'obligation de la faire chaque fois qu’elle éclatera, puisque on leur certifiera, chaque rois, qu'il s'agit d'une guerre défensive. 4° Enfin ce qui, actuellement, rend irréalisable la fédération des groupements pacifiques, c'est qu'ils ne sont pas en possession d'une boussole leur permettant de se diriger vers le même but par la même route. Cette boussole, c'est un programme limité et précis, un but immédiat et déterminé, une plateforme d'action s'imposant à tous par sa netteté et sa consistance. Je rencontre fréquemment des hommes qui se disent contre guerre et qui sincèrement sont attachés à la Paix. Quelques minutes me suffisent pour constater le peu de fond qu’il est prudent de faire sur l’efficacité de l’aide qu’on peut attendre de leur activité. Certes, ils professent une sainte horreur de la guerre et ils sont prêts à servir de tout cœur la cause de la Paix. Mais par quels moyens lutteront-ils contre la première et de quelle façon travailleront-ils à l'instauration de la seconde ? Ils n’en savent rien, ou presque. On ne dépense utilement son activité que lorsque, d'une part, on vise un but précis et lorsque, d'autre part, on recourt à un moyen également déterminé. Sinon, les efforts qu’on accomplit, pratiqués en ordre dispersé et sans cohésion positive, perdent en grande partie leur efficacité. Ce qui est vrai pour l'effort individuel l'est encore bien davantage pour le collectif. C'est pourquoi : programme précis, but déterminé, plateforme unique et solide, quand les organisations pacifistes seront en possession de ces trois éléments, leur rassemblement s’opèrera sans trop de difficulté, leur nombre et leur activité décupleront et le courant pacifiste gagnera promptement, en profondeur et en étendue, la vigueur qui lui fait défaut. c. - L'unique moyen. - Comme on le voit la solution pratique du problème qui consiste à en finir avec la guerre et à organiser la paix sur des fondements solides, nécessite un effort énergique et persévérant. D'une récente lettre de Romain Rolland, je détache ce passage : « il ne suffit pas de répéter Paix! Paix ! On dirait des troupeaux qui bêlent, leurs bêlements n’attendrissent pas le boucher... La paix n'est pas un thème à variations vocales. Elle doit être réalisée. Et pour être réalisée, il faut qu'elle soit réalisable. Une paix basée sur le statu quo politique, économique et social de l'Europe et du monde présent est une cruelle illusion et un non-sens. L'état de choses instauré par les traités de victoire en 1919, et aggravé depuis par les aberrations des politiciens, est un état de violence et d'injustice permanent, qui ne peut matériellement se prolonger sans catastrophe : car, pour les deux tiers de l'Europe, il est une cause permanente de souffrances, une plaie béante qui s'envenime ; et l'infection gagnera nécessairement tout le reste du corps, toute l'Europe, le monde entier. » C'est fort bien dit : il ne saurait être question de pais, véritable et définitive, dans la situation politique, économique et sociale de l’Europe et du monde actuel. Cela revient à affirmer que tant que sera maintenue la structure politique, économique et sociale du monde actuel, la Paix sera impossible, qu’elle ne sera réalisable et ne sera réalisée que dans un monde dont la structure politique, économique et sociale aura été totalement transformée. J'ai cette certitude et depuis bien longtemps, je l'expose et cherche à la faire partager. Lorsque, du 17 au 22 août 1926, se tint, à Bierville (France), le Congrès « sur la Paix par la Jeunesse » qui eut un certain retentissement (5.000 délégués représentant trente nations prirent part à ce Congrès) j'adressai à ces cinq mille délégués la lettre ouverte que voici : Messieurs, Vous vous proposez de jeter les bases de la Paix par la Jeunesse. Travailler pour la Paix est une des œuvres les plus nobles et les plus urgentes qu'il soit possible d'imaginer et faire appel à la Jeunesse, c'est confier sagement à l'avenir le soin de réaliser cette œuvre magnifique. Comme l'enfer, Messieurs, vous êtes pavés d'excellentes intentions et il ne peut venir à personne l'idée de vous refuser l'hommage que méritent ces intentions admirables. Mais permettez à un homme qui possède quelque expérience et qui, depuis de nombreuses années, se penche, fervent et angoissé, sur le problème de la Paix, de vous faire connaître, loyalement et sans ambages, le résultai de ses longues cogitations. Et d'abord, vous apprendrai-je quelque chose en vous disant que je n'ai jamais rencontré quelqu'un - homme ou femme - se déclarant, en principe, pour la guerre ? Je ne pense pas et je ne dis pas que personne ne veut, n’appelle, ne désire la guerre ; je dis simplement que personne n'ose, en temps de paix, s’affirmer ennemi de la paix et partisan de la guerre. Il serait, au surplus, plus que jamais prodigieux qu'il en fut autrement : la guerre maudite de 1914-1918 a laissé dans toutes les mémoires des souvenirs si horribles que, d'instinct, tous forment des vœux en faveur de la paix. « Haine de la guerre ; amour de la paix » ; si on fouillait dans les cœurs, ce sont deux sentiments qu'on trouverait à peu près dans tous. Il serait donc banal et inutile de vous réunir en Congrès par centaines et par milliers, si vous deviez vous borner à vous affirmer partisans de la Paix, à pousser des acclamations, à chanter des hymnes, à organiser en faveur de la Paix de solennelles et grandioses cérémonies. Je ne vous fais pas l'injure, Messieurs, de penser que ce soit là tout votre programme. Votre programme doit avoir, il a certainement pour but d'étudier et d'arrêter les moyens pratiques propres : 1° A empêcher la guerre ; 2° A fonder un régime de paix stable et, si possible, définitif. C'est ainsi, Messieurs, que se pose le problème de la paix : tout le reste n'est que mise en scène, décor, solennité, faconde, attitude et pose sans sincérité, sans courage, sans signification précise, et sans influence sur le cours des événements d'où sortira demain ou la guerre ou la paix. Il s'agit donc avant tout et même uniquement d’empêcher la guerre. Un seul moyen s'offre à toute personne sensée. Ce moyen consiste à rechercher loyalement la cause véritable, profonde, essentielle, fondamentale des guerres et, cette cause étant découverte, à travailler de toutes ses forces à sa suppression. Il est évident que tant que ne sera pas abolie la cause, l'effet persistera. Il sera possible, en certaines circonstances, de prévenir un conflit imminent et d'en ajourner le déclenchement ; mais cette victoire, purement occasionnelle, n'aura en aucune façon fortifié la cause de la Paix, celle-ci restant à la merci du lendemain. Il est donc tout à fait indispensable, et avant toutes choses, de découvrir la cause véritable et essentielle d'où sort la guerre, afin de dénoncer publiquement, de combattre et d'abattre cette cause. Eh bien ! Messieurs, cette cause est aujourd’hui connue, et, depuis plus d'un demi-siècle, les Anarchistes la dénoncent sans se lasser et sans qu'il ait été possible d'en nier sérieusement l'exactitude. Cette cause, c'est le principe d’autorité : principe qui, d’une part, fait surgir les conflits et d’autre part, les résout et, au demeurant, ne peut les résoudre que par la force, la contrainte, la violence, la guerre, indispensables corollaires de l’Autorité. Car c'est l'Autorité, dans sa forme économique présente : le Capitalisme, qui suscite les convoitises, exaspère les cupidités, déchaîne les compétitions et dresse en bataille les impérialismes effrénés et rivaux. Et c'est l'Autorité, dans sa forme politique actuelle : l'Etat qui, ayant partie liée avec le Capital, manœuvre diplomatiquement et agit militairement sur le plan tracé par la finance internationale ; puis, l'heure venue, prépare, chauffe, entraîne les esprits, décrète la mobilisation, déclare la guerre, ouvre les hostilités, établit la censure, réprime l’insoumission, emprisonne ou fusille les hommes courageux qui, s'étant affichés contre la guerre en temps de paix (ce qui est fréquent et sans risque) persistent à se déclarer contre la guerre… en temps de guerre (ce qui est rare et périlleux). Je vous le répète, Messieurs, la cause de toutes les guerres, à notre époque, c'est l'Autorité dont l’Etat est l'expression politique et le Capitalisme. Aussi, de deux choses l'une : ou bien, franchement, loyalement, vaillamment, inlassablement, vous pousserez vos recherches jusqu’à la découverte de la cause que les Anarchistes vous signalent et, dans ce cas, vous ne vous séparerez pas sans avoir pris l’engagement d'honneur de dénoncer publiquement cette cause et de la combattre par tous les moyens en votre pouvoir, jusqu'à ce qu'elle ait été totalement et définitivement anéantie. Ou bien, reculant devant l'immensité, les difficultés, les périls et les conséquences de la lutte implacable à entreprendre contre l'Autorité, vous vous arrêterez à mi-chemin, peut-être même dès les premiers pas ; et, dans ce cas, je vous le dis tout net, Messieurs, et sans la moindre hésitation, tellement j'ai la certitude de ce que j’avance : vous quitterez Bierville sans avoir rien fait et, par la suite, vous ne ferez rien qui sera de nature à empêcher la guerre de demain et à fonder la paix sur des assises de quelque solidité. Au surplus, Messieurs, si vous êtes réellement et sincèrement des adversaires résolus de la guerre, et des partisans irréductibles de la Paix, si vous ne l'êtes pas seulement en paroles et du bout des lèvres mais en fait et du fond du cœur, vous ne vous séparerez pas sans que chacun de vous ait fait le serment que voici : « Je jure, en toute conscience, de consacrer désormais au triomphe de la paix le plein de mes efforts et si, pour répondre à l'ordre de mobilisation par un refus formel ; je jure de ne prendre, ni au front ni à l'arrière, ni directement ni indirectement, une part quelconque aux hostilités ; et je m'engage à lutter, quels que soient les risques courus, contre la continuation de la tuerie et en faveur d'une paix immédiate. » Messieurs, Si, de votre congrès sortait la double décision dont je viens de parler : lutte contre l'Autorité (l'Etat, le Capital), source de toutes les guerres ; et serment unanime et sacré de se refuser catégoriquement à prendre une part quelconque aux hostilités ; Ah ! Messieurs, quel retentissement auraient, aux quatre points cardinaux, vos assises de Bierville ! Et, d'ores et déjà, quel coup mortel vous porteriez à la guerre infâme et quel pas immense vous feriez faire à la cause de la Paix !

Paix

file:///Users/administrateur/Desktop/www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/p/paix.html[22/07/11 14:12:45]

Sébastien FAURE. De cette sorte de manifeste, écrit il y a plus de cinq ans, je n'ai pas une ligne à retrancher ; je n'ai pas davantage une ligne à ajouter. Je conserve la certitude que le seul moyen de tuer la guerre, c’est d’en chercher et découvrir la cause et de combattre cette cause jusqu’à sa suppression. C’est, au surplus, l’évidence même. Seulement, il est à craindre que cette suppression ne demande encore beaucoup de temps et il s’agit d’aviser sans aucun retard au moyen de faire échec à la guerre et de la rendre impossible, non pas dans 20, 30 ou 50 ans, mais dans le plus bref délai. Car, si jamais la Paix ne fut plus indispensable à l’humanité qu’elle ne l’est actuellement, jamais les causes de conflit armé ne furent aussi nombreuses et aussi graves que dans le temps présent. Il faut donc aller au plus pressé et recourir d’urgence au moyen de faire reculer la guerre qui, d’un jour à l’autre, peut fondre sur nous. Ce moyen existe-t-il ? – Oui. – Quel est-il ? – Le désarmement. Est-il possible de le mettre en application dans un laps de temps relativement court ? – Je le pense. Le désarmement. – Le désarmement est, d’ores et déjà, dans l’esprit de tous les amis sincères de la Paix. Toute personne ayant, sérieusement et sans a priori, étudié la question que j’examine ici, a été amenée à considérer le Désarmement comme la condition sine qua non de la Paix, comme la préface nécessaire, l’introduction indispensable à l’édification d’un régime de Paix durable. Une humanité qui reste l’arme au pied, qui fabrique sans interruption ni mesure, des moyens de destruction qu’elle s’ingénie à multiplier et à rendre plus meurtriers, qui engloutit, de propos délibéré, dans cette industrie de mort et de dévastation des ressources énormes, une humanité qui arrache au travail et à la vie libre des millions de jeunes gens qu’elle oblige à l’apprentissage du métier militaire, n’est pas et ne peut pas être une humanité qui s’achemine vers la Paix. Tant qu’il y aura une caserne, tant que dans cette caserne, il y aura un soldat, tant que, entre les mains de ce soldat – professionnel de la guerre – il y aura une arme de guerre quelconque, cela signifiera que l’humanité n’aura pas encore renoncé au règlement, pas la voie des armes, des conflits qui l’agitent ; cela signifiera, tout au contraire, qu’elle se dispose, comme par le passé, à confier au sort des armes le règlement des dits conflits et la menace horrible de la guerre continuera à assombrir l'horizon. Il ne sera sensé de penser que les hommes sont résolus à faire de la Paix Espérance une féconde Réalité, que lorsqu'ils auront brisé les instruments de massacre que nécessite la Guerre. Je répète que l’immense majorité des pacifistes est acquise à cette idée du désarmement, prélude indispensable de la Paix. Tous les partis politiques de gauche, même ceux dont le pacifisme est le moins catégorique, se rallient à la thèse du désarmement. Tous conviennent que M. Herriot a raison d'affirmer que « le surarmement ne peut aboutir qu'à la guerre » et M. Paul Boncour de déclarer que « la course aux armements c'est la guerre ». Traduite en langage clair et simple, cette double déclaration veut dire que « plus on arme, plus on marche vers la guerre et s'éloigne de la paix » et que « moins on arme, plus on se rapproche de la paix et s'éloigne de la guerre » ; et il est logique d'en conclure que lorsqu'on cessera la politique d'armement, on entrera de plein pied dans la politique de la paix, pas avant. C'est un avantage immense que cet accord total sur le problème de l'armement et du désarmement ; car, pour le triomphe de la Paix, il est d'un prix inestimable que, sur ce point de capitale importance, tous les pacifistes se mettent d'accord. Et, pourtant, cet accord n'est pas suffisant ; il est nécessaire que l'entente s'établisse en outre sur les conditions mêmes de réalisation du désarmement. Et c'est ici que l'accord cesse et fait place à de graves divergences. Deux thèses s'affrontent : l'une consiste à établir tout d'abord un régime de paix armée qui garantisse à chaque nation sa propre sécurité ; ce point acquis, on instaurerait un tribunal d'arbitrage qui, en cas de conflit, rendrait une sentence devant laquelle seraient tenus de s'incliner les parties en cause ; ce double régime de sécurité et d'arbitrage devant, au dire de ses partisans, avoir pour résultat de réduire au minimum les différends et de régler pacifiquement ceux qui se produiraient, l'éventualité de la guerre deviendrait peu à peu de plus en plus rare et le désarmement s'opérerait pour ainsi dire automatiquement, les armées et les armements devenant à la longue sans utilité. L'autre thèse consiste à atteindre le même but : le désarmement, mais en faisant précéder la sécurité de l'arbitrage et, par conséquent, découler celle-là de celui-ci. Sécurité, arbitrage, désarmement, tel est l'ordre chronologique déterminé par la première thèse. Arbitrage, sécurité désarmement, tel est l’ordre propose par la seconde. Mais on remarquera que, quel que soit l'ordre adopté, c'est au Désarmement que conduisent en fin de compte les deux formules. Sur ce point, pas de divergence ; ce qui démontre, sans qu’il y ait place pour le moindre doute, que le désarmement est considéré par les uns et par les autres comme la condition indispensable de la Paix. Les Hommes d'Etat, les diplomates et les techniciens selon les Gouvernements dont ils font partie donnent leur adhésion à l'une ou à l'autre de ces deux thèses. On peut en inférer qu'ils ne sont pas pressés d'aboutir. Car, soit qu'ils sachent d'avance que longues, très longues seront les négociations concernant la sécurité et l'arbitrage avant qu’elles aboutissent, soit qu'ils usent perfidement de tous les moyens dilatoires par lesquels il leur est aise de traîner en longueur ces préliminaires et pourparlers, ils n'ignorent pas que des années et des années s'écouleront avant l'adoption et la mise en service du mécanisme délicat et compliqué qu'exigent la sécurité et l'arbitrage. Il est infiniment plus simple de se demander s'il ne serait pas plus pratique et plus rationnel d'attendre du Désarmement la sécurité et l’arbitrage que d'attendre de l'arbitrage et de la sécurité le désarmement. C'est l'idée qui s'est présentée à l'esprit de ceux qui, impatients d'aboutir et comprenant la nécessité d'agir vite, voient avec terreur les années se succéder sans que, par la voie de la sécurité et de l'arbitrage, progresse effectivement la volonté de désarmement. A la réflexion, étude faite des ententes mondiales que comportent la sécurité et l'arbitrage, cette idée a tendance à prévaloir dans l'esprit public. Adoptée depuis quelque temps déjà par quelques-uns de ceux qui estiment qu'il importe avant tout d'éviter les horreurs d'une prochaine guerre, cette opinion gagne de jour en jour du terrain et je pense qu'elle est appelée à faire des progrès très sensibles. La rapidité avec laquelle elle se propage porte en elle les plus précieux encouragements et le gage de son prochain succès. Beaucoup de pacifistes, des plus ardents et des plus actifs, envisagent aujourd'hui le désarmement, non plus comme une chose vague et lointaine dont il faudra parler longtemps, bien longtemps avant d'en saluer la réalisation, mais comme un événement qui peut, qui doit se produire sans trop tarder, à la condition qu'une propagande sérieuse et continue soit faite en sa faveur. « Désarmement, d'abord. Sécurité et arbitrage par le Désarmement », sont des mots d'ordre que font leurs, dès à présent, nombre de ligues pacifistes, de groupements ouvriers et d'organisations d'avant-garde. Dans ces milieux, on commence à comprendre que la sécurité et l'arbitrage ne peuvent être obtenus que par le désarmement. On se rend enfin compte que chercher à s'orienter vers le désarmement par la sécurité et l'arbitrage, ce n'est pas seulement prendre le chemin le plus long, mais encore faire fausse route. Les dirigeants et toute la caste que les industries de guerre enrichissent se raccrochent obstinément à la thèse de la sécurité et des garanties sur lesquelles ils la font reposer. Ils prétendent, et on comprend pourquoi, que la sécurité résulte de l'étalage de la force et de la crainte qu'un peuple puissamment armé inspire aux autres peuples ; ils disent que, quels que soient les pactes et accords destinés à maintenir la Paix internationale, la sécurité de chaque pays nécessite une force militaire de nature à décourager tout agresseur. On aperçoit tout de suite les conséquences d'une telle conception du problème de la sécurité. Au nom de la sécurité, qu'elle dit lui être indispensable, chaque Puissance sera conduite à s'armer de plus en plus. Il suffira qu'une nation augmente, transforme ou perfectionne son outillage de guerre, pour que les autres nations s'autorisent et même se proclament astreintes, malgré elles, à augmenter, transformer ou perfectionner le leur. Et ce sera, plus que jamais, la course aux armements, c'est-àdire la guerre certaine sous le prétexte de l'éviter. C'est cette préoccupation stupide de la sécurité qui dominera, j'en ai la certitude, l'assemblée qui va se réunir à Genève, en février 1932, sous le beau nom beau, mais mensonger - de Conférence du désarmement. Je n'entends pas soutenir qu'on n'y parlera pas du désarmement ; on en parlera copieusement et le mot de désarmement est celui qui sera prononcé le plus fréquemment. Il y sera répété avec d' autant plus d'insistance qu'on s'éloignera davantage du fait qu’il exprime. J'ai la certitude que l'orateur, quel qu’il soit, qui, au nom de son pays, saisirait sérieusement les délégués réunis à cette conférence, d'une proposition ferme de désarmement véritable et immédiat, serait accueilli par des huées ou des protestations indignées. De deux choses l'une : ou bien on ne prendrait pas au sérieux cette proposition et on refuserait de la discuter ; ou bien la prenant au sérieux, on se hâterait de lui faire un enterrement de première classe, sous un amoncellement de fleurs et couronnes. Cela n'est pas douteux. La seule chose dont s'occupera cette conférence, dite improprement du désarmement, c'est de la limitation des armements. Il me paraît probable que les grandes Puissances, celles qui possèdent les armements les plus considérables et les plus modernes, après avoir affirmé que cet outillage de guerre (effectifs militaires, munitions, machines à tuer, gaz, etc.) est absolument indispensable à leur propre sécurité, se refuseront à en retrancher quoi que ce soit et que les Puissances en retard sur l'équipement militaire des précédentes formuleront et défendront avec acharnement des motions leur accordant la faculté de la mise au point qu'elles déclareront, elles aussi, absolument nécessaires à leur propre sécurité. Sans compter que tous les gouvernements, les forts comme les faibles, ne consentant pas à renoncer aux budgets votés et aux dépenses engagées en vue d'une guerre prochaine, obtiendront l'autorisation de continuer jusqu'à l'épuisement complet des budgets votés la réalisation totale des travaux prévus ou en cours d'exécution. Résultat : il faudra nous estimer très heureux si, en application des décisions prises - peut-être n'auront-elles que la valeur de simples indications - les armements restent ce qu'ils sont et ne s’en trouvent pas accrus au total. Ces brèves explications touchant le problème de la sécurité démontrent clairement que le souci de ce que les Etats appellent la sécurité de leur pays, bien loin de nous rapprocher graduellement de la Paix, nous en éloigne indéfiniment. Quant à l'arbitrage et aux conditions dans lesquelles il est question d’en assurer pratiquement le fonctionnement et l'autorité effective, il est raisonnable de penser qu'il sera incontestablement faussé par la disproportion née de la différence d'armement entre Puissances illégales et que l'arbitrage ne remplira sa mission que dans deux cas : le premier, lorsque les Nations en conflit ne seront, ni l'une ni l'autre, décidées à faire la guerre et seront, par conséquent, disposées, l'une et l'autre, à régler à l'amiable leur litige ; le second, lorsque le différend mettant aux prises deux pays : l'un fortement et l'autre faiblement armé, l'écrasement de celui-ci par celui-là sera chose tellement certaine, que le plus faible se verra dans la nécessité de subir la sentence rendue, celle-ci fût-elle en opposition manifeste avec son droit et ses intérêts et que le plus fort se refusera à tout arbitrage, quelle que soit la netteté des engagements précis qu'il aura contractés antérieurement et en temps de paix. Ecoutez l'opinion que suggère au chef reconnu du Parti socialiste (S.F.I.O.) de France, le conflit actuel entre la Chine et le Japon : « Pourquoi le Japon se dérobe-t-il à l'intervention de la Société des Nations, à la décision éventuelle des arbitres ? Parce qu il est armé, parce qu'il se sent le plus fort, parce que la force crée la tentation d'user de la force. Nous sommes donc fondés à affirmer que le Désarmement est la vraie garantie, la vraie caution, la vraie sanction des procédures arbitrales. Le cas japonais illustre avec éclat notre formule : sécurité par l'arbitrage et le désarmement. » (Léon Blum, journal Le Populaire, du 16 novembre 1931.) Je me rallie à cette formule après y avoir glissé cette légère, mais nécessaire modification : sécurité et arbitrage par le Désarmement. Cette modeste retouche donne à ma pensée la précision. que je désire : avant tout, désarmement ; ensuite sécurité reposant sur le désarmement ; enfin arbitrage, quand le désarmement et la sécurité seront, comme le dit Blum, la vraie garantie, la vraie caution, la vraie sanction. Nous voilà donc parvenus à la certitude que, en attendant la transformation sociale qui frappera de mort la cause permanente, essentielle, fondamentale de la guerre : le principe d'Autorité d'où procèdent toutes les institutions sociales actuelles, nous ne disposons que d'un seul moyen d'empêcher la guerre qui vient et que ce moyen unique, c’est le Désarmement. Seulement, il y a désarmement et désarmement et, ici encore, nous nous trouvons en présence de deux courants très distincts, voire opposés. Il nous reste à les examiner successivement, afin de décider lequel est à écarter et lequel est à adopter. Le désarmement général, simultané, contrôlé. - Il faut entendre par le désarmement général, le désarmement qui serait accompli par l'universalité des Nations, sans que, parmi celles qui comptent du point de vue de l’équipement et de la préparation militaire, il en soit excepté une seule. Il faut bien se mettre dans la tête que pour que le désarmement soit général, il n’est pas suffisant qu’il soit le fait de la majorité des peuples, mais qu'il soit celui de la totalité des pays qui pratiquent, actuellement, le régime de la Paix armée. Le désarmement simultané, c'est celui qui se ferait le même jour, au même moment et dans les mêmes conditions, sur un mot d'ordre convenu et en application d’un accord intervenu entre les représentants officiellement accrédités de tous les gouvernements. Enfin, pour qu'il soit considéré comme sincère, loyal, effectif, il faut que ce désarmement général et simultané soit, au moment où il s'opère et par la suite, soumis constamment et pour une période d'assez longue durée à la surveillance d'un Comité de Contrôle, dont les membres dûment mandatés, auront pour fonction de s’associer à des intervalles rapprochés, mais sans date fixe et connue d'avance, que les conditions du désarmement sont strictement respectées et, le cas échéant, d'en signaler les violations. A la lueur de ces précisions, apparaissent immédiatement les multiples et graves difficultés, lenteurs et résistances faisant obstacle à la réalisation d'un accord unanime dont les stipulations les plus minutieuses devront être arrêtées et consenties par tous les Etats. Il convient d'ajouter que, rien que pour entamer utilement et avec de réelles chances de succès les négociations indispensables à la conclusion d'un tel accord, il sied de supposer que l'atmosphère de défiance que les Gouvernements capitalistes et autoritaires ont intérêt à entretenir dans le but de diviser les peuples, afin de mieux régner, aura été, au préalable, dissipée et remplacée par une atmosphère de rapprochement et de confiance. Je ne pense pas qu'il soit utile que j'entre dans le détail et j'aime à croire que ceux qui se disent des pacifistes et sèment de tels obstacles sur la route du désarmement sont de faux amis de la Paix. On reconnaîtra que, s'ils étaient des adversaires avérés du désarmement et, par conséquent, de la Paix, ils ne prendraient pas une autre attitude, ils n'exigeraient pas l'adoption préalable de conditions plus difficiles à réunir. Pour s'en convaincre, il n'est que d'observer la conduite des Gouvernements et des castes qui font à l'idée de Paix l'accueil le moins empressé. Ces castes et ces gouvernements se gardent bien de se déclarer franchement hostiles au courant qui emporte les hommes d'aujourd'hui, loin des champs de carnage. Sur le plateau, ils se résignent à vilipender la guerre et à exalter la Paix ; mais, sournoisement, tortueusement, dans les coulisses, ils s'ingénient à gagner du temps en prolongeant le plus longtemps possible le statu quo dans l'espoir inavoué que le désarmement, que les pacifistes intégraux assignent comme but à leurs efforts immédiats, se fera attendre si longtemps encore, que la guerre s'abattra sur le monde avant que les partisans déterminés et sincères de la Paix aient pu réaliser leur volonté de désarmement. Je mets ceux qui lisent ces lignes au défi de découvrir un gouvernant, un seul, un diplomate, un seul, un militaire, un seul qui ait l'impudence de confesser qu'il désire, qu'il appelle, qu'il veut la guerre. « Nous voulons la Paix ; nous sommes résolus à tout faire - tout dans la limite de la dignité et des intérêts sacrés du pays auquel nous appartenons - pour éviter la guerre. Nous envisageons sympathiquement l'idée du désarmement ; mais nous nous opposerons avec la dernière énergie à la mise en pratique de cette idée, aussi longtemps que la Sécurité de notre pays restera incertaine et que les sentences arbitrales ne disposeront pas des sanctions ayant la force d'en imposer le respect ! » Tel est le langage dont ces Messieurs ne se départissent en aucune circonstance. Et à l'appui de ces déclarations qui puent à plein nez l'hypocrisie, ces tartufes continuent à garder des millions d'hommes sous les drapeaux et à jeter des milliards dans le gouffre des armements. Cette ignoble bouffonnerie ne peut être que le prologue de l'immonde tragédie que nous préparent, avec la complicité des Gouvernements à la merci de la Phynance, les aigrefins de la haute Banque et les flibustiers de la grande Industrie. Notre génération vit une heure exceptionnellement grave : les excitations chauvines, les fanfaronnades patriotardes, les traités à réviser, la surpopulation, la course aux armements, les impérialismes déchaînés, les rivalités et convoitises qu'exaspère le besoin de conquérir le marché mondial, peuvent, d'un jour à l'autre, allumer l'incendie. La crise de chômage, crise d'une intensité exceptionnelle et d'une étendue sans précédent peut pousser les Maîtres de l'heure qui ont entre les mains les destinées humaines, vers une guerre de laquelle ils attendraient et la liquidation des stocks incalculables que le système de la rationalisation a accumulés aux quatre coins du globe et la liquidation du matériel humain qui surabonde (il est plus facile, plus expéditif et moins dispendieux, de faire tuer vingt travail, que de les nourrir). Folie, dira-t-on ? Sans doute ; mais cette démence criminelle ne l'emporte pas sur celle dont l'odieux, le révoltant spectacle est sous nos yeux et qui consiste à précipiter dans la mer, à détruire par le feu, à jeter dans les égouts et à laisser systématiquement pourrir des produits périssables dont on préfère priver les populations affamées plutôt que de diminuer ses profits. Pense on que les bénéficiaires d'un régime social qui fatalise de telles monstruosités reculeraient devant cette autre monstruosité : la Guerre, si, pris d'affolement, saisis de panique, effrayés eux-mêmes par le cercle de feu dans lequel leur cupidité, leur imprévoyance et leur imbécillité les ont enfermés, ils n'entrevoyaient, à tort ou à raison, que ce moyen d'en sortir ? Je ne dis pas : « la guerre est à nos portes » ; mais, avec tous ceux qui ont les yeux ouverts sur les événements, en suivent le cours impétueux et gardent la maîtrise d'eux général, je donne l'alarme, je sonne le tocsin. Je dis et je redis que le temps presse, qu'il ne faut plus attendre davantage, que demain il sera peut-être trop tard, qu'il est d'extrême urgence d'agir et d'agir vigoureusement. Je m'adresse à tous les pacifistes et je leur dis : « Voulez répondent : « Oui! » S'ils me demandent : « Le pouvons-nous ? » Je leur réponds :  « Oui ! » De quelle façon ? Par quels moyens ? En un mot, que faire ? C'est ce qu'il me reste à exposer. * * * Avant d'aller plus loin, jetons un coup d'œil sur la route que nous venons de parcourir : le voyage se pour suivra et s'achèvera avec moins de fatigue. Par des statistiques empruntées aux meilleures sources, j'ai rappelé les épouvantables conséquences de toute nature dues à l'état de guerre dans lequel les hommes ont vécu depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. J'ai attiré l'attention sur celles infiniment plus désastreuses qu'entraînerait la guerre de demain. Et, par cette succession de tableaux et de chif dégoût et la haine de ce crime des crimes : la Guerre et avoir provoqué le désir fervent, l'amour passionné de la Paix. Cela fait, j’ai démontré que la tâche qui réclame le plus impérieusement l'effort immédiat et vigoureux des pacifistes de l'heure actuelle consiste à empêcher la Guerre qui, sous la pression des circonstances que peuvent cyniquement exploiter les Puissances d'argent, peut s'abattre prochainement sur les Peuples. J'ai établi que l'unique moyen de barrer la route au fléau qui menace, c'est, par le Désarmement, la cessation aussi prompte que possible du régime de Paix armée, qui entretient entre les Peuples une atmosphère de méfiance et d'hostilité, en même temps qu'il met à la disposition des Gouvernements un appareil de force dont ils sont tentés de se servir. J'ai prouvé que le Désarmement général, simultané et contrôlé dont on parle dans les sphères officielles et dans les milieux parlementaires, exigerait un temps si long que le péril de guerre imminente qu'il faut à tout prix conjurer se transformerait presque immanquablement en réalité. Pour compléter cette étude, je n'ai plus qu'à exposer et justifier le moyen que je propose aux pacifistes de ce temps qui sont décidés à tout faire pour empêcher les fauteurs de guerre de mettre à exécution leurs sinistres desseins. Le désarmement unilatéral et sans condition de réciprocité. - Le moyen d'empêcher les Gouvernements acculés à une impasse de tenter d'en sortir par la Guerre, c'est le Désarmement unilatéral, sans condition de réciprocité ; il n'y en a pas d'autre. Chaque Etat se déclare, en principe, prêt à désarmer... mais à la condition que tous les autres Etats en fassent autant et au même moment. La belle affaire ! Je ne sache pas qu'il y en ait un seul qui oserait dire aux autres : « Désarmez si bon vous semble ; mais ne comptez pas que je suivrai votre exemple. Quoi que vous décidiez et fassiez, moi, je reste armé ! » Au surplus, il serait impossible à un Gouvernement - quel qu’il soit et quel qu'en soit le chef : président, roi, empereur ou dictateur, de tenir un tel langage et de conformer sa conduite à une telle déclaration : ce Gouvernement ameuterait contre lui tout son peuple et susciterait la coalition, contre lui, de tous les autres. Toutefois, si tous les Etats sans exception, affirment à la face du Monde et solennellement qu'ils sont prêts à désarmer, aucun ne manifeste l'intention de joindre l'acte à la parole. Aucun ne prend sur lui de donner l'exemple ; en sorte que, dans ces conditions, un laps de temps fort long peut s'écouler avant que cette volonté de désarmement s'affirme autrement qu'en discours ; les Nations peuvent ainsi s'attendre les unes les autres pendant des dizaines d'années ; et pourtant le temps presse. L'idée s'impose, on le voit, que, en cette matière comme en toute autre, il est absolument nécessaire qu’une nation commence, qu'elle prenne l'initiative de désarmer, sans exiger des autres qu’elles fassent de même, sans attendre que les autres soient décidées et prêtes à le faire, fût-elle, cette nation, toute seule à désarmer, à assumer les responsabilités et à courir les risques que peut comporter une mesure aussi grave. Je pense que le plus élémentaire bon sens se range à cet avis et que ceux qui, sincèrement, loyalement et virilement, travaillent à prévenir le retour de l'épouvantable catastrophe estimeront avec moi que le désarmement que je propose est une nécessité. J'insiste : s'il est acquis, en premier lieu, que le désarmement est absolument indispensable à l'établissement de la Paix - et je crois avoir surabondamment démontré cette nécessité que, au surplus, tous ceux qui ont étudié la question admettent ; - s'il est acquis, en second lieu, que le désarmement général, simultané et contrôlé ne peut se produire que dans un avenir indéterminé et, à coup sûr, encore fort éloigné - et je pense que cette affirmation ne soulève aucune contestation - la preuve est faite que, pour opposer à la guerre qui vient une digue infranchissable, il n'y a pas d'autre moyen que le désarmement hic et nunc dont une nation donnerait aux autres l'admirable exemple. Est-il besoin d'ajouter que, plus puissante sera la nation entrant résolument et volontairement dans la voie d'un désarmement immédiat, effectif et total, plus considérables seront le retentissement et la portée de cet événement et, conséquemment, la force d'attraction que cet exemple exercera sur les autres peuples ? Le désarmement qu'effectuerait une petite nation (petite par l'étendue de son territoire, par le nombre de ses composants et par la faiblesse relative de son appareil de guerre) aurait incontestablement la même valeur morale que celle du désarmement accompli par une nation plus puissante. Peut-être même pourrait-on soutenir que ce geste emprunterait à cet ensemble de circonstances une beauté particulière, une grandeur exceptionnelle. Mais il est évident qu'il ne retentirait pas dans le monde à l'égal du coup de tonnerre que serait le même geste accompli par une Puissance de premier ordre. Pour avoir toute la signification, pour produire tous les effets qu'on en peut espérer, il faut donc que ce désarmement initial soit le fait d'une grande et forte Puissance. Alors seulement, le phare ainsi allumé projettera sur les régions ténébreuses où s'agitent les brigands qui complotent coutre la paix du Monde et préparent cyniquement les atrocités désastreuses de la guerre de demain, une clarté si éblouissante et dont le rayonnement s'étendra si loin, que l'événement deviendra, d'un seul coup, le plus considérable de l'Histoire humaine. J'imagine une nation en possession de son plein développement, auréolée d'un prestige indiscuté, disposant, sur terre, sur mer et dans les airs, d'une organisation militaire formidable. Je suppose que, cédant à la poussée devenue irrésistible de son peuple, le Gouvernement de cette nation prenne enfin conscience de la folie criminelle des armements et que, de gré ou de force, il se décide à désarmer. J'imagine que, avant d'en arriver là, il a fait tout ce qu'il était en son pouvoir de faire pour entraîner les autres Gouvernement dans la voie du désarmement. Mais il a constaté que ceux-ci s'attardent, hésitent et résistent. Et voici toujours - que, sans attendre une résolution de désarmement général qui ne vient pas, il rend sur lui de désarmer, seul et avant tous les autres. Il ne s'agit pas d'un désarmement camouflé, truqué ou partiel, mais d'un désarmement effectif, loyal et complet. Il brise les cadres de ses armées ; il licencie la totalité de ses soldats ; il dépeuple ses casernes, ses bastions et ses forts ; il vide ses manufactures d'armes, ses arsenaux maritimes et ses champs d'aviation militaire ; il vide aussi ses parcs d'artillerie, ses dépôts de munitions et ses poudrières ; il liquide tous ses stocks, approvisionnements et réserves de guerre ; il cesse toute production destinée à la guerre et transforme matières premières, machines et installations de toutes sortes en outillage et produits d'utilité sociale ; il reporte sur les œuvres d'hygiène et de vie, de culture intellectuelle et de solidarité les milliards qu’engloutissaient, hier encore, l'entretien des armées, l'équipement et les préparatifs de guerre ; il rompt tous les marchés et contrats passés avec les industriels de la mort ; il annule toutes les commandes faites à ces industriels ; bref, il ne se borne pas à déclarer qu'il désarme ; il fait de cette déclaration une réalité dont il administre la preuve jusqu'à l'évidence. Puis, par tous les moyens que le dernier mot de la Science met à sa disposition, il lance dans le monde entier une proclamation ayant pour but de faire connaître à tous les peuples la décision qu'il a prise et le désarmement qu'il a effectué. On peut aisément prévoie l'incroyable émotion qui s'emparerait des autres peuples à l'annonce d'un tel désarmement et à la lecture d'une telle déclaration. Mais n'anticipons pas. Je reviens à ma démonstration, au point précis où je l'ai laissée : donc il faut qu'une grande Puissance désarme la première. Je serre de plus en plus mon argumentation et je pose cette question : « Quelle peut et quelle doit être cette Puissance ? » Ma réponse est nette ; je n'hésite pas : le choix à faire se limite à la France et à l'Allemagne et j'appuie cette indication sur l'opinion que professent unanimement ceux que tourmente le problème de la Guerre et de la Paix et qui ont sérieusement étudié ce problème. Tous reconnaissent que la paix européenne et, par extension, celle du monde est subordonnée au rapprochement franco-allemand. Ils estiment judicieusement que tant que s'élèvera entre l'Allemagne et la France la barrière de méfiance, d'hostilité, de rivalité et de revanche qui les sépare, la Paix sera en péril. Ils pensent, au contraire, que lorsque ces deux nations concluront sur la base de leurs intérêts réciproques (et ceux-ci existent) l'entente désirable, l'Europe et, par extension, le monde entier aura fait un pas décisif vers la Paix. Je partage cette opinion. Il n'est pas question d'un traité d'alliance franco-allemand (nous savons, par expérience, que ces sortes de traités qui lient deux ou plusieurs Etats sont des machines de guerre dirigées contre les autres Etats) ; il s'agit d'un accord qui amènera le rapprochement du peuple allemand et du peuple français et consacrera le caractère de sympathie mutuelle et de confiance réciproque des relations de toute nature qui peuvent et doivent exister entre les Français et les Allemands. Je ne pousse pas l'optimisme jusqu’à affirmer que le jour où ces relations existeront, la Paix sera assurée ; mais je crois et je dis que, ce jour-là, s'ouvrira une ère d'apaisement qui favorisera tous les autres rapprochements, toutes les autres réconciliations désirables et possibles ! je crois et je dis que, dans leur ensemble, ces multiples rapprochements dissiperont rapidement l'atmosphère de bataille qui, présentement, enveloppe l'humanité, qu'ils achemineront promptement les peuples, dressés aujourd’hui à se méfier les uns des autres, à se mésestimer et à se haïr, vers des rapports d'estime et de sympathie agissantes, prélude de la réconciliation et précurseurs de la Paix. Puisque l'établissement de la Paix est subordonné au rapprochement francoallemand, c'est de la France ou de l'Allemagne que doit partir le signal du désarmement ; c'est à l'une de ces Puissances de première grandeur que doit échoir l'honneur d'ouvrir la marche vers la Paix par le Désarmement. De ces deux nations, quelle est celle qui doit précéder l'autre dans la voie du désarmement ? Je réponds hardiment et sans la moindre hésitation : la France. Mes raisons sont nombreuses ; voici les principales : a) Tout d'abord, il faut tenir compte que de la guerre de 1914-1918 qui a mis l'Europe à feu et à sang, la France est sortie victorieuse et l'Allemagne vaincue. Vainement fera-t-on observer que, durant plus de quatre années, l'armée allemande, presque seule, a tenu tête, et victorieusement, et sur un front d'une immense étendue, à la coalition des armées de France, d'Angleterre, d'Italie, de Belgique, des Etats-Unis d'Amérique, etc. et que, sans cette coalition écrasante en combattants, en matériel de guerre, en ravitaillements de toute nature et en ressources de toutes sortes, la France eût été dans la cruelle nécessité de se rendre. Le fabuliste a dit : En toutes choses il faut considérer la fin. Cette maxime s'applique aux choses de la Guerre : le résultat seul compte. Or, la fin de cette horrible guerre, c'est le traité de Versailles, et ce traité proclame la défaite de l'Allemagne et son écrasement. Quelles que soient les conditions dans lesquelles a été conclu le traité de Versailles, celui-ci atteste - c'est le fait brutal - la défaite de l'Allemagne. Cette défaite, c'est son abaissement dans le Monde et, par un jeu de bascule facile à concevoir, l'élévation correspondante de la France victorieuse. Aux yeux de tous les Peuples et devant l'Histoire (ou, plus exactement ce qu'on appelle l'Histoire) la défaite est une marque d'infériorité et une humiliation pour la nation vaincue et la victoire est un honneur, une gloire et une marque de supériorité pour la Puissance victorieuse. b) Les traités en vigueur ont limité à cent mille hommes les effectifs militaires de l'Allemagne ; ils ont réduit à un minimum proportionné à ces effectifs les armements de cette nation. L'Allemagne, dans ces conditions, apparaît désarmée déjà par rapport à la France et aux autres pays qui ont eu et ont encore toute licence de porter au maximum leur appareil de guerre. Etant donné cela, le désarmement officiel et total de l'Allemagne ressemblerait fort à la reconnaissance d'un état de choses existant déjà et pourrait être perfidement interprété soit comme une manifestation d'impuissance ou de découragement, soit comme une manœuvre tendant à amener les autres nations à désarmer également. Par contre, la France, avec ses six cent mille hommes sous les drapeaux, ses formidables armements et ses quatorze milliards de dépenses annuellement inscrits à son budget de guerre, en désarmant volontairement - car rien ne l'y obligerait - ne pourrait être accusée ni de faiblesse, ni de découragement, mais, tout au contraire, apporterait à tous les peuples la certitude et la preuve qu'elle renonce, à tout jamais, à l'emploi de la force, bien que, en ce qui concerne les moyens de défense et d'attaque que comporte le souci de sa propre sécurité, elle soit en mesure de rivaliser avec n'importe quel antre pays. c) Depuis plusieurs années, le Gouvernement de la France, par la voix autorisée de son ministre des Affaires étrangères et de ses agents diplomatiques, n'a cessé de proclamer officiellement son inébranlable attachement à la Paix. Elle se flatte officiellement d'avoir fait, en toutes occasions, les concessions et de s'être imposé tous les sacrifices par lesquels il lui était possible de prouver la volonté pacifiste qui l'anime. Désarmer avant les autres nations, ce serait établir de la façon la plus éclatante, entre ses déclarations et ses actes, l'harmonie qu'exige la plus élémentaire sincérité. d) A ces considérations d'ordre général vient s'ajouter celle-ci qui est d'ordre particulier : puisque le hasard a voulu que je sois Français de naissance, il est naturel que je travaille à répandre dans mon pays l'idée de désarmement volontaire et immédiat que je préconise et que je lui demande d'être le premier à effectuer le désarmement que j'estime être indispensable à l'instauration du régime de Paix dont je désire si profondément le prochain avènement. Il serait étrange que, vivant en France, propageant en France, par l'écrit et par la parole, l'idée que je développe au cours de cette étude sur la Paix, et le vaste problème qu'elle soulève, je m'adressasse à une autre nation que la France et que je misse tout autre Etat en demeure de désarmer, aux lieu et place de l'Etat français. Aux pacifistes d'Allemagne, d'Angleterre et de chaque pays, il appartient d'exercer chez eux l'apostolat que j'exerce chez moi. Quel que soit le pays dans lequel il vit et dont il parle la langue, tout véritable pacifiste a le devoir impérieux de préconiser le désarmement sans condition de réciprocité. Tous : Allemands ou Français, Anglais ou Italiens, Espagnols ou Yougoslaves, Polonais ou Russes, tous doivent, avec une égale activité, mener, dans leur propre pays, une campagne énergique en faveur du désarmement immédiat et pousser l'opinion publique à faire pression sur son Gouvernement respectif, afin d'imposer à celui-ci, dans le plus bref délai, sous la poussée d'un courant pacifiste devenu irrésistible, le désarmement nécessaire. Alors, quelle que soit la grande Puissance qui, la première, désarmera, elle aura l'approbation enthousiaste de tous les pacifistes des autres nations ; la tâche de ceux-ci se trouvera singulièrement facilitée ; il suffira d'un vigoureux et suprême effort pour que les autres Gouvernements soient sommés par leur peuple de suivre l'exemple et de désarmer à leur tour. Ainsi seront écartés en grande partie les dangers que le désarmement sans condition de réciprocité pourrait faire courir à la nation qui aura eu la hardiesse de désarmer avant les autres. La meilleure preuve - et en réalité la seule - qu'il soit possible de donner de la loyauté et de la ferveur avec lesquelles on défend une Idée, c'est incontestablement de conformer sa conduite aux exigences de cette Idée, quelles que puissent être les conséquences d'une telle conduite. L'anarchiste n'attend pas, pour pratiquer l'abstention qu'il soit convenu que tous les électeurs s'éloigneront des urnes électorales : il ne vote pas. L'anarchiste qui affirme et prouve la malfaisance des Chefs et des Maîtres n'attend pas, pour refuser toute fonction qui l'obligerait à se conduire en maître ou en chef, que personne ne consente à assumer une de ces fonctions ; il ne tente rien pour en être investi et, si elle lui est offerte, il la refuse. Il y a, de même, des hommes qui, pour ne pas prendre les armes et pour se soustraire à l'obligation militaire, n'attendent pas que ce refus devienne le fait général : ils entrent en révolte immédiate contre l'impôt du sang. Ces hommes, ce sont les objecteurs de conscience. (Voir Conscience et Objection de conscience.) Ils ne cèdent à aucune pression, à aucune menace ; ils ne se rendent à aucune sommation. Ayant compris l'horreur du métier dont la jeunesse fait l'apprentissage à la caserne ; ayant saisi la criminalité de toutes les guerres, quelles qu'en soient les origines et les fins ; leur conscience leur interdisant de consentir bénévolement à être assassins ou victimes, ils se refusent, en temps de paix comme en temps de guerre, à tuer ou à être immolés au nom de la Patrie et pour la Défense dite nationale. Ils pratiquent le désarmement avant la lettre et dans l'espoir que leur exemple sera de plus en plus suivi. Ils puisent dans leur noble conscience la certitude qu'un jour viendra où le désarmement universel résultera automatiquement du refus universel de prendre les armes ; où les combats cesseront faute de combattants ; où la Guerre mourra parce que personne ne consentira à la faire. Ce geste est d'une magnifique beauté, d'une exceptionnelle noblesse et d'une vaillance digne d'admiration. Il est, en outre, d'un enseignement précis et profond. Donc, accueillons avec une chaude amitié l'exemple que donnent à tous les objecteurs de conscience et glorifions-le. Mais, il faut bien le reconnaître : cet exemple, purement individuel, est parfois passé sous silence ; il n'a qu'une portée restreinte. L'objecteur de conscience est traîné en Conseil de Guerre. Il est condamné ; il entre en prison. Au bout de quelques mois, le silence et l'oubli se font. Son acte n'a pas été inutile ; car, dans l'effort : écrit, parole ou action, rien n'est complètement vain ; mais son sacrifice n'a eu et ne pouvait avoir qu'un retentissement faible et éphémère ; son exemple ne pouvait être suivi que d'un petit nombre d'imitateurs. Eh bien ! Le désarmement de tout un peuple, alors que les autres peuples restent armés jusqu'aux dents, c'est l'objection de conscience dépassant le cadre individuel et s'étendant jusqu'aux frontières d'une grande et puissante nation. Ce désarmement, c'est le témoignage de la conscience de toute une collectivité nationale se refusant à la Guerre, ne voulant plus recourir aux armes ni confier au sort des batailles sanglantes le triomphe de ses intérêts et l’affirmation de son Droit ; c'est l'engagement public, officiel, positif et solennellement observé de ne plus se battre, de placer l'amour de la grande famille, solide et permanente, que forme l'humanité, bien au-dessus de l'amour de cette petite famille (?) qui repose sur l'idée fragile et changeante de la Patrie. Tel est l'aspect philosophique, moral et social du Désarmement que je propose à la conscience des hommes et des femmes de France, comme en Allemagne, en Angleterre et partout, d'autres militants de la Paix le conseillent aux hommes et aux femmes d'Angleterre, d'Allemagne et des autres pays. * * * Halte ! Respirons un instant ; reprenons haleine, voyons où nous en sommes de la démonstration en cours et serrons de plus en plus notre argumentation : Il s'agit d'empêcher A TOUT PRIX la guerre qui, dans l'état actuel de trouble et d'effervescence, peut nous surprendre et qui entraînerait l'extermination de l'espèce et l'effondrement de la civilisation. Nous avons acquis la conviction que l'unique moyen de faire échec à cette abominable éventualité, c’est le désarmement. Mais il n'est pas douteux que le désarmement général, simultané et contrôlé exigera de longues années avant que soient réunies toutes les conditions indispensables à sa mise en application. Or, il faut aller vite, très vite et, par suite, il sied d'abandonner provisoirement la thèse de la sécurité et de l’arbitrage aboutissant à ce désarmement général et simultané. Je dis PROVISOIREMENT, car, bien loin d'équivaloir à l'abandon définitif du Désarmement universel qui reste la condition sine qua non de la Paix mondiale, le désarmement unilatéral que je préconise est appelé, par la vertu d'exemplarité, dont nul ne nie la force, et par la situation nouvelle qu'il déterminera, à brûler les étapes qui conduiront infailliblement au désarmement général et simultané. La Paix internationale et permanente continue à être le but à atteindre et le désarmement général demeure le moyen d'atteindre ce but ; mais, au lieu de chercher à atteindre ce but par le moyen beaucoup trop compliqué et qui exigerait un temps infiniment trop long : la sécurité, l'arbitrage et le désarmement général, simultané et contrôlé, je propose un moyen beaucoup moins compliqué et beaucoup plus rapide : le désarmement sans condition de réciprocité, dont une Puissance de premier ordre donnerait l'exemple et je pense - et je crois avoir justifié ce sentiment - que la France doit être cette Puissance.

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